Après avoir bien ri de cette aventure, nous partîmes, Léonore, la femme que j'avais amenée de Paris, un laquais et moi; il s'en fallut de bien peu que nous ne fissions naufrage dès le premier jour. Léonore fatiguée, voulut s'arrêter dans une petite ville qui n'était pas à dix lieues de la nôtre: nous descendîmes dans une auberge; à peine y étions-nous, qu'une voiture en poste s'arrêta pour y dîner comme nous.... C'était mon père; il revenait d'un de ses châteaux; il retournait à la ville, l'esprit bien loin de ce qui s'y passait. Je frémis encore quand je pense à cette rencontre; il monte; on l'établit dans une chambre absolument voisine de la nôtre, là, ne croyant plus pouvoir lui échapper, je fus prêt vingt fois à aller me jeter à ses pieds pour tâcher d'obtenir le pardon de mes fautes; mais je ne le connaissais pas assez pour prévoir ses résolutions, je sacrifiais entièrement Léonore par cette démarche; je trouvai plus à propos de me déguiser et de partir fort vite. Je fis monter l'hôtesse; je lui dis que le hasard venait de faire arriver chez elle un homme à qui je devais deux cents louis; que ne me trouvant ni en état, ni en volonté de le payer à présent, je la priai de ne rien dire, et de m'aider même au déguisement que j'allais prendre pour échapper à ce créancier. Cette femme, qui n'avait aucun intérêt à me trahir, et à laquelle je payai généreusement notre dépense, se prêta de tout son coeur à la plaisanterie.
Léonore et moi nous changeâmes d'habit, et nous passâmes ainsi tous deux effrontément devant mon père, sans qu'il lui fût possible de nous reconnaître, quelqu'attention qu'il eût l'air de prendre à nous. Le risque que nous venions de courir décida Léonore à moins écouter l'envie qu'elle avait de s'arrêter par-tout, et notre projet étant de passer en Italie, nous gagnâmes Lyon d'une traite.
Le Ciel m'est témoin que j'avais respecté jusqu'alors la vertu de celle dont je voulais faire ma femme; j'aurais cru diminuer le prix que j'attendais de l'hymen, si j'avais permis à l'amour de le cueillir. Une difficulté bien mal entendue détruisit notre mutuelle délicatesse, et la grossière imbécillité du refus de ceux que nous fûmes implorer, pour prévenir le crime, fut positivement ce qui nous y plongea tous deux2. O Ministres du Ciel, ne sentirez-vous donc jamais qu'il y a mille cas où il vaut mieux se prêter à un petit mal, que d'en occasionner un grand, et que cette futile approbation de votre part, à laquelle on veut bien se prêter, est pourtant bien moins importante que tous les dangers qui peuvent résulter du refus. Un grand Vicaire de l'Archevêque, auquel nous nous adressâmes, nous renvoya avec dureté; trois Curés de cette ville nous firent éprouver les mêmes désagrémens, quand Léonore et moi, justement irrités de cette odieuse rigueur, résolûmes de ne prendre que Dieu pour témoin de nos sermens, et de nous croire aussi bien mariés en l'invoquant aux pieds de ses autels, que si tout le sacerdoce romain eût revêtu notre hymen de ses formalités; c'est l'âme, c'est l'intention que l'Éternel désire, et quand l'offrande est pure, le médiateur est inutile.
Léonore et moi, nous nous transportâmes à la Cathédrale, et là, pendant le sacrifice de la messe, je pris la main de mon amante, je lui jurai de n'être jamais qu'à elle, elle en fit autant; nous nous soumîmes tous deux à la vengeance du Ciel, si nous trahissions nos sermens; nous nous protestâmes de faire approuver notre hymen dès que nous en aurions le pouvoir, et dès le même jour la plus charmante des femmes me rendit le plus heureux des époux.
Mais ce Dieu que nous venions d'implorer avec tant de zèle, n'avait pas envie de laisser durer notre bonheur: vous allez bientôt voir par quelle affreuse catastrophe il lui plut d'en troubler le cours.
