– Oui, leur but atteint, votre perte accomplie, ces grands écraseront ce peuple comme vous l'écrasiez vous-même, c'est le droit qu'ils vous disputent; oui, après l'explosion de sa colère, ce malheureux peuple reprendra son joug avec docilité… car les temps, hélas! ne sont pas encore venus! Mais qu'importe! Cette révolte au cœur de votre royaume en ce moment où votre implacable ennemi menace vos frontières, en ce moment où la trahison vous enveloppe… cette révolte serait aujourd'hui votre perte… et vous livrerait vous, vos royaumes, au fils de Frédégonde!
À ce nom Brunehaut tressaillit de fureur… Puis, le front penché, le regard fixe, elle parut plus attentive encore aux paroles de Loysik, qui continua avec un amer dédain:
– La voilà donc cette reine si fameuse par l'effrayante audace de sa politique! Pour assurer son empire elle a commis des crimes qui feront un jour douter de la vérité de l'histoire… Et elle va risquer ses royaumes, sa vie, par haine d'une poignée d'hommes inoffensifs! L'avaient-ils donc outragée? Non, ils lui étaient inconnus jusqu'ici; son attention a été attirée sur eux par la cupidité d'un évêque envieux de posséder leurs biens. Mais ces hommes qu'elle veut réduire à l'héroïsme du désespoir! ces hommes, si elle les épargnait, seraient-ils pour elle de dangereux ennemis? Non, ils ne demandent qu'à continuer de vivre libres, paisibles, laborieux; s'ils peuvent devenir redoutables, c'est par l'exemple de leur martyre… et cette femme n'a qu'une idée fixe: leur martyre… Il peut provoquer des soulèvements dont elle sera la première victime… Elle les brave… pourquoi? Pour se venger de ce que la liberté de ces hommes a été garantie par un roi mort il y a un demi-siècle… Oh! vertige du crime! avec quelle joie je te verrais pousser cette femme aux abîmes, si le pied ne devait lui glisser dans le sang de mes frères!
Brunehaut, après avoir écouté Loysik avec une attention profonde, garda un moment le silence et reprit: – Moine… il est fâcheux que tu aies l'âge des gens qui vont mourir… tu serais devenu mon conseiller le plus écouté; je ne raille pas, je suivrai tes avis. Cette vallée sera épargnée pour le présent… Tu dis vrai; en ce moment où la guerre menace… où les grands n'attendent que l'occasion de se rebeller contre moi, réduire les habitants de cette vallée au désespoir, au martyre, serait de ma part une folie.
– Mon but est rempli; je ne vous demande pas de promesse au sujet du monastère et des habitants de la vallée de Charolles, votre intérêt est pour moi la meilleure garantie. Maintenant je voudrais une feuille de parchemin pour écrire…
– À qui?
– À mon frère… et à mes moines… quelques lignes seulement; vous pourrez les lire… Ce sont des adieux à ma famille; je désire aussi prier les membres de ma communauté de laisser libres votre chambellan, l'archidiacre et vos hommes de guerre; un de vos messagers portera ma lettre.
– Il y a là sur cette table ce qu'il faut pour écrire. Assieds-toi…
Loysik s'assit et se mit à écrire avec sérénité; cependant sa joie était si grande d'avoir heureusement réussi dans cette difficile occurrence, que sa main vacillait un peu; Brunehaut l'observait, sombre et silencieuse; elle lui dit: – Tu trembles… vieillard?
– C'est vrai, mais excusable; la satisfaction d'avoir épargné tant de maux à mes frères m'émeut et ma main tremble.
– As-tu fini?
– Voici la lettre… Lisez.
Brunehaut lut, et reprit en roulant le parchemin: – Ces adieux sont simples, dignes et touchants; je comprends de mieux en mieux la puissante et dangereuse influence que tu exerces sur ces gens-là… Ils sont le bras, tu es la tête. Tout à l'heure ils ne seront plus qu'un corps sans tête… et, après la guerre, je les réduirai plus facilement. Tu n'as rien à me demander?
– Rien… sinon de hâter mon supplice.
– Je serai généreuse; ton inébranlable fermeté me plaît; je te fais grâce de la torture, et te laisse le choix de ta mort…
– Faites-moi simplement couper la gorge…
– De quelle manière?
– Avec un rasoir; j'indiquerai le bon endroit à l'ami Pog; je suis assez chirurgien pour renseigner votre bourreau.
– Tu seras content… Allons, cherche bien, moine… Tu n'as rien de plus à me demander?
– Si, – répondit Loysik en se dirigeant lentement vers la console d'ivoire où était le médaillier, – je voudrais emporter cette grande médaille de bronze; je la garderais seulement pendant le peu de temps qui me reste à vivre… Il me serait doux de mourir les yeux attachés sur cette glorieuse effigie.
– Quoi! cette médaille à laquelle en entrant ici tu as adressé je ne sais quelle invocation, qui m'a fait te prendre pour un fou? Voyons-la donc, cette médaille… Ce sont de ces choses antiques que l'on a par curiosité. Vraiment… cette femme est belle et fière sous son casque de guerrière… Qu'y a-t-il de gravé au-dessous: Victoria, empereur. Une femme empereur? Qu'est-ce à dire?
