Читать бесплатно книгу «Les mystères du peuple, Tome V» Эжена Сю полностью онлайн — MyBook

C'était Loysik. Ronan, le Veneur, Odille, l'évêchesse, quelques moines et colons se jettent dans le bac; on passe la rivière, on aborde, et tous de courir au-devant du bon moine. La vieille Odille et la vénérable évêchesse retrouvèrent ce jour-là leurs jambes de quinze ans. À peine donne-t-on à Loysik le temps de descendre de sa mule; c'est un pêle-mêle de bras, de mains, de têtes, autour du vieillard; c'est à qui l'embrassera le premier. Il ne sait à quelles caresses répondre. Enfin cette tempête de tendresse s'apaise; on se calme, la joie n'étouffe plus, l'on peut causer en revenant au monastère, Loysik alors raconte à ses amis ce qu'il sait des tortures et de la mort de la reine Brunehaut; il leur apprend la confirmation de la charte de Clotaire Ier par Clotaire II.

– Enfin, – ajouta Loysik, – à mon retour de Ryonne, je suis allé trouver l'évêque de Châlons… La confirmation de notre charte par Clotaire II, c'était beaucoup, mais ce n'était pas tout.

– Frère Loysik, – reprit Ronan, – nous avons eu des nouvelles de l'évêque de Châlons… Voici comment: ensuite du départ des hommes de guerre de Brunehaut, que nous avons relâchés, selon tes ordres, après que tu as eu échappé à la mort que ce monstre te réservait, l'archidiacre n'a-t-il pas eu l'audace de revenir ici à la tête d'une cinquantaine de tonsurés et d'autant de pauvres esclaves de l'évêché… Esclaves et tonsurés, armés tant bien que mal, portaient une croix en guise de drapeau à la tête de leur troupe cléricale, ils venaient bravement nous déclarer la guerre, si nous refusions d'obéir aux ordres de l'évêque, et de laisser mettre nos biens dans son sac épiscopal.

– Ah! la bonne journée! – reprit en riant le Veneur; – cette troupe cléricale avait amené sur des chariots une barque pour traverser la rivière… J'étais ce jour de veille ici avec une trentaine de nos hommes; nous voyons d'abord mettre à l'eau la barque et y entrer l'archidiacre avec deux clercs pour rameurs. Trois hommes nous inquiétaient peu; nous les laissons aborder. L'archidiacre met pied à terre, casqué, cuirassé, par-dessus sa robe de prêtre, avec une longue épée au côté. «Si vous ne voulez pas vous soumettre aux ordres de l'évêque de Châlons, – nous dit d'un ton triomphant ce capitaine de basilique, – ma troupe va entrer dans cette vallée, afin de la réduire de vive force… Je vous accorde un quart d'heure pour réfléchir.»

– Il ne m'en faut pas tant, à moi, pour me décider, saint homme armé en guerre, – lui ai-je répondu. – Écoute ceci: Nous t'avons déjà une fois relâché la peau sauve, malgré tes insolences; cette fois-ci tu vas recevoir d'abord une rude discipline, mon capitaine de Dieu…

– Ah! vieux Vagre, vieux Vagre! – dit Loysik en secouant la tête, – voilà des violences que je n'aime pas… Si j'avais été là, vous n'eussiez point ainsi gâté votre cause…

– Bon père, – reprit le Veneur en riant, ainsi que Ronan, les vieux damnés! – il n'y a eu rien de gâté que le cuir de l'archidiacre. Aussitôt dit que fait: on prend mon homme, on trousse sa robe de prêtre, et à grands coups de ceinturon on applique une rude discipline à mon capitaine de Dieu, tout casqué, cuirassé qu'il était… après quoi on le met dans le bac; moi et mes gens nous y entrons, et nous trouvons en ligne, sur l'autre bord, l'armée cléricale. Cinq ou six de ces tonsurés s'étaient munis d'arcs; ils nous envoient une volée de flèches assez mal visées; mais le hasard veut qu'elle tue l'un des nôtres et en blesse deux; nous étions trente au plus, nous abordons cette centaine de soldats d'église et de pauvres esclaves, amenés là de force; ils essayent de nous résister, mais nous invoquons notre très-sainte Trinité: épée, lance et hache; aussi les vaillants de l'évêque de Châlons nous montrent bientôt comment est cousu le derrière de leurs chausses… Le glorieux capitaine épiscopal saute sur sa mule et donne le signal de la retraite en fuyant au galop; les tonsurés l'imitent… nous enterrons une demi-douzaine de morts; nous ramassons quelques blessés, qui ont été soignés au monastère, plus tard, remis en liberté; or, depuis nous n'avons pas entendu parler de la vaillante armée épiscopale.

