Gens en place, voilà votre portrait: vous croyez nous en imposer en alléguant sans cesse une multitude d'affaires, pour prouver l'impossibilité de vous voir et de vous parler; ces détours, trop absurdes, trop usés, pour en imposer encore, ne sont bons qu'à vous faire mépriser; ils ne servent qu'à faire médire de la nation, qu'à dégrader son gouvernement. O France! tu t'éclaireras un jour, je l'espère: l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du despotisme et de la tyrannie, et foulant à tes pieds les scélérats qui servent l'un et l'autre, tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et par son génie, ne doit être gouverné que par lui-même4.
Dès le même soir, le Comte de Fierval me fit dire qu'il avait à me parler, j'y courus.—Vous pouvez, me dit-il, être parfaitement sûr que Léonore n'est point au serrail; elle n'est même point à Constantinople. Les horreurs qu'on a mis à Venise sur le compte de cette Cour n'existent plus: depuis des siècles on ne fait point ici le métier de corsaire; un peu plus de réflexion m'aurait fait vous le dire, si j'eusse été occupé d'autre chose, quand vous m'en avez parlé, que du plaisir de vous être utile. A supposer que Venise ne vous en a point imposé sur le fait, et que réellement Léonore ait été enlevée par des barques déguisées, ces barques appartiennent aux États Barbaresques, qui se permettent quelquefois ce genre de piraterie; ce n'est donc que là qu'il vous sera possible d'apprendre quelque chose. Voilà le portrait que vous m'avez confié; je ne vous retiens pas plus long-tems dans cette Capitale.—Si vos parens faisaient des recherches, si l'on m'envoyait quelques ordres, je serais obligé de changer la satisfaction réelle que je viens d'éprouver en vous servant, contre la douleur de vous faire peut-être arrêter.... Eloignez-vous.... Si vous poursuivez vos recherches, dirigez-les sur les cotes d'Afrique.... Si vous voulez mieux faire, retournez en France, il sera toujours plus avantageux pour vous de faire la paix avec vos parens, que de continuer à les aigrir par une plus longue absence.
Je remerciai sincèrement le Comte, et la fin de son discours m'ayant fait sentir qu'il serait plus prudent à moi de lui déguiser mes projets, que de lui en faire part … que peut-être même il désirait que j'agisse ainsi; je le quittai, le comblant des marques de ma reconnaissance, et l'assurant que j'allais réfléchir à l'un ou l'autre des plans que son honnêteté me conseillait.
Je n'avais ni payé, ni congédié ma felouque; je fis venir le patron, je lui demandai s'il était en état de me conduire à Tunis. «Assurément, me dit-il, à Alger, à Maroc, sur toute la côte d'Afrique, votre Excellence n'a qu'à parler». Trop heureux dans mon malheur de trouver un tel secours; j'embrassai ce marinier de toute mon âme.—O brave homme! lui dis-je avec transport … ou il faut que nous périssions ensemble, ou il faut que nous retrouvions Léonore.
Il ne fut pourtant pas possible de partir, ni le lendemain, ni le jour d'après: nous étions dans une saison où ces parages sont incertains; le tems était affreux: nous attendîmes. Je crus inutile de paraître davantage chez le Ministre de France.... Que lui dire? Peut-être même le servais-je en n'y reparaissant plus. Le ciel s'éclaircit enfin, et nous nous mîmes en mer; mais ce calme n'était que trompeur: la mer ressemble à la fortune, il ne faut jamais se défier autant d'elle, que quand elle nous rit le plus.
A peine eûmes-nous quitté l'Archipel, qu'un vent impétueux troublant la manoeuvre des rames, nous contraignit à faire de la voile; la légèreté du bâtiment le rendit bientôt le jouet de la tempête, et nous fûmes trop heureux de toucher Malte le lendemain sans accident. Nous entrâmes sous le fort Saint-Elme dans le bassin de la Valette, ville bâtie par le Commandeur de ce nom en 1566. Si j'avais pu penser à autre chose qu'à Léonore, j'aurais sans doute remarqué la beauté des fortifications de cette place, que l'art et la nature rendent absolument imprenables. Mais je ne m'occupai qu'à prendre vite une logement dans la ville, en attendant que nous en puissions repartir avec plus de promptitude encore, et cela devenant impossible pour le même soir, je me résolus à passer la nuit dans le cabaret où nous étions.
