Читать бесплатно книгу «Les mystères du peuple, Tome V» Эжена Сю полностью онлайн — MyBook

CHAPITRE III

Camp de Clotaire II. – Le village de Ryonne. – Sigebert, Corbe et Mérovée, petits-fils de Brunehaut. – Entretien d'un roi et d'une reine. – Trois jours de supplice. – Loysik. – Entrevue. – Le chameau et le cheval indompté. – Le bûcher. – La charte de l'évêque de Châlons. – Fête dans la vallée de Charolles.

Le village de Ryonne, situé sur les bords de la petite rivière de la Vigenne, est éloigné d'environ trois jours de marche de Châlons. Autour de ce village sont campées une partie des troupes de Clotaire II, fils de Frédégonde. La tente de ce roi a été dressée sous des arbres plantés au milieu du village. Le soleil vient de se lever; on voit, non loin de ce royal abri, une masure un peu plus grande et moins délabrée que les autres; sa porte fermée est gardée par deux guerriers franks; une seule petite fenêtre donne jour dans l'intérieur de cette masure; de temps en temps l'un des guerriers postés au dehors, écoute ou regarde par cette fenêtre; un coffre vermoulu, deux ou trois escabeaux, quelques ustensiles de ménage, une sorte de caisse remplie de bruyères desséchées; tel est l'ameublement de la hutte; sur le lit de bruyères sont trois enfants vêtus de leurs habits de soie brodés d'or ou d'argent. Quels sont ces enfants si magnifiquement habillés et couchés comme des fils d'esclaves sur ce grabat? Ce sont les fils de Thierry, défunt roi de Bourgogne, ce sont les arrière-petits de la reine Brunehaut; ces enfants dorment tous trois enlacés. Sigebert, l'aîné, est couché au milieu de ses deux frères; appuyée sur sa poitrine est la tête de Mérovée, le plus jeune; Corbe, le second, a un bras passé autour du cou de Sigebert. Les traits de ces petits princes, plongés dans un sommeil profond, sont à demi cachés par leurs longs cheveux, symbole de race royale; ils semblent paisibles, presque souriants; la douce figure de l'aîné surtout a une expression d'angélique sérénité… Le soleil montant de plus en plus à l'horizon darda bientôt en plein ses vifs rayons sur le groupe des enfants endormis. Sigebert, éveillé le premier par l'ardeur de cette vive lumière, passa ses mains blanches et fluettes sur ses grands yeux encore demi-clos, les ouvrit, regarda autour de lui d'un air surpris, se dressa presque sur son séant, puis, sans doute, se souvenant de la triste réalité, il retomba sur son grabat; bientôt les larmes inondèrent son pâle visage, et il appuya sa main sur ses lèvres afin de comprimer ses sanglots convulsifs; le pauvre enfant craignait d'éveiller ses frères; ils dormaient toujours, et, malgré le mouvement de Sigebert, qui, en se dressant, avait un peu dérangé la tête du petit Mérovée, son sommeil profond ne fut pas interrompu. Mais Corbe, à demi éveillé par l'ardeur des rayons du soleil, se frotta les yeux et murmura: – Crotechilde… je veux… mon lait et mes gâteaux… j'ai faim…

– Corbe, – reprit Sigebert la figure baignée de pleurs et les lèvres encore palpitantes, – mon frère… éveille-toi donc… Hélas! nous ne sommes plus dans notre palais, à Châlons…

Corbe, à ces mots de son frère, s'étant éveillé tout à fait, répondit avec un soupir: – C'est vrai… je me croyais encore dans notre palais…

– Nous n'y sommes plus, mon frère… pour notre malheur…

– Pourquoi dis-tu: Pour notre malheur? est-ce que nous ne sommes pas fils de roi… nous?

– Pauvres fils de roi… car nous sommes en prison, et notre grand'mère, où est-elle? et notre frère Childebert! où est-il?.. Tous deux peut-être sont aussi prisonniers.

– Et à qui la faute? À l'armée qui a trahi notre grand'mère, – s'écria Corbe avec colère. – On le disait autour de nous… les troupes ont fui sans combattre. Le duc Warnachaire… le chien qu'il est, avait préparé cette trahison!

– Plus bas, Corbe… plus bas, – reprit Sigebert d'une voix étouffée, – tu vas éveiller Mérovée… cher petit! je voudrais dormir comme lui, je ne penserais à rien.

– Tu pleures toujours, toi, Sigebert… que veux-tu qu'on nous fasse?

– Ne sommes-nous pas entre les mains de l'ennemi de notre grand'mère?

– Ne crains rien, elle va venir nous délivrer avec une autre armée, et elle tuera Clotaire… Tu n'as pas faim, toi?

– Non… oh! non!

– Le soleil est levé depuis longtemps; on va sans doute nous apporter à manger. Ah! elle disait vrai, notre grand'mère: c'est fatigant et ennuyeux la guerre, même quand on n'est pas prisonnier… Mais comme il dort, ce Mérovée; éveille-le donc.