– Je savais cela, mes amis, et je vous approuve, sauf la discipline de l'archidiacre, que je blâme fort, – dit Loysik; – car j'ai eu grand'peine à calmer la juste colère de l'évêque de Châlons à ce sujet… Vous avez donc agi comme il fallait; oui, défendre son bon droit, repousser la force par la force, c'est justice, et de plus, la résistance poussée jusqu'à l'héroïsme est souvent politique; car, Brunehaut, je vous l'ai dit, a reculé devant l'idée de vous pousser au désespoir… À mon retour du camp de Clotaire, j'ai vu l'évêque; je l'ai trouvé furieux de votre résistance et de l'outrage fait à l'archidiacre. Je lui ai dit ceci: – Je blâme fort l'outrage, mais j'approuve fort la résistance légitime de mes frères de la vallée… Voyez à quoi bon la violence? Vous, homme d'église, vous avez envoyé des gens armés contre des moines et des colons qui ne demandaient qu'à vivre libres, paisibles et laborieux, selon leur droit. Vos gens ont été battus, et ils le seront encore s'ils reviennent… Renoncez donc à toute prétention sur cette vallée, nous reconnaîtrons, de notre côté, vos droits de juridiction spirituelle, mais rien de plus… – «Alors, – s'est écrié l'évêque furieux, – je vous retirerai les prêtres qui disent la messe au monastère! tremblez! j'excommunierai la vallée!» – Soit, évêque; nous serons excommuniés; cependant nos prairies continueront de verdir, nos bois de brancher, nos champs de produire le blé, nos vignes le vin, nos troupeaux leur lait, nos abeilles le miel; les enfants naîtront robustes et vermeils comme par le passé: votre excommunication, vous le savez, ne peut rien changer à la nature des choses; seulement nos voisins se diront: – Oh! oh! voici une vallée excommuniée toujours fertile; voici des gens excommuniés toujours gais et bien portants; c'est donc une raillerie que l'excommunication. – Or, évêque, croyez-moi, de ce châtiment que vous dites, et que tant de pauvres gens croient terrible, l'on se souciera peu ou point… Suivez mon avis, renoncez à la violence, à la bataille; vos soldats tonsurés ne brillent pas, vous le voyez, à la guerre; respectez nos biens, nos libertés, nous respecterons votre juridiction spirituelle… sinon, non; et les malheurs que peut causer votre iniquité retomberont sur vous!.. Enfin, mes amis, après de longs débats, j'ai obtenu de l'évêque la charte que voici; écoutez-en attentivement la lecture. Il y a peut-être là, en germe, l'affranchissement de la Gaule: je vous dirai tout à l'heure pourquoi.

Et Loysik lut ce qui suit:

«Au saint et vénérable frère en Christ Loysik, supérieur du monastère de Charolles, bâti en la vallée de ce nom, concédée audit frère Loysik en donation perpétuelle, en vertu d'une charte octroyée par le glorieux roi Clotaire, l'an 558, et confirmée par l'illustre Clotaire II, cet an-ci 613, Salvien, évêque de Châlons: Nous croyons devoir insérer dans cette feuille ce que nous et nos successeurs devront faire, avec l'assistance du Saint-Esprit: 1º l'évêque de Châlons, par respect pour le lieu, et sans en recevoir aucun prix, bénira l'autel du monastère de Charolles et accordera, si on le lui demande, le saint chrême chaque année; 2º lorsque, par la volonté divine, un supérieur aura passé du monastère à Dieu, l'évêque, sans en attendre de récompense, élèvera au rang de supérieur ou d'abbé le moine remarquable par les mérites de sa vie, qui aura été choisi par la communauté; 3º nos successeurs évêques ou archidiacres, ou tous autres administrateurs, ou quelque personne que ce puisse être de la cité de Châlons, ne s'arrogeront aucune autre puissance sur le monastère de Charolles, ni dans l'ordination des personnes, ni sur les biens, ni sur les métairies de la vallée, déjà données par le glorieux roi Clotaire Ier, et confirmées par l'illustre roi Clotaire II;nos successeurs n'oseront pas non plus prétendre extorquer, à titre de présent, quoi que ce soit du monastère ou des paroisses de la vallée; 5º nos successeurs, à moins d'être priés par le supérieur et la communauté de venir faire la prière au monastère, n'entreront jamais dans son intérieur ou ne franchiront l'enceinte de ses limites, et après la célébration des saints mystères, et avoir reçu de courts et simples remercîments, l'évêque songera à regagner sa demeure sans besoin d'en être requis par personne; 6º si quelqu'un de nos successeurs (ce qu'à Dieu ne plaise), rempli de perfidie, et poussé par la cupidité, voulait, dans un esprit de témérité, violer les choses ci-dessus contenues, qu'abattu sous le coup de la vengeance divine, il soit soumis à l'anathème. Et pour que cette constitution demeure toujours en vigueur, nous avons voulu la corroborer de notre signature.