Nous gagnâmes Venise sans qu'il nous arrivât rien d'intéressant; j'avais quelque envie de me fixer dans cette ville, le nom de Liberté, de République, séduit toujours les jeunes gens; mais nous fûmes bientôt à même de nous convaincre, que si quelque ville dans le monde est digne de ce titre, ce n'est assurément pas celle-là, à moins qu'on ne l'accorde à l'État que caractérise la plus affreuse oppression du peuple, et la plus cruelle tyrannie des grands.
Nous nous étions logés à Venise sur le grand canal, chez un nommé Antonio, qui tient un assez bon logis, aux armes de France, près le pont de Rialto; et depuis trois mois, uniquement occupés de visiter les beautés de cette ville flottante, nous n'avions encore songé qu'aux plaisirs; hélas! l'instant de la douleur arrivait, et nous ne nous en doutions point. La foudre grondait déjà sur nos têtes, quand nous ne croyions marcher que sur des fleurs.
Venise est entourée d'une grande quantité d'isles charmantes, dans lesquelles le citadin aquatique quittant ses lagunes empestées, va respirer de tems en tems quelques atomes un peu moins mal sains. Fidèles imitateurs de cette conduite, et l'isle de Malamoco plus agréable, plus fraîche qu'aucune de celles que nous avions vues, nous attirant davantage, il ne se passait guères de semaines que Léonore et moi n'allassions y dîner deux ou trois fois. La maison que nous préférions était celle d'une veuve dont on nous avait vanté la sagesse; pour une légère somme, elle nous apprêtait un repas honnête, et nous avions de plus tout le jour la jouissance de son joli jardin. Un superbe figuier ombrageait une partie de cette charmante promenade; Léonore, très-friande du fruit de cet arbre, trouvait un plaisir singulier à aller goûter sous le figuier même, et à choisir là tour-à-tour les fruits qui lui paraissaient les plus mûrs.
Un jour … ô fatale époque de ma vie!… Un jour que je la vis dans la grande ferveur de cette innocente occupation de son âge, séduit par un motif de curiosité, je lui demandai la permission de la quitter un moment, pour aller voir, à quelques milles de là, une abbaye célèbre, par les morceaux fameux du Titien et de Paul Véronese, qui s'y conservaient avec soin. Émue d'un mouvement dont elle ne parut pas être maîtresse. Léonore me fixa. Eh bien! me dit-elle, te voilà déjà mari; tu brûles de goûter des plaisirs sans ta femme.... Où vas-tu, mon ami; quel tableau peut donc valoir l'original que tu possèdes?—Aucun assurément, lui dis-je, et tu en es bien convaincue; mais je sais que ces objets t'amusent peu; c'est l'affaire d'une heure; et ces présens superbes de la nature, ajoutai-je, en lui montrant des figues, sont bien préférables aux subtilités de l'art, que je désire aller admirer un instant.... Vas, mon ami, me dit cette charmante fille, je saurai être une heure sans toi, et se rapprochant de son arbre: vas, cours à tes plaisirs, je vais goûter les miens.... Je l'embrasse, je la trouve en larmes.... Je veux rester, elle m'en empêche; elle dit que c'est un léger moment de faiblesse, qu'il lui est impossible de vaincre. Elle exige que j'aille où la curiosité m'appelle, m'accompagne au bord de la gondole, m'y voit monter, reste au rivage, pendant que je m'éloigne, pleure encore, au bruit des premiers coups de rames, et rentre à mes yeux, dans le jardin. Qui m'eût dit, que tel était l'instant qui allait nous séparer! et que dans un océan d'infortune, allaient s'abîmer nos plaisirs....Eh quoi, interrompit ici madame de Blamont; vous ne faites donc que de vous réunir? Il n'y a que trois semaines que nous le sommes, madame, répondit Sainville, quoiqu'il y ait trois ans que nous ayons quitté notre patrie.—Poursuivez, poursuivez, Monsieur; cette catastrophe annonce deux histoires, qui promettent bien de l'intérêt.
