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Oscar Wilde
Intentions

NOTE DE L'ÉDITEUR

La traduction que nous donnons ici de l'un des ouvrages les plus réputés d'Oscar Wilde est le dernier travail auquel put se livrer Hugues Rebell.

Il nous en remit les derniers feuillets peu de jours avant sa mort.

Mais l'étude que le délicat écrivain nous avait promise sur la vie et les œuvres du poète anglais était à peine ébauchée quand ce funeste événement vint nous priver d'une collaboration très précieuse.

M. Charles Grolleau, auquel nous avons confié le soin d'écrire l'étude que nous désirions voir figurer en ce volume, a pieusement recueilli, parmi les notes que nous a laissées Rebell, plusieurs passages recopiés par cet auteur qui les jugeait achevés.

PRÉFACE

Je blâme également et ceux qui prennent parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

PASCAL.

En son «De Profundis», harmonieux et dernier sanglot du très pur artiste que fut Wilde, une page semble tenir toutes, concentrées pour un aveu suprême, l'âme et la passion de son auteur.

«Cette Vie Nouvelle – mon amour de Dante me fait lui donner ce nom, parfois – n'est, bien entendu, nullement une nouvelle vie, mais simplement, par voie de développement et d'évolution, la continuation de ma vie antérieure. Je me souviens d'avoir dit, étant à Oxford, à un de mes amis, comme nous flânions dans les allées étroites, hantées d'oiseaux, de Magdalen, un matin de l'année précédant celle où je pris mon degré, que je voulais manger du fruit de tous les arbres du jardin du monde et que j'allais sortir dans le monde avec cette passion dans mon âme. Et ainsi, en vérité, j'allais, ainsi je vécus. Ma seule erreur fut de me confiner si exclusivement aux arbres de ce qui me parut le côté ensoleillé du jardin, et d'éviter l'autre côté à cause de son ombre et de sa mélancolie. L'insuccès, la honte, la pauvreté, la tristesse, le désespoir, la souffrance, même les larmes, les mots brisés qui viennent, dans la douleur, aux lèvres, le remords qui fait marcher sur des épines, la conscience qui condamne, l'abaissement de soi-même qui punit, la misère qui met des cendres sur sa tête, l'angoisse qui choisit un sac pour son vêtement et met du fiel dans son breuvage: – c'était, tout cela, des choses dont j'avais peur. Et comme j'avais résolu de n'en connaître aucune, j'ai été forcé de les goûter toutes, chacune à son tour, de m'en nourrir, de n'avoir, en vérité, pour toute une saison, pas d'autre nourriture.»1

Et, plus loin, il dit avoir voulu marcher droit vers l'ombre et, tout enveloppé d'elle, la bouche pleine de la cendre des fruits mauvais qu'il y goûta, il dit que cette saveur et ce parfum de mort sont le complément nécessaire des saveurs et des vivants parfums de sa vie antérieure.

Il se trompait.

Il s'était dépassé le jour où il affronta son destin tragique. Il marcha bien, comme il l'affirme, vers le côté noir du jardin, frémissant peut-être, fier quand même… mais il croyait que le soleil l'y accompagnerait… c'est-à-dire qu'il ne cesserait de vivre cette Bios theoretikos qu'il tenait pour le seul idéal.

«De la haute tour de la Pensée, nous pouvons regarder l'univers. Calme, étant à lui-même un centre et complet, le critique esthète contemple la vie, et nulle flèche tirée au hasard ne peut pénétrer entre les joints de son armure.»2

On sait quelles flèches l'atteignirent, aiguisées par lui et que le monde empoisonna.

«Ni sa nonchalance, ni la colère envieuse ou hypocrite de ses ennemis, ni la cruauté bourgeoise de la réprobation sociale ne sont la cause profonde de ses maux. Ce fut lui-même qui, après un moment d'horrible angoisse, consentit à son supplice, par une sorte de dédain pour la volonté humaine, par une sorte de respect et de curiosité avide pour les jeux de la destinée. Est-ce de la folie, ce besoin de douleur chez un voluptueux et lorsqu'on a connu tous les plaisirs, de courir au-devant des tortures?»3.

Le voluptueux n'a pas un tel dessein. Il cherche le plaisir et souscrit d'avance aux conditions que lui posera la vie, non pas même pour les lui donner, mais pour en formuler la promesse. Ne voulant pas avouer sa défaite, il dira que le fiel au fond du verre a le goût suave qu'il cherchait. Alors que certains esprits se satisfont des seules fantasmagories de l'intelligence, le voluptueux veut les réaliser. Il se fait dans son cœur un prestigieux mélange de douleur et de joie, de souffrance et d'extase, mais le monde ignore cette alchimie intime et ne jugeant que sur les faits, coupe au même niveau, du même couteau stupide, la belle fleur étrange et l'herbe mauvaise.

On a dit d'un écrivain célèbre qu'il était un spectacle magnifique. Wilde est un douloureux problème. Il semble qu'il échappe à la critique des lettres pour être réservé à la seule analyse des moralistes, de par le paradoxe même que fut cette volonté d'apparence impérieuse: composer sa vie comme une œuvre d'art.