«Salvien.

«Fait à Châlons, le huitième jour des kalendes de novembre de l'an de l'Incarnation 613[F].»

– Mon bon frère Loysik, – dit Ronan, – cette charte garantit nos droits; merci à toi de l'avoir obtenue; mais n'avions-nous pas nos épées pour les défendre, ces droits?

– Oh! toujours ce vieux levain de Vagrerie! les épées, toujours les épées! ainsi les meilleures choses deviennent mauvaises par l'abus et l'emportement; oui, l'épée, oui, la résistance, oui, la révolte poussée jusqu'au martyre, lorsque votre droit est violé par la force; mais pourquoi le sang? pourquoi la bataille? lorsque le bon droit est reconnu, garanti? et d'ailleurs, qui vous dit que dans de nouvelles luttes vous auriez le dessus? qui vous dit que l'évêque de Châlons, ou son successeur, si vous refusiez de reconnaître sa juridiction, n'appellerait pas, malgré la charte royale confirmée par Clotaire, n'appellerait pas quelque seigneur bourguignon à son aide?.. Vous sauriez mourir, c'est vrai… mais à quoi bon mourir lorsqu'on peut vivre libres et paisibles? Cette charte engage l'évêque et ses successeurs à respecter les droits des moines de ce monastère et des habitants de cette vallée; c'est une garantie de plus; mais si quelque jour on la foule aux pieds, alors à vous les résolutions héroïques; jusque-là, mes amis, vivez les jours tranquilles que cette charte vous assure.

– Tu as raison, Loysik, – reprit Ronan; – ce vieux levain de Vagrerie fermente toujours en nous… Un mot encore… cette soumission à la juridiction spirituelle de l'évêque, soumission consacrée par cette charte, n'est-ce pas une humiliation?

– N'exerçait-il pas auparavant, plus ou moins, son pouvoir spirituel? La reconnaître est peu de chose, la méconnaître c'est nous exposer à des luttes sans fin… Et à quoi bon? nos biens, notre liberté, ne sont-ils pas consacrés? Attendez du moins qu'on les attaque.

– C'est juste, mon bon frère…

– Et puis, tenez, mes amis, je vous le disais tout à l'heure, cette charte, obtenue de l'évêque parce que vous avez su énergiquement résister à son iniquité, au lieu de vous résigner lâchement à son usurpation, cette charte, si l'avenir ne me trompe, contient en germe l'affranchissement progressif de la Gaule…

– Comment cela, bon frère Loysik?

– Tôt ou tard, ce que nous avons fait ici dans la vallée de Charolles s'accomplira en d'autres provinces, le vieux sang gaulois ne restera pas toujours engourdi; quelque jour nos fils, se comptant enfin, diront à leur tour aux seigneurs et aux évêques, malgré leur puissance: Reconnaissez nos droits et nous reconnaîtrons le pouvoir que vous vous êtes arrogé; sinon, guerre à outrance, guerre à mort!..

– Et pourtant, Loysik! – s'écria Ronan, – honte! iniquité!.. reconnaître ce pouvoir maudit, né d'une conquête spoliatrice et sanglante! le reconnaître, ce droit du vol et du meurtre! l'oppression de la race gauloise par la race franque!..

– Frère, autant que toi je déplore ces malheurs; mais que faire? Hélas! la conquête et l'Église, sa complice, pèsent sur la Gaule depuis plus d'un siècle, elles y ont déjà poussé de détestables mais profondes racines; les populations hébétées, énervées par les prêtres, sont accoutumées à respecter ce pouvoir odieux que le temps, l'habitude, la peur, l'ignorance des peuples, ont déjà en partie consacré. Notre descendance aura donc à compter avec ce pouvoir fortifié par les années; elle devra forcément le reconnaître, tout en revendiquant de lui, par la force s'il le faut, une partie des droits dont nos pères ont été déshérités par la conquête. Mais qu'importe, mes amis! ce premier pas fait, d'autres suivront d'âge en âge, hélas! au prix de luttes terribles sans doute; mais à chacun de ces pas, marqué par son sang, notre race se rapprochera de plus en plus de l'affranchissement… oui, viendra enfin ce beau jour prophétisé par Victoria la Grande, ce beau jour où la Gaule, foulant enfin sous ses pieds la couronne des rois franks et des papes de Rome, se relèvera fière, glorieuse et libre…