– Oh! mon frère, laissons-le dormir; il se croit peut-être, comme toi tout à l'heure, dans notre palais de Châlons.

– Tant pis! nous sommes éveillés nous autres. Je ne veux plus qu'il dorme, lui…

– Corbe… ce que tu dis là n'est pas d'un bon cœur.

– Sigebert! Sigebert! la porte s'ouvre… on nous apporte à manger.

La porte s'ouvrit en effet; quatre personnages entrèrent dans l'intérieur de la masure; deux étaient vêtus de casaques de peaux de bête, et l'un tenait à la main un paquet de cordes. Clotaire II et Warnachaire accompagnaient ces deux hommes: le duk portait son armure de bataille, le roi une longue robe de soie de couleur claire, bordée de fourrure.

– Seigneur roi, – lui dit à demi-voix le duc Warnachaire, – vous ne voulez décidément pas attendre le retour du connétable Herpon?..

– Qui sait s'il sera seulement de retour aujourd'hui?

– Songez qu'il a des chevaux frais, que ceux de Brunehaut sont épuisés de fatigue. Il est impossible qu'il n'ait pas atteint la reine au pied des montagnes du Jura, où elle n'aura pas osé s'aventurer. Le connétable peut d'un moment à l'autre arriver avec elle.

– Warnachaire, j'ai hâte d'en finir; ce coup ne serait que peu sensible à Brunehaut, pourquoi l'attendre? Cela doit être fait… Allons!..

Et le jeune roi ayant fait un signe aux deux hommes, ils s'approchèrent des enfants. Le sommeil du premier âge est si profond, que le petit Mérovée, de qui Sigebert avait doucement déposé la tête sur la bruyère, continuait de dormir. Ses deux frères, interdits, effrayés surtout par la figure sinistre des deux hommes portant des casaques de peau de bête, se reculèrent jusqu'à l'extrémité de leur couche; là ils se serrèrent l'un contre l'autre, tout tremblants et sans mot dire. Au signe de Clotaire II, l'un des hommes, celui qui portait un paquet de cordes, le déroula, et s'avança vers les petits princes, tandis que son compagnon tirait de sa ceinture un couteau, large, long, droit et aigu comme celui d'un boucher; il tâta légèrement du bout du doigt le fil de la lame fraîchement aiguisée, tandis que le fils de Frédégonde lui disait:

– Et surtout, hâte-toi.

Le bourreau répondit au roi par un signe de la main qui semblait signifier: – Soyez tranquille, j'irai vite. – L'autre homme s'était approché des deux enfants livides et muets d'épouvante, tremblant si fort que l'on entendait leurs dents se choquer; le bourreau mit sur chacun d'eux sa large main, et dit sans retourner la tête.

– Roi… par qui commencer?.. Le plus grand, le plus petit, ou celui qui dort?

– Commence par l'aîné, – dit Clotaire II d'une voix sourde et brève; – dépêchons, dépêchons…

Les deux enfants se rencognèrent dans l'angle du mur où était appuyé le grabat, et s'enlacèrent étroitement dans les bras l'un de l'autre. – Grâce! – criait Sigebert d'une voix plaintive et étouffée, – grâce pour mon frère! grâce pour moi!

– Nous sommes fils de roi! – criait Corbe avec plus de colère encore que d'épouvante. – Si vous nous faites du mal, ma grand'mère vous tuera tous!..

À ce moment le petit Mérovée, enfin éveillé par le bruit, s'assit sur son séant et regarda autour de lui avec surprise, mais sans terreur… Cet enfant de six ans ne pouvait comprendre ce dont il s'agissait, et, se frottant les yeux, il tournait de-ci, de-là, sa petite tête aux yeux encore bouffis par le sommeil, regardant tour à tour les quatre nouveaux venus et ses frères, comme pour leur demander ce que cela signifiait. L'un des bourreaux, à ces mots du roi: – Commence par l'aîné, – s'était emparé de Sigebert… La pauvre créature, plus morte que vive, ne fit aucune résistance; il se laissa garrotter les pieds et les mains ainsi que l'agneau se laisse garrotter par le boucher; il murmurait seulement d'une voix dolente, en tâchant de tourner la tête vers Clotaire II: – Seigneur roi! bon seigneur roi, ne nous faites pas mourir… Pourquoi nous tuer? nous serons esclaves si vous voulez… Envoyez-nous garder vos troupeaux bien loin d'ici; nous vous obéirons en tout; seulement, grâce, bon seigneur roi! grâce de la vie pour mes petits frères et pour moi!..