– Ce titre souverain lui fut décerné après sa mort…
– C'était tard… Et pendant sa vie, que faisait-elle donc?
– Elle aimait son fils…
– Ah! elle avait un fils? Elle était sans doute de race royale?
– Elle était de race plébéienne.
– Mais sa vie… quelle fut sa vie?
– Simple… austère, illustre! Sa grande âme se lisait dans ses traits, d'une sérénité grave… Figure auguste que le bronze a reproduite pour la postérité.
– Moine… assez sur sa figure… Quelle fut sa vie?..
– Sa vie fut celle d'une chaste épouse… d'une mère sublime… d'une vaillante Gauloise. Elle ne quittait sa modeste demeure que pour suivre son fils à la guerre ou aux camps. Les soldats l'adoraient; ils l'appelaient leur mère. Elle élevait virilement son fils dans le saint amour de la patrie, et lui donnait l'exemple des plus hautes vertus. Son ambition…
– Cette femme austère était ambitieuse!
– Autant qu'une mère peut l'être pour son fils; elle avait l'ambition de faire de ce fils un grand citoyen, l'ardent désir de le rendre digne d'être un jour élu chef de la Gaule par le peuple et par l'armée.
– Élevé par une mère… si incomparable, il fut élu?
– Citoyens et soldats l'acclamèrent d'une seule voix. En le choisissant, ils glorifiaient encore Victoria… Victoria, sa mâle éducatrice! Ces qualités brillantes qu'ils honoraient en lui, c'était son œuvre à elle! L'élection du fils consacrait l'influence souveraine de la mère… Oh! véritablement souveraine par le courage, le génie, la bonté. Alors commença pour le pays une ère de gloire et de prospérité. S'affranchissant du joug de Rome, la Gaule libre, forte, refoula les Franks hors de ses frontières, et jouit enfin des bienfaits de la paix! Aussi d'un bout à l'autre du territoire un nom était idolâtré! Ce nom! le premier que les mères apprenaient à leurs enfants, après celui de Dieu… Ce nom si populaire, ce nom entouré de tant de vénération, de tant d'amour, c'était celui de Victoria!
– Enfin, moine… cette femme… que dis-je? cette divinité régnait pour son fils!
– Oui… comme la vertu règne sur le monde! Invisible aux yeux, c'est aux cœurs qu'elle se révèle; Victoria la Grande, aussi modeste dans ses goûts que la plus obscure matrone, fuyait l'éclat et les honneurs. Retirée dans son humble maison de Trèves ou de Mayence, elle jouissait de la gloire de son fils, de la prospérité de la Gaule… Mais pour régner en reine… non… non… elle méprisait trop les royautés.
– Et la cause de ce dédain superbe!
– Victoria disait sagement que le pouvoir royal héréditaire se transmettant avec la possession des peuples comme un domaine avec ses esclaves est une usurpation monstrueuse. Victoria disait encore que ce pouvoir presque sans bornes finit tôt ou tard par dépraver les meilleurs naturels et par rendre les méchants l'exécration du monde… Fidèle à ses principes, elle refusa de rendre le pouvoir héréditaire pour son petit-fils!
– Il eût été dommage qu'une si glorieuse race s'éteignît… Ah! elle avait un petit-fils.
– Oui, comme vous… Victoria était aïeule…
Et Loysik regarda fixement la reine. Dans la manière dont le vieux moine accentua ces mots adressés à Brunehaut: —Comme vous, Victoria était aïeule il y avait quelque chose de si souverainement écrasant! une condamnation si flétrissante des épouvantables moyens employés par ce monstre pour dépraver, énerver, tuer moralement ses petits-fils dont elle était forcée de respecter la vie pour régner en leur nom… que Brunehaut, livide de rage, mais se contenant toujours, de crainte de laisser voir les blessures saignantes de son orgueil infernal, ne put soutenir le regard du vieillard et baissa les yeux devant lui. Loysik poursuivit:
– Oui, Victoria était aïeule, et tout en régnant sur la Gaule par son génie, dont le renom s'étendait jusqu'aux nations voisines, Victoria la Grande filait sa quenouille auprès du berceau de son petit-fils; elle veillait sur lui comme elle avait veillé sur le père de cet enfant, avec une mâle sollicitude; son espoir était de faire de lui un bon citoyen, un brave soldat; cet espoir fut détruit, une trame épouvantable enveloppa le fils et le petit-fils de cette femme auguste; ils périrent dans un soulèvement populaire.
– Ha! ha! – s'écria Brunehaut avec un éclat de rire sardonique et joyeux, comme si sa haine contre l'héroïne gauloise eût été assouvie. – Elle a dû bien souffrir… Telle est donc, moine, la justice de Dieu!