Il était environ neuf heures du soir, et j'allais essayer de trouver quelques instans de repos, lorsque j'entendis beaucoup de bruit dans la chambre à coté de la mienne. Les deux pièces n'étant séparées que par quelques planches mal jointes, il me fut aisé de tout voir et de tout entendre. J'écoute … j'observe … quel singulier spectacle s'offre à mes regards! trois hommes qui me paraissent Vénitiens, placèrent dans cette chambre une grande caisse couverte de toile cirée; dès que ce meuble est apporté, celui qui paraît être le chef, s'enferme seul, lève la toile qui couvre la caisse, et je vois une bière.—O malheureux! s'écrie cet homme, je suis perdu; elle est morte … elle n'a plus de mouvement.... Ce personnage est-il fou, me dis-je à moi-même.... Eh quoi! il s'étonne qu'il y ait un mort dans ce cercueil!… Mais pourquoi ce meuble funèbre, continue-je. Quelle apparence qu'il fût là, s'il ne contenait un mort! et mes réflexions font place à la plus grande surprise, quand je vois celui qui avait parlé, ouvrir la bière, et en retirer dans ses bras le corps d'une femme; comme elle était habillée, je reconnus bientôt qu'elle n'était qu'en syncope, et qu'elle avait sûrement été mise en vie dans ce cercueil. Ah! Je le savais bien, continua le personnage, je le savais bien qu'elle ne résisterait pas là-dedans à la tempête; quel besoin de la laisser dans cette position, dès que nos étions sûrs de n'être pas suivi.... O juste ciel!;… et pendant ce tems-là, il déposait cette femme sur un lit; il lui tâtait le poulx,.et s'apercevant sans doute qu'il avait encore du mouvement, il sauta de joie.—Jour heureux! s'écria-t-il, elle n'est qu'évanouie!… Fille charmante, je ne serai point privé des plaisirs que j'attends de toi; je te sommerai de ta parole, tu seras ma femme, et mes peines ne seront pas perdues.... Cet homme sortit en même-tems d'une petite caisse des flacons, des lancettes, et se préparait à donner toutes sortes de secours à cette infortunée, dont la situation où elle avait été placée m'avait toujours empêché de distinguer les traits.
J'en étais là de mon examen, très-curieux de découvrir la suite de cette aventure, lorsque le patron de ma felouque entra brusquement dans ma chambre.—Excellence, me dit-il, ne vous couchez pas, la lune se lève, le tems est beau, nous dînons demain à Tunis, si votre Excellence veut se dépêcher.
Trop occupé de mon amour, trop rempli du seul désir d'en retrouver l'objet, pour perdre à une aventure étrangère les momens destinés à Léonore, je laisse là ma belle évanouie, et vole au plutôt sur mon bâtiment: les rames gémissent; le tems fraîchit; la lune brille; les matelots chantent; et nous sommes bientôt loin de Malte.... Malheureux que j'étais! où ne nous entraîne pas la fatalité de notre étoile.... Ainsi que le chien infortuné de la fable, je laissais la proie pour courir après l'omble, j'allais m'exposer à mille nouveaux dangers pour découvrir celle que le hasard venait de mettre dans mes mains.
O grand Dieu! s'écria Madame de Blamont, quoi! Monsieur, la belle morte était votre Léonore?—Oui, Madame, je lui laisse le soin de vous apprendre elle-même ce qui l'avait conduite là.... Permettez que je continue; peut-être verrez-vous encore la fortune ennemie se jouer de moi avec les mêmes caprices; peut-être me verrez-vous encore, toujours faible, toujours occupé de ma profonde douleur, fuir la prospérité qui luit un instant, pour voler où m'entraîne malgré moi la sévérité de mon sort.