Clotaire II, digne petit-fils du tueur d'enfants, resta impassible aux prières de sa victime, il dit seulement au bourreau: – Hâtons-nous…

Sigebert passa des mains de l'un des bourreaux dans celles de l'autre: l'enfant avait les bras liés derrière le dos et les jambes aussi attachées; sa défaillance l'empêchait de se tenir debout. Il tomba sur ses deux genoux aux pieds de l'égorgeur… Celui-ci prit l'enfant par sa longue chevelure, avança l'un de ses genoux, y appuya fortement la nuque de l'enfant, de sorte que sa gorge bien tendue s'offrait à son couteau. Sigebert murmurait cependant encore d'une voix étouffée, en jetant un regard agonisant sur le maire du palais: – Warnachaire, vous qui m'appeliez en voyage votre cher enfant, vous ne demandez pas ma grâce…

Ce furent les derniers mots de l'innocente créature. Clotaire II fit un signe d'impatience. Le bourreau approcha son couteau du cou de l'enfant; mais, éprouvant sans doute malgré lui un ressentiment de pitié éphémère, l'égorgeur détourna, pendant un instant, la tête en fermant les yeux, comme pour échapper au regard mourant de Sigebert; puis cessant de s'apitoyer, il plongea son large couteau dans la gorge de l'enfant en imprimant à la lame un mouvement de scie jusqu'à ce qu'il eût rencontré les vertèbres du cou… Deux jets de sang vermeil jaillirent de cette large plaie béante, et allèrent tomber çà et là comme une rosée rouge sur l'un des pans de la robe du fils de Frédégonde et sur les jambards de fer du duk Warnachaire… L'enfant avait cessé de vivre. Le bourreau, retirant son genou, qui lui avait servi de billot, abandonna le petit corps à son propre poids; il tomba à la renverse; la tête inerte rebondit sur la sol: quelques tressaillements convulsifs agitèrent les épaules et les jambes, puis le cadavre resta immobile au milieu d'une mare de sang[A]. Pendant ce premier meurtre, Mérovée, toujours assis sur la bruyère, avait pleuré à chaudes larmes parce qu'il voyait bien que l'on faisait du mal à son frère; mais l'idée de la mort ne pouvait apparaître clairement à la pensée d'un enfant de cet âge; son frère Corbe, d'un caractère violent, vindicatif, n'avait pas imité la douce résignation de Sigebert; il s'était débattu en poussant des cris aigus, tâchant d'égratigner ou de mordre le bourreau chargé de le lier… aussi celui-ci terminait-il de serrer les derniers nœuds lorsque l'égorgement de l'autre enfant s'achevait. – Chiens! meurtriers! – s'écria Corbe de sa petite voix grêle, tandis que ses yeux flamboyaient au milieu de son pâle visage, et il se roidissait, se tordait si convulsivement dans ses liens, que le bourreau pouvait à peine le contenir. – Oh! – ajoutait-il en grinçant des dents tout haletant de cette lutte, – oh! ma grand'mère vous fera tous torturer… tous… par Pog, son bourreau… vous verrez… vous verrez…

Clotaire II, se retournant vers le maire du palais de Bourgogne, lui désigna Corbe du geste et lui dit: – Warnachaire, il eût été impolitique de laisser vivre cet enfant haineux et vindicatif! il serait devenu un homme dangereux, quoique détrôné.

Les deux bourreaux franks eurent facilement raison de Corbe, malgré ses cris et ses soubresauts; mais comme il s'agitait violemment dans ses liens, l'un des deux tueurs, afin de contenir l'enfant, s'agenouilla sur sa poitrine, tandis que l'autre, enroulant autour de son poignet gauche la longue chevelure du petit prince, attira ainsi fortement la tête à lui, de sorte que le cou très-tendu offrit toute facilité au couteau. Une seconde fois la lame joua, une seconde fois le sang jaillit… et le cadavre de Corbe tomba sur celui de son frère[B]. Il restait à égorger le petit Mérovée, toujours assis sur la bruyère; soit ignorance du danger, soit insouciance du premier âge, lorsqu'il vit le bourreau s'approcher, il se leva, vint à lui d'un air soumis, et voulant parler sans doute de la résistance de Corbe, il dit de sa voix enfantine, en tâchant de contenir ses pleurs: – Mon frère Sigebert ne s'est pas débattu… moi, je serai doux comme Sigebert…

Et l'enfant, renversant sa petite tête blonde en arrière, tendit de lui-même le cou.

Soudain un cavalier couvert de poussière entra en criant d'une voix à demi étouffée par la joie: – Grand roi! je précède de peu le connétable Herpon; il ramène la reine Brunehaut prisonnière… Après deux jours de poursuite acharnée, il a pu la joindre à Orbe, au delà des premières montagnes du Jura…

– Oh! ma mère! tu vas tressaillir de joie dans ton sépulcre… La voici enfin entre mes mains, cette femme que tu n'as pu frapper! – s'écria le fils de Frédégonde. Et s'adressant aux bourreaux qui tenaient entre leurs mains le petit Mérovée: – Ne tuez pas cet enfant… qu'on le conduise dans ma tente… Vous attendrez mes ordres… vous ne savez pas la gloire qui vous attend, – ajouta Clotaire II avec une expression de férocité sardonique. Puis, se tournant vers Warnachaire: – Viens, allons recevoir dignement cette fille de roi, cette femme de roi, cette aïeule et bisaïeule de rois, Brunehaut, reine de Bourgogne et d'Austrasie… Viens… viens…

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