«Sauf ici et là, dans Intentions et dans ses poèmes, la Geôle de Reading, par exemple, il n'a rien mis de son âme dans ses livres; il voulut même, cela est certain, l'effrayante tragédie qui le brisa. De l'abîme où sa chair gémissait, son esprit se levait pour contempler sa misère; il était le spectateur de son agonie.»4

Et c'est pour cela qu'il nous émeut à ce point.

Ceux qui chercheraient dans son œuvre l'écho, si faible soit-il, d'un nouveau message, seraient déçus. L'habileté technique en est indéniable, mais la somptuosité en paraît empruntée. Il n'apporte aucun remède et aucun poison. Il ne nous conduit nulle part, mais on voit bien qu'il alla partout. Il n'est point le compagnon, mais il a connu tous les nôtres. Il s'est assis aux pieds des sages de la Grèce, dans les jardins d'Académus, mais l'eurythmie de leurs gestes évoqués l'a séduit plus que la doctrine. Il a suivi Dante en ses périples infernaux, mais ce qu'il nous redit, après l'effrayant voyage, n'est que le rappel extasié d'un décor.

«J'ai mis, disait-il, tout mon génie dans ma vie, je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres.» Infidèle à ce principe savamment déduit dans le livre que nous publions: l'âme entière de l'écrivain s'objectivant dans son œuvre, Shakespeare «laissant les impulsions qui s'agitaient si puissamment en lui réaliser leur énergie non sur le plan inférieur de la vie réelle, mais sur le plan imaginatif de l'art», il confondit l'intensité de la passion avec le calme de la beauté. Esprit d'une rare culture, il ne rendit au toucher de l'art que des accords, vibrants peut-être, mais que d'autres avaient créés. Ce fut un splendide, un incomparable écho. Pour sa musique, il la garda; il vécut frénétiquement et causa de façon divine. Or la postérité ne peut nous juger sur les possibilités qui demeurèrent latentes. Quelque nombreux que soient les témoignages, elle ne peut rendre son arrêt que sur les œuvres ou tout au moins sur les matériaux laissés par l'ouvrier. C'est ce qui rend si précaire la gloire des acteurs. Et aussi la gloire des causeurs. Il ne restera de Mallarmé que quelques vers subtils, inférieurs aux poèmes plus clairs et néanmoins plus profonds de son maître incontesté, Baudelaire. Il ne restera de Wilde qu'une œuvre écrite, inférieure à celle causée.

«Il faut bien dire surtout qu'à notre époque le poète de parole est voué toujours à une déchéance, car il ne se trouve pas avec ses pairs, et pour plaire il lui faut descendre. Nulle concession d'homme de théâtre ou de romancier de feuilleton n'est comparable à celle du causeur de profession. Mallarmé fut perdu par son cénacle et combien le fut davantage Wilde par son entourage faussement spirituel, faussement élégant, faussement poétique de mondains. Shérard nous dit d'abord que ses premiers essais de causeur dans les salons de Paris ne furent pas heureux. Chez Victor Hugo il laissa dormir le vieux poète et d'autres aussi. Alors il entreprit d'étonner. Il y réussit. Mais à quel prix! Lui qui fut l'un des poètes les plus sincèrement épris de poésie et d'art, l'un des hommes les plus passionnés, les plus vibrants, les plus sensibles, il passe pour une sorte de poète artificiel. On connaît de lui ses paradoxes étudiés, ses cinq ou six contes qu'il répétait à tous et on a oublié le charmant rêveur qui s'attendrissait sur toutes choses …

«Mallarmé a une œuvre très mince, il est vrai, mais qui tout de même existe. Certains vers sont d'une beauté admirable. Wilde n'a rien d'achevé. Son œuvre est très intéressante, parce qu'elle est caractéristique d'un temps; elle a une valeur documentaire, mais elle n'a pas de valeur vraiment littéraire. Dans la Duchesse de Padoue, il imite Hugo et Sardou, dans le Portrait de Dorian Gray, Huysmans. Intentions est le bréviaire du symboliste. Les idées qui s'y trouvent sont dans Mallarmé, dans Villiers de l'Isle-Adam… Ses poèmes en vers sont inspirés de Swinburne. Ses Poèmes en prose sont ce qu'il y a de plus original dans son œuvre; ils représentent assez la causerie du poète, mais comme ils lui sont inférieurs! Et de fait la causerie est peut-être une forme d'art inférieure à l'écriture. Une pensée fixée est toujours plus belle qu'une pensée ébauchée et la causerie, n'est-ce pas toujours une pensée ébauchée. En tous cas elle est condamnée à périr. Les mots des hommes d'esprit ne leur survivent pas. Citer les mots de Wilde, c'est montrer sous verre une collection de beaux papillons qui ont perdu leur lumière et leur éclat. La causerie n'est pas séparable du geste. Que reste-t-il des causeries des hommes d'esprit célèbres, Scholl, Becque, Barbey d'Aurevilly! Si Chamfort nous a transmis les mots du xviiie siècle, c'est qu'il les a refaits, la plume à la main.»5

Cette page de Rebell indique très nettement ce qui fut le charme et la faiblesse de Wilde.