Ma course ne fut pas longue, reprit Sainville; les pleurs de Léonore m'avaient tellement inquiété, qu'il me fut impossible de prendre aucun plaisir à l'examen que j'étais allé faire. Uniquement occupé de ce cher objet de mon coeur, je ne songeais plus qu'à venir la rejoindre. Nous atteignons le rivage.... Je m'élance.... Je vole au jardin,… et au lieu de Léonore, la veuve, la maîtresse du logis, se jette vers moi, toute en larmes … me dit qu'elle est désolée, qu'elle mérite toute ma colère.... Qu'à peine ai-je été à cent pas du rivage, qu'une gondole, remplie de gens qu'elle ne connaît pas, s'est approchée de sa maison, qu'il en est sorti six hommes masqués, qui ont enlevé Léonore, l'ont transportée dans leur barque, et se sont éloignés avec rapidité, en gagnant la haute mer.... Je l'avoue, ma première pensée fut de me précipiter sur cette malheureuse, et de l'abattre d'un seul coup à mes pieds. Retenu par la faiblesse de son sexe, je me contentai de la saisir au col, et de lui dire, en colère, qu'elle eût à me rendre ma femme, ou que j'allais l'étrangler à l'instant.... Exécrable pays, m'écriai-je, voilà donc la justice qu'on rend dans cette fameuse république! Puisse le ciel m'anéantir et m'écraser à l'instant avec elle, si je ne retrouve pas celle qui m'est chère.... A peine ai-je prononcé ces mots, que je suis entouré d'une troupe de sbires; l'un d'eux s'avance vers moi; me demande si j'ignore qu'un étranger ne doit, à Venise, parler du gouvernement, en quoi que ce puisse être; scélérat, répondis-je, hors de moi, il en doit dire et penser le plus grand mal, quand il y trouve le droit des gens et l'hospitalité aussi cruellement violés.... Nous ignorons ce que vous voulez dire, répondit l'alguasil; mais ayez pour agréable de remonter dans votre gondole, et de vous rendre sur-le-champ prisonnier dans votre auberge, jusqu'à ce que la république ait ordonné de vous.
Mes efforts devenaient inutiles, et ma colère impuissante; je n'avais plus pour moi que des pleurs, qui n'attendrissaient personne, et des cris qui se perdaient dans l'air. On m'entraîne. Quatre de ces vils fripons m'escortent, me conduisent dans ma chambre, me consignent à Antonio, et vont rendre compte de leur scélératesse.
C'est ici où les paroles manquent au tableau de ma situation! Et comment vous rendre, en effet, ce que j'éprouvai, ce que je devins, quand je revis cet appartement, duquel je venais de sortir, depuis quelques heures, libre et avec ma Léonore, et dans lequel je rentrais prisonnier, et sans elle. Un sentiment pénible et sombre succéda bientôt à ma rage … Je jetai les yeux sur le lit de mon amante, sur ses robes, sur ses ajustemens, sur sa toilette; mes pleurs coulaient avec abondance, en m'approchant de ces différentes choses. Quelquefois, je les observais avec le calme de la stupidité. L'instant d'après, je me précipitais dessus avec le délire de l'égarement.... La voilà, me disais-je, elle est ici.... Elle repose.... Elle va s'habiller.... Je l'entends; mais trompé par une cruelle illusion, qui ne faisait qu'irriter mon chagrin, je me roulais au milieu de la chambre; j'arrosais le plancher de mes larmes, et faisais retentir la voûte de mes cris. O Léonore! Léonore! c'en est donc fait, je ne te verrai plus.... Puis, sortant, comme un furieux, je m'élançais sur Antonio, je le conjurais d'abréger ma vie; je l'attendrissais par ma douleur; je l'effrayais par mon désespoir.