Nous commencions avec l'aurore à découvrir la terre; déjà le Cap Bon s'offrait à nos regards, quand un vent d'Est s'élevant avec fureur, nous permit à peine de friser la côte d'Afrique, et nous jeta avec une impétuosité sans égalé vers le détroit de Gibraltar; la légèreté de notre bâtiment le rendait avec tant de facilité la proie de la tempête, que nous ne fûmes pas quarante heures à nous trouver en travers du détroit. Peu accoutumés à de telles courses sur des barques si frêles, nos matelots se croyaient perdus; il n'était plus question de manoeuvres, nous ne pouvions que carguer à la hâte une mauvaise voile déjà toute déchirée, et nous abandonner à la volonté du Ciel, qui, s'embarrassant toujours assez peu du voeu des hommes, ne lés sacrifie pas moins, malgré leurs inutiles prières, à tout ce que lui inspire la bizarrerie de ses caprices. Nous passâmes ainsi le détroit, non sans risquer à chaque instant d'échouer contre l'une ou l'autre terre; semblables à ces débris que l'on voit, errants au hasard et tristes jouets des vagues, heurter chaque écueil tour-à-tour, si nous échappions au naufrage sur les côtes d'Afrique, ce n'était que pour le craindre encore plus sur les rives d'Espagne.
Le vent changea sitôt que nous eûmes débouqué le détroit; il nous rabattit sur la côte occidentale de Maroc, et cet empire étant un de ceux où j'aurais continué mes recherches, à supposer qu'elles se fussent trouvées infructueuses dans les autres États barbaresques, je résolus d'y prendre terre. Je n'avais pas besoin de le désirer, mon équipage était las de courir: le patron m'annonça dès que nous fûmes au port de Salé, qu'à moins que je ne voulusse revenir en Europe, il ne pouvait pas me servir plus long-tems; il m'objecta que sa felouque peu faite à quitter les ports d'Italie, n'était pas en état d'aller plus loin, et que j'eusse à le payer ou à me décider au retour.—Au retour, m'écriai-je, eh! ne sais-tu donc pas que je préférerais la mort à la douleur de reparaître dans ma patrie sans avoir retrouvé celle que j'aime. Ce raisonnement fait pour un coeur sensible, eut peu d'accès sur l'âme d'un matelot, et le cher patron, sans en être ému, me signifia qu'en ce cas il fallait prendre congé l'un de l'autre.—Que devenir! Était-ce en Barbarie où je devais espérer de trouver justice contre un marinier Vénitien? Tous ces gens-là, d'ailleurs, se tiennent d'un bout de l'Europe à l'autre: il fallut se soumettre, payer le patron, et s'en séparer.
Bien résolu de ne pas rendre ma course Inutile dans ce royaume, et d'y poursuivre au moins les recherches que j'avais projetées, je louai des mulets à Salé, et rendu à Mekinés, lieu de résidence de la Cour, je descendis chez le Consul de France: je lui exposai ma demande.—Je vous plains, me répondit cet homme, dès qu'il m'eût entendu, et vous plains d'autant plus, que votre femme, fût-elle au sérail, il serait impossible, au roi de France même, de la découvrir; cependant, il n'est pas vraisemblable que ce malheur ait eu lieu: il est extrêmement rare que les corsaires de Maroc aillent aujourd'hui dans l'Adriatique; il y a peut-être plus de trente ans qu'ils n'y ont pris terre: les marchands qui fournissent le haram ne vont acheter des femmes qu'en Georgie; s'ils font quelques vols, c'est dans L'Archipel, parce que l'Empereur est très-porté pour les femmes grecques, et qu'il paie au poids de l'or tout ce qu'on lui amène au-dessous de 12 ans de ces contrées. Mais il fait très-peu de cas des autres Européennes, et je pourrais, continuait-il, vous assurer d'après cela presqu'aussi sûrement que si j'avais visité le sérail, que votre divinité n'y est point. Quoi qu'il en soit, allez vous vous reposer, je vous promets de faire des recherches; j'écrirai dans les ports de l'Empire, et peut-être au moins découvrirons-nous si elle a côtoyé ces parages.
Trouvant cet avis raisonnable, je m'y Conformai, et fus essayer de prendre un peu de repos, s'il était possible que je pusse le trouver au milieu des agitations de mon coeur.