La vie non pas étudiée mais vécue, non pas effleurée des lèvres, mais bue jusqu'à l'ivresse, n'est pas celle de l'artiste parfait et qui doit se survivre. Du moins certains esprits ne sauraient-ils créer sans se cloîtrer et se soumettre à des règles un peu sévères. Wilde, en cette chambre d'hôtel qui devait voir son agonie, se souvint-il, en lisant Balzac à la lumière des bougies, du Maître s'isolant de même et luttant dix-huit heures avec le démon du travail? S'est-il répété cette plainte, que d'aucuns l'entendirent proférer avec tristesse: «Je n'aurais pas dû faire cela … J'aurais dû mettre du noir sur du blanc, du noir sur du blanc …»

Il est évident qu'il faut choisir. Le créateur n'a besoin que de peu d'expériences pour analyser la vie, en dissocier les éléments et nous en donner l'essence. Le recul est une condition inéluctable et le renoncement, au moins transitoire, une absolue nécessité. La pensée, pour être libre et féconde, ne va pas sans un certain ascétisme. Il faut bien se résigner à ces lois d'un monde «où l'action n'est pas la sœur du rêve». Ceux qui vivent intensément ne donnent, en leurs essais d'œuvres sincères, que des mensonges sans couleur. Les confessions des passionnés ne sont que les cendres du volcan.

Et Wilde lui-même nous donnera la clef de son erreur et de son mal:

«La vie humaine est la seule chose qui mérite d'être étudiée. En comparaison d'elle, il n'existe rien qui ait une valeur quelconque. Il est vrai qu'en surveillant la vie dans son curieux creuset de souffrance et de plaisir, on ne peut avoir sur le visage un masque de verre, ni empêcher les vapeurs sulfureuses de troubler le cerveau et de livrer l'imagination enfiévrée à de monstrueuses fantaisies et à des rêves difformes. Il est des poisons si subtils que, pour connaître leurs propriétés, il faut en être intoxiqué. Il est des maladies si étranges qu'il faut les éprouver si l'on cherche à en comprendre la nature. Mais combien grande est la récompense! Combien merveilleux devient tout l'univers! Noter la curieuse, l'âpre logique de la passion et la vie émotionnelle, la vie colorée de l'intellect! Observer le point de leur rencontre et celui de leur séparation, à quel endroit ils sont à l'unisson, à quel autre ils sont en désaccord … quelle volupté! Qu'importe ce que cela coûte? On ne paye jamais trop cher une sensation!»6.

Or c'est justement à ce jeu – le mot d'étude est une illusion – que la volonté s'use. Ne rien produire ou n'élaborer que l'artificiel, c'est le dilemme où se voit enfermé celui qui fait de son intelligence un instrument de volupté. C'est pourquoi l'œuvre de Wilde n'est qu'un décor.

«Quand je vis Wilde pour la première fois, il n'avait pas ce renom d'infamie accueilli par tous. Mon sentiment sur lui se modifia plus d'une fois. J'eus d'abord l'enthousiasme qu'éprouvent d'ordinaire les jeunes gens de lettres pour les célébrités littéraires, puis le procès éclata qui me révolta comme une iniquité. Depuis, il me sembla que l'homme du monde faisait tort à l'artiste, que ses œuvres étaient bien légères, que sa vie avait eu peut-être plus d'importance que son œuvre.

«Aujourd'hui, je crois discerner clairement l'homme qu'il fut et qui fut certes extraordinaire. Jamais l'artificiel ne se mêla à un tel point au naturel et à la passion dans un même homme.»7

«Il faut que je me dise que je me suis ruiné moi-même et que personne, grand ou petit, ne peut être ruiné que de sa propre main. Je suis prêt à le dire: j'essaie de le dire, encore qu'il se peut qu'on ne le pense pas en ce moment. Je porte sans pitié contre moi-même cette implacable accusation. Si terrible que fût ce que le monde me fit, ce que je me fis à moi-même fut plus terrible encore.

J'étais en rapport symbolique avec l'art et la culture de mon époque. A l'aube de mon âge adulte, je l'avais compris et j'avais, par la suite, forcé mon époque à le comprendre. Peu d'hommes ont, de leur vivant, occupé une position comme la mienne et l'ont autant fait reconnaître. La position d'un homme est habituellement discernée, si elle l'est, par l'historien et le critique, longtemps après que l'homme et son époque ont disparu. Pour moi, ce fut différent. J'en eus le sentiment et je le fis sentir aux autres. Byron fut une figure symbolique, mais en rapport avec la passion et la lassitude passionnelle de son époque. Mon rapport avec mon temps fut plus noble, plus permanent, d'une importance et d'une portée plus grandes.

 



 


 



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