Cet homme, avec l'air de la bonne foi, me conjura de me calmer; je rejetai d'abord ses consolations: l'état dans lequel j'étais permettait-il de rien entendre.... Je consentis enfin à l'écouter.—Soyez pleinement en repos sur ce qui vous regarde, me dit-il d'abord; je ne prévois qu'un ordre de vous retirer dans vingt-quatre heures des terres de la république, elle n'agira sûrement pas plus sévèrement avec vous.—Eh! Que m'importe ce que je deviendrai; c'est Léonore que je veux, c'est elle que je vous demande.—Ne vous imaginez pas qu'elle soit à Venise; le malheur dont elle est victime est arrivé à plusieurs autres étrangères, et même à des femmes de la ville: il se glisse souvent dans le canal des barques turques; elles se déguisent, on ne les reconnaît point; elles enlèvent des proies pour le serrail, et quelques précautions que prenne la république, il est impossible d'empêcher cette piraterie. Ne doutez point que ce ne soit là le malheur de votre Léonore: la veuve du jardin de Malamoco n'est point coupable, nous la connaissons tous pour une honnête femme; elle vous plaignait de bonne foi, et peut-être que, sans votre emportement, vous en eussiez appris davantage. Ces isles, continuellement remplies d'étrangers, le sont également d'espions, que la République y entretien; vous avez tenu des propos, voilà la seule raison de vos arrêts.—Ces arrêts ne sont pas naturels, et votre gouvernement sait bien ce qu'est devenue celle que j'aime; ô mon ami! faites-là moi rendre, et mon sang est à vous.—Soyez franc, est-ce une fille enlevée en France? Si cela est, ce qui vient de se faire pourrait bien être l'ouvrage des deux Cours; cette circonstance changerait absolument la face des choses.... Et me voyant balbutier:—Ne me cachez rien, poursuit Antonio, apprenez-moi ce qui en est, je vole à l'instant m'informer; soyez certain qu'à mon retour je vous apprendrai si votre femme a été enlevée par ordre pu par surprise.—Eh bien! répondis-je avec cette noble candeur de la jeunesse, qui, toute honorable qu'elle est, ne sert pourtant qu'à nous faire tomber dans tous les pièges qu'il plaît au crime de nous tendre.... Eh bien! je vous l'avoue, elle est ma femme, mais à l'insçu de nos parens.—Il suffit, me dit Antonio, dans moins d'une heure vous saurez tout.... Ne sortez point, cela gâterait vos affaires, cela vous priverait des éclaircissemens que vous avez droit d'espérer. Mon homme part et ne tarde pas à reparaître.
On ne se doute point, me dit-il, du mystère de votre intrigue; l'Ambassadeur ne sait rien, et notre République nullement fondée à avoir les yeux sur votre conduite, vous aurait laissé toute votre vie tranquille sans vos blasphèmes sur son gouvernement; Léonore est donc sûrement enlevée par une barque turque; elle était guettée depuis un mois; il y avait dans le canal six petits bâtimens armés qui l'escortèrent, et qui sont déjà à plus de vingt lieues en mer. Nos gens ont couru, ils ont vu, mais il leur a été impossible de les atteindre. On va venir vous apporter les ordres du Gouvernement, obéissez-y; calmez-vous, et croyez que j'ai fait pour vous tout ce qui pouvait dépendre de moi.
A peine Antonio eut-il effectivement cessé de me donner ces cruelles lumières, que je vis entrer ce même chef des Sbires qui m'avait arrêté; il me signifia l'ordre de partir dès le lendemain au matin; il m'ajouta que, sans la raison que j'avais effectivement de me plaindre, on n'en aurait pas agi avec autant de douceur; qu'on voulait bien pour ma consolation me certifier que cet enlèvement ne s'était point fait par aucun malfaiteur de la République, mais uniquement par des barques des Dardanelles qui se glissaient ainsi dans la mer adriatique, sans qu'il fût possible d'arrêter leurs désordres, quelques précautions que l'on pût prendre.... Le compliment fait, mon homme se retira, en me priant de lui donner quelques sequins pour l'honnêteté qu'il avait eue de ne me consigner que dans mon hôtel, pendant qu'il pouvait me conduire en prison.
J'étais infiniment plus tenté, je l'avoue, d'écraser ce coquin, que de lui donner pour boire, et j'allai le faire sans doute, quand Antonio me devinant, s'approcha de moi, et me conjura de satisfaire cet homme. Je le fis, et chacun s'étant retiré, je me replongeai dans l'affreux désespoir qui déchirait mon âme.... A peine pouvais-je réfléchir, jamais un dessein constant ne parvenait à fixer mon imagination; il s'en présentait vingt à-la-fois, mais aussitôt rejetés que conçus, ils faisaient à l'instant place à mille autres dont l'exécution était impossible. Il faut avoir connu une telle situation pour en juger, et plus d'éloquence que moi pour la peindre. Enfin, je m'arrêtai au projet de suivre Léonore, de de la devancer si je pouvais à Constantinople, de la payer de tout mon bien au barbare qui me la ravissait, et de la soustraire au prix de mon sang, s'il le fallait, à l'affreux sort qui lui était destiné. Je chargeai Antonio de me fréter une felouque; je congédiai la femme que nous avions amené, et la récompensai sur le serment qu'elle me fit que je n'aurais jamais rien à craindre de son indiscrétion.