Le Consul fut huit jours sans me rien apprendre; il vint enfin me trouver au commencement du neuvième: votre femme, me dit-il, n'est sûrement pas venue dans ce pays; j'ai le signalement de toutes celles qui y ont débarqué depuis l'époque que vous m'avez cité, rien dans tout ce que j'ai ne ressemble à ce qui vous intéresse. Mais le lendemain de votre arrivée, un petit bâtiment anglais, battu de la tempête, a relâché dix heures à Safie; il a mis ensuite à la voile pour le Cap; il avait dans son bâtiment une jeune Française de l'âge que vous m'avez dépeint, brune, de beaux cheveux, et de superbes yeux noirs; elle paraissait être extrêmement affligée: on n'a pu me dire, ni avec qui elle était, ni quel paraissait être l'objet de son voyage; ce peu de circonstances est tout ce que j'ai su, je me hâte de vous en faire part, ne doutant point que cette Française, si conforme au portrait que vous m'avez fait voir, ne soit celle que vous cherchez.—Ah! Monsieur, m'écriai-je, vous me donnez à-la-fois et la vie et la mort; je ne respirerai plus que je n'aie atteint ce maudit bâtiment; je n'aurai pas un moment de repos que je ne sois instruit des raisons qui lui font emporter celle que j'adore au fond de l'univers. Je priai en même-tems cet homme honnête de me fournir quelques lettres de crédit et de recommandation pour le Cap. Il le fit, m'indiqua les moyens de trouver un léger bâtiment à bon prix au port de Salé, et nous nous séparâmes.
Je retournai donc à ce port célèbre de l'Empire de Maroc5, où je m'arrangeai assez promptement d'une barque hollandaise de 50 tonneaux: pour avoir l'air de faire quelque chose, j'achetai une petite cargaison d'huile, dont on m'a dit que j'aurais facilement le débit au Cap. J'avais avec moi vingt-cinq matelots, un assez bon pilote, et mon valet-de-chambre, tel était mon équipage.
Notre bâtiment n'étant pas, assez bon voilier pour garder la grande mer, nous courûmes les côtes sans nous en écarter de plus de quinze à vingt lieues, quelquefois même nous y abordions pour y faire de l'eau ou pour acheter des vivres aux Portugais de la Guinée. Tout alla le mieux du monde jusqu'au golfe, et nous avions fait près de la moitié du chemin, lorsqu'un terrible vent du Nord nous jeta tout-à-coup vers l'isle de Saint-Mathieu. Je n'avais encore jamais vu la mer dans un tel courroux: la brume était si épaisse, qu'il devenait impossible de nous distinguer de la proue à la poupe; tantôt enlevé jusqu'aux nues par la fureur des vagues, tantôt précipité dans l'abîme par leur chûte impétueuse, quelquefois entièrement inondés par les lames que nous embarquions malgré nous, effrayés du bouleversement intérieur et du mugissement épouvantable des eaux, du craquement des couples; fatigués du roulis violent qu'occasionnait souvent la violence des rafales, et l'agitation inexprimable des lots, nous voyions la mort nous assaillir de par-tout, nous l'attendions à tout instant.
C'est ici qu'un philosophe eût pu se plaire à étudier l'homme, à observer la rapidité avec laquelle les changemens de l'atmosphère le font passer d'une situation à l'autre. Une heure avant, nos matelots s'enivraient en jurant … maintenant, les mains élevées vers le ciel, ils ne songeaient plus qu'à se recommander à lui. Il est donc vrai que la crainte est le premier ressort de toutes les religions, et qu'elle est, comme dit Lucrèce, la mère des cultes. L'homme doué d'une meilleure constitution, moins de désordres dans la nature, et l'on n'eût jamais parlé des Dieux sur la terre.
Cependant le danger pressait; nos matelots redoutaient d'autant plus les rochers à fleur d'eau, qui environnent l'île Saint-Mathieu, qu'ils étaient absolument hors d'état de les éviter. Ils y travaillaient néanmoins avec ardeur, lorsqu'un dernier coup de vent, rendant leurs soins infructueux, fait toucher la barque avec tant de rudesse sur un de ces rochers, qu'elle se fend, s'abîme, et s'écroule en débris dans les flots.