La nouvelle du retour de Loysik, volant de bouche en bouche, amena spontanément à la communauté tous les habitants de la vallée. On fêta ce jour avec une joyeuse cordialité; il assurait de nouveau le repos, les biens, la liberté des moines du monastère et de la colonie de Charolles.

Moi, Ronan, fils de Karadeuk, j'ai terminé d'écrire ce dernier récit deux ans après la mort de la reine Brunehaut, vers la fin des kalendes d'octobre de l'année 615. Clotaire II continue de régner sur toute la Gaule, comme avait régné seul son bisaïeul Clovis et son aïeul Clotaire Ier. Le meurtrier des petits-enfants de Brunehaut ne dément pas les sinistres commencements de sa vie. Cependant la charte royale et la charte épiscopale, relatives à la colonie et à la communauté, ont été jusqu'ici respectées. Mon frère Loysik, ma bonne vieille petite Odille, l'évêchesse et mon ami le Veneur, continuent de défier l'âge par leur santé.

Je charge le fils de mon fils de porter ce récit aux descendants de Kervan, frère de mon père, et comme lui fils de Jocelyn… La Bretagne est toujours la seule province de la Gaule qui soit jusqu'ici restée indépendante; elle a repoussé les troupes franques de Clotaire II, comme elle a repoussé les attaques des autres rois. L'esprit druidique inspire et soutient l'indomptable Armorique; puisse Hésus la préserver ainsi à travers les âges du souffle empoisonné, cadavéreux, liberticide, de l'Église catholique et romaine!

Mon petit-fils arrivera, je l'espère, sans malencontre jusqu'au berceau de notre famille, situé près des pierres sacrées de Karnak, ainsi que j'ai fait moi-même ce pieux pèlerinage, il y a cinquante ans et plus. Là, dans cette terre libre, mon petit-fils retrempera, comme moi, sa foi à l'indépendance future de la Gaule.

Je consigne sur cette feuille un fait important pour notre famille, divisée en deux branches, l'une habitant la Bourgogne, l'autre la Bretagne. En ces temps de guerre civile et de désordre, la paix, la liberté dont nous jouissons peuvent être violemment attaquées; nos descendants sauront, je l'espère, mourir plutôt que de redevenir esclaves; mais si, par faiblesse, ce malheur arrivait, si des événements imprévus s'opposaient à une résolution héroïque, si notre race devait de nouveau subir la servitude et être emmenée au loin captive, il serait bon, en prévision d'infortunes, hélas! toujours possibles, que tous ceux de notre famille portent, ainsi que les enfants de mon fils, un signe de reconnaissance ineffaçable imprimé sur le bras au moyen de la pointe d'une aiguille rougie au feu et trempée dans le suc de baies de troëne; la douleur n'est pas grande, et la peau délicate des enfants reçoit et conserve à jamais ces traces indélébiles: les mots gaulois Brenn et Karnak, mots qui rappellent les glorieux souvenirs de nos ancêtres, devraient être écrits sur le bras droit de tous les enfants de notre descendance, et toujours ainsi de génération en génération… Qui sait s'il n'adviendra pas à travers les âges des rencontres telles que notre famille, maintenant divisée en deux branches, puisse trouver dans ce signe convenu le moyen de se reconnaître et de se prêter secours?

Et maintenant, ô nos fils! vous qui lirez ces récits dictés, comme les autres légendes de nos aïeux, par l'ardent désir de conserver en vous le saint amour de la patrie, de la famille, l'horreur du joug des conquérants, et l'espoir de le briser un jour, ce joug abhorré… ô nos fils! que la moralité des aventures de ma vie, de celle de mon père Karadeuk et de mon frère Loysik, ne soit pas perdue pour vous; puisez-y enseignement, exemple, espoir, courage… oui, guerre éternelle aux deux ennemis mortels de la Gaule, les rois franks, les évêques de Rome! guerre à outrance contre la royauté, contre l'Église, jusqu'au jour de liberté!.. prédit par Victoria la Grande à notre aïeul Scanvoch!

FIN DE RONAN LE VAGRE ET KARADEUK LE BAGAUDE
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