La felouque se trouva prête le lendemain au matin, et vous jugez si c'est avec joie que je m'éloignai de ces perfides bords. J'avais 15 hommes d'équipage, le vent était bon; le surlendemain, de bonne heure, nous aperçûmes la pointe de la fameuse citadelle de Corfou, frère rivale de Gibraltar, et peut-être aussi imprenable que cette célèbre clef de l'Europe3; le cinquième jour nous doublâmes le Cap de Morée, nous entrâmes dans l'Archipel, et le septième au soir, nous touchâmes Pera.
Aucun bâtiment, excepté quelques barques de pêcheurs de Dalmatie, ne s'était offert à nous durant la traversée; nos yeux avaient eu beau se tourner de toutes parts, rien d'intéressant ne les avait fixés.... Elle a trop d'avance, me disais-je, il y a long-tems qu'elle est arrivée.... O ciel! elle est déjà dans les bras d'un monstre que je redoute … je ne parviendrai jamais à l'en arracher.
Le Comte de Fierval était pour lors Ambassadeur de notre Cour à la Porte; je n'avais aucune liaison avec lui; en eussé-je eu d'ailleurs, aurai-je osé me découvrir? C'était pourtant le seul être que je pusse implorer dans mes malheurs, le seul dont je pusse tirer quelqu'éclaircissement: je fus le trouver, et lui laissant voir ma douleur, ne lui cachant aucune circonstance de mon aventure, ne lui déguisant que mon nom et celui de ma femme, je le conjurai d'avoir quelque pitié de mes maux, et de vouloir bien m'être utile, ou par ses actions, ou par ses conseils.
Le Comte m'écouta avec toute l'honnêteté, avec tout l'intérêt que je devais attendre d'un homme de ce caractère.... Votre situation est affreuse, me dit-il; si vous étiez en état de recevoir un conseil sage, je vous donnerais celui de retourner en France, de faire votre paix avec vos parens, et de leur apprendre le malheur épouvantable qui vous est arrivé.—Et le puis-je, Monsieur, lui dis-je; puis-je exister où ne sera pas ma Léonore! Il faut que je la retrouve, ou que je meure.—Eh bien! me dit le Comte, je vais faire pour vous tout ce que je pourrai … peut-être plus que ne devrait me le permettre ma place.... Avez-vous un portrait de Léonore?—En voici un assez ressemblant, autant au moins qu'il est possible à l'art d'atteindre à ce que la nature a de plus parfait.—Donnez-le moi: demain matin à cette même heure, je vous dirai si votre femme est dans le serrail. Le Sultan m'honore de ses bontés: je lui peindrai le désespoir d'un homme de ma nation; il me dira s'il possède ou non cette femme; mais réfléchissez-y bien, peut-être allez-vous accroître votre malheur: s'il l'a, je ne vous réponds pas qu'il me la rende.... Juste ciel! elle serait dans ces murs, et je ne pourrais l'en arracher.... Oh! Monsieur, que me dites-vous? peut-être aimerai-je mieux l'incertitude.—Choisissez.—Agissez, Monsieur, puisque vous voulez bien vous intéresser à mes malheurs; agissez: et si le Sultan possède Léonore, s'il se refuse à me la rendre, j'irai mourir de douleur aux pieds des murs de son serrail; vous lui ferez savoir ce que lui coûte sa conquête; vous lui direz qu'il ne l'achète qu'aux dépends de la vie d'un infortuné.
Le Comte me serra la main, partagea ma douleur, la respecta et la servit, bien différent en cela de ces ministres ordinaires, qui, tout bouffis d'une vaine gloire, accordent à peine à un homme le tems de peindre ses malheurs, le repoussent avec dureté, et comptent au rang de leurs momens perdus ceux que la bienséance les oblige à prêter l'oreille aux malheureux.
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