Dans ce désordre épouvantable; dans ce tumulte affreux des cris des ondes bouillonnantes, des sifflements de l'air, de l'éclat bruyant de toutes les différentes parties de ce malheureux navire, sous la faulx de la mort enfin, élevée pour frapper ma tête, je saisis une planche, et m'y cramponnant, m'y confiant au gré des flots, je suis assez heureux, pour y trouver un abri, contre les dangers qui m'environnent. Nul de mes gens n'ayant été si fortuné que moi, je les vis tous périr sous mes yeux. Hélas! dans ma cruelle situation, menacé comme je l'étais, de tous les fléaux qui peuvent assaillir l'homme, le ciel m'est témoin que je ne lui adressai pas un seul voeu pour moi. Est-ce courage, est-ce défaut de confiance; je ne sais, mais je ne m'occupai que des malheureux qui périssaient, pour me servir; je ne pensai qu'à eux, qu'à ma chère Léonore, qu'à l'état dans lequel elle devait être, privée de son époux et des secours qu'elle en devait attendre.
J'avais heureusement sauvé toute ma fortune; les précautions prises de l'échanger en papier du Cap à Maroc, m'avait facilité les moyens de la mettre à couvert. Mes billets fermés avec soin dans un portefeuille de cuir, toujours attaché à ma ceinture, se retrouvaient ainsi tous avec moi, et nous ne pouvions périr qu'ensemble; mais quelle faible consolation, dans l'état où j'étais.
Voguant seul sur ma planche, en bute à la fureur des élémens, je vis un nouveau danger prêt à m'assaillir, danger affreux, sans doute, et auquel je n'avais nullement songé; je ne m'étais muni d'aucuns vivres, dans cette circonstance, où le désir de se conserver, aveugle toujours sur les vrais moyens d'y parvenir; mais il est un dieu pour les amans; je l'avais dit à Léonore, et je m'en convainquis. Les Grecs ont eu raison d'y croire; et quoique dans ce moment terrible, je ne songeai guères plus à invoquer celui-là, qu'un autre; ce fut pourtant à lui que je dus ma conservation: je dois le croire au moins, puisqu'il m'a fait sortir vainqueur de tant de périls, pour me rendre enfin à celle que j'adore.
Insensiblement le temps se calma; un vent frais fit glisser ma planche sur une mer tranquille, avec tant d'aisance et de facilité, que je revis la côte d'Afrique, le soir même; mais je descendais considérablement, quand je pris terre; le second jour, je me trouvai entre Benguele, et le royaume des Jagas, sur les côtes de ce dernier empire, aux environs du Cap-nègre; et ma planche, tout-à-fait jetée sur le rivage, aborda sur les terres mêmes de ces peuples indomptés et cruels, dont j'ignorais entièrement les moeurs. Excédé de fatigue et de besoin, mon premier empressement, dès que je fus à terre, fut de cueillir quelques racines et quelques fruits sauvages, dont je fis un excellent repas; mon second soin fut de prendre quelques heures de sommeil.
Après avoir accordé à la nature, ce qu'elle exigeait si impérieusement, j'observai le cours du soleil; il me sembla, d'après cet examen, qu'en dirigeant mes pas, d'abord en avant de moi, puis au midi, je devais arriver par terre au Cap, en traversant la Cafrerie et le pays des Hottentots. Je ne me trompais pas; mais quel danger m'offrait ce parti? Il était clair que je me trouvais dans un pays peuplé d'anthropophages; plus j'examinais ma position, moins j'en pouvais douter. N'était-ce pas multiplier mes dangers, que de m'enfoncer encore plus dans les terres. Les possessions portugaises et hollandaises, qui devaient border la côte, jusqu'au Cap, se retraçaient bien à mon esprit; mais cette côte hérissée de rochers, ne m'offrait aucun sentier qui parût m'en frayer la route, au lieu qu'une belle et vaste plaine se présentait devant moi, et semblait m'inviter à la suivre. Je m'en tins donc au projet que je viens de vous dire, bien décidé, quoi qu'il pût arriver, de suivre l'intérieur des terres, deux ou trois jours à l'occident, puis de rabattre tout-à-coup au midi. Je le répète, mon calcul était juste; mais que de périls, pour le vérifier!
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