– Telle est la justice de Dieu… car ce crime permit à Victoria de léguer à l'admiration des siècles un noble exemple d'abnégation et de patriotisme! Après la mort de son fils et de son petit-fils, Victoria, suppliée par le peuple, par l'armée, par le sénat, de gouverner la Gaule… refusa. Oui, – ajouta Loysik, répondant à un geste de surprise échappé à Brunehaut, ce monstre qui pour régner avait dépassé les limites des crimes connus, – oui, Victoria refusa par deux fois; elle désigna ceux qu'elle croyait les plus dignes d'être élus chefs du pays, leur offrant le tout-puissant appui de sa popularité, les conseils de sa haute sagesse, pour le bien de l'État; il en fut ainsi; Victoria continua de vivre modestement dans la retraite, et tant que dura sa vie la Gaule vécut grande et prospère. Victoria mourut…
– Enfin… elles meurent ces héroïnes… Continue, maître.
– La mort de Victoria couronnait une série de crimes dont son fils et son petit-fils avaient été victimes… Cette femme illustre mourut par le poison.
– Ha! ha! – s'écria Brunehaut avec un nouvel éclat de rire sardonique… – Moine… moine… tu vois… toujours la justice de Dieu!..
– Toujours la justice de Dieu… car la mort des plus grands génies qui aient illustré le monde n'a jamais été pleurée comme fut pleurée la mort de Victoria! On eût dit les funérailles de la Gaule! Dans les plus grandes cités, dans les plus obscurs villages, les larmes coulaient partout. Partout on entendait ces mots entrecoupés de sanglots: Nous avons perdu notre mère… Les soldats, ces rudes guerriers des légions du Rhin, bronzés par cent batailles, les soldats pleuraient avec les enfants… C'était un deuil universel, imposant comme la mort. À Mayence, où Victoria mourut, ce fut un spectacle de douleur sublime!
– Assez, moine… – murmura Brunehaut les dents serrées de rage, – oh! assez…
– Ce fut, disais-je, un spectacle de douleur sublime; Victoria, couchée sur un lit d'ivoire recouvert de drap d'or, fut exposée pendant huit jours; hommes, femmes, enfants, l'armée, le sénat, encombraient les abords de son humble maison; chacun venait une dernière fois contempler dans un pieux recueillement les traits augustes de celle qui fut la gloire la plus chérie, la plus admirée de la Gaule…
– Moine… – s'écria Brunehaut en saisissant le bras du vieillard et voulant l'entraîner avec elle, – les bourreaux attendent… Viens… viens… Oh! je serai là…
Loysik n'employa qu'une force d'inertie pour résister à la reine, resta immobile, et continua d'une voix calme et solennelle:
– Les restes de Victoria la Grande, portés sur le bûcher, disparurent dans une flamme pure, brillante, radieuse comme sa vie; enfin, pour honorer son génie viril à travers les âges, le peuple des Gaules, lorsqu'il eut perdu sa mère, lui décerna ce titre souverain que toujours elle avait refusé, par une modestie sublime; oui, il y a plus de quatre siècles, ce bronze fut frappé à l'immortelle effigie de Victoria, empereur!
En disant ces derniers mots, Loysik avait pris la médaille entre ses mains. Brunehaut, dont la rage était arrivée à son paroxysme, arracha l'auguste image des mains du vieillard, la jeta sur le sol, et foula ce bronze sous ses pieds avec une fureur aveugle.
– Oh! Victoria… Victoria! – s'écria Loysik, la figure rayonnante d'enthousiasme, – ô femme empereur! héroïne des Gaules! je peux mourir! ta vie aura été pour Brunehaut le châtiment de ses crimes; – et se tournant vers la reine toujours possédée de son vertige frénétique: – Va… ainsi que ce bronze que tu foules aux pieds, elle défie ta rage impuissante, la gloire immortelle de Victoria la Grande!
Soudain Warnachaire entra dans la salle en s'écriant:
– Madame… madame… désastreuse nouvelle… Un second messager arrive à l'instant de l'armée… Clotaire II, par une manœuvre habile, a enveloppé nos tribus germaines; l'espoir d'un prompt pillage les a réunies à ses troupes; il s'avance à marches forcées sur Châlons. Votre présence et celle des jeunes princes au milieu de l'armée est indispensable en un moment si grave. Je viens de donner les ordres nécessaires pour votre prompt départ. Venez, madame, venez; il s'agit du salut de vos états, de votre vie peut-être… Car, vous le savez, le fils de Frédégonde est implacable…
Brunehaut, frappée de stupeur à cette brusque nouvelle, resta d'abord pétrifiée… tenant encore son pied sur la médaille de Victoria; puis ce premier saisissement passé, elle s'écria d'une voix retentissante comme le rugissement d'une lionne en furie.
– À moi, mes leudes! un cheval… un cheval… Brunehaut se fera tuer à la tête de son armée! ou le fils de Frédégonde trouvera la mort en Bourgogne. Qu'on amène les princes… et, à cheval! à cheval!..
Бесплатно
Установите приложение, чтобы читать эту книгу бесплатно
О проекте
О подписке