–La foudre tomberait à ses pieds qu'il ne bougerait point… il s'en ira comme il est venu… sur ses deux genoux.
–Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons l'évêque… Marche, Simon.
–Suis-moi, Ronan.
Et les Vagres, conduits par l'esclave ecclésiastique, disparurent dans le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa épiscopale, tous chantant à demi-voix:
«Le joyeux Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de l'autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois…»
Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale?.. Ce qu'ils faisaient?.. ils buvaient coup sur coup; le leude du comte était retourné au burg chercher l'esclave… En l'attendant, l'évêque Cautin, chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu quitter la salle du festin; il n'osait, se croyant protégé par la sainte présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de proie effaré.
L'ermite laboureur, comme d'habitude, rêvait ou observait en silence…
–Qu'as-tu donc? – dit l'évêque au comte, – tu es triste, tu ne bois plus… Tout à l'heure fratricide, tu es maintenant, de par mon absolution, blanc comme neige… déride-toi donc; ta conscience n'est-elle pas nette? réponds donc… M'aurais-tu caché quelque autre crime?.. le moment serait mal choisi… tu l'as vu, l'enfer n'est pas loin…
–Tais-toi, patron… tais-toi… je me sens si faible, que je ne porterais pas un chevreuil sur mes épaules, moi qui porterais un sanglier… N'abandonne pas ton fils en Christ! toi, qui peux conjurer les démons, je ne te quitterai pas d'ici au jour…
–Tu me quitteras pourtant tout à l'heure, lorsque la petite esclave sera venue; il faudra que je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu.
–Aussi vrai qu'un de mes aïeux s'appelait l'Aigle terrible en Germanie, je ne te quitterai pas plus que ton ombre…
–Un des aïeux de ce Neroweg se nommait l'Aigle terrible en Germanie… la rencontre est étrange, – pensait l'ermite… – Ainsi nos deux races ennemies, Franke et Gauloise, se sont rencontrées, se rencontrent… se rencontreront peut-être encore à travers les âges…
–Bon patron, – dit Neroweg, – d'ici au jour, je ne te quitterai pas plus que ton ombre.
–Comte, prends garde… ta terreur me prouve que ton âme n'est pas tranquille… avoue-le, tu ne m'as pas tout dit?
–Si, si, je t'ai tout dit.
–Dieu le veuille, pour le salut de ton âme… Mais déride-toi donc… tiens, parlons un peu de chasse… comme toi, je suis fin veneur; cette conversation t'égayera… Et à propos de chasse, un reproche.
–À moi?
–À toi ou à tes esclaves forestiers… L'autre jour ils sont venus lancer trois cerfs au milieu des bois de l'Église… tu sais, dans l'enceinte touchant à ce bout de ta forêt, séparé du restant de tes domaines par la rivière?
–Si mes esclaves forestiers ont lancé des cerfs chez toi, tes esclaves en lanceront une autre fois chez moi: nos bois ne sont séparés que par une route.
–C'est dommage… notre limite à tous deux devrait être la rivière.
–Il me faudrait pour cela t'abandonner les cinq cents arpents de bois qui sont en delà de la rivière.
–Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce bout de forêt? elle est bien chétive en cet endroit-là…
–Chétive! il y a des chênes de vingt coudées, et c'est la partie la plus giboyeuse de mes biens…
–Tu vantes ton domaine, c'est ton droit; mais, dans ton intérêt même, tu serais mieux et plus sûrement limité, si tu l'étais par la rivière, et si tu te débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent à mes terres..
–Pourquoi me parles-tu de mes bois? je n'ai plus d'absolution à te demander… entends-tu, évêque?
–Non… tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton frère Ursio… tu as expié ces crimes en douant l'Église: tu es absous… Cependant… et cela me revient seulement maintenant à l'esprit, cependant nous n'avons pas songé à une chose…
–À laquelle, patron?
–Ta quatrième femme Wisigarde a péri par tes mains de mort violente; elle n'a pas reçu en mourant l'assistance d'un prêtre… son âme est en peine, il se pourrait qu'elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de fantôme effrayant, jusqu'à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre âme…
–Comment la tirer de peine?
–Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.
–Je ne suis pas prêtre, moi!
–Mais je le suis, moi!
–Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine.
–Soit… Durant vingt ans, il sera dit à l'autel des prières pour l'âme de Wisigarde, à condition que tu m'abandonneras ce bout de forêt, séparé de ton domaine par la rivière…
–Encore donner à ton Église… donner toujours… toujours donner!..
–Libre à toi de préférer être tourmenté la nuit par des fantômes livides et sanglants…
Le Frank regarda l'évêque d'un oeil défiant et irrité; puis il reprit avec un courroux concentré:
–Gaulois rapace, tu veux donc me prendre pièce à pièce la part de conquêtes que nos rois nous ont donnée, à mon père et à moi, en bénéfice héréditaire? Doter encore ton Église! je doterais plutôt le diable!..
–Dote-le donc… le voici!! – dit une grosse voix qui semblait sortir des entrailles de la terre.
Au son de cette voix, l'ermite se leva surpris, l'évêque se renversa sur le dossier de son siége, se signa brusquement; puis, réfléchissant, il dit en latin:
–C'est mon chambrier; il était resté là-dessous… le tour est gai… il vient à point…
Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant poursuivi par le démon en personne, avait poussé un grand cri, s'enfuyant éperdu de la salle du festin, et manquant de renverser le leude, qui en ce moment entrait, poussant devant lui une jeune fille, en disant:
–Voici la petite esclave, Odille, la filandière.
L'évêque en rut oublia tout pour courir vers la pauvrette; mais au moment où il s'élançant pour la saisir, une main vigoureuse, sortant par l'ouverture de la dalle abaissée, arrêta le prélat par un pan de sa robe en lui criant:
–Luxurieux point ne seras, saint homme de Dieu!!
Lorsque l'évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui, sortirent par l'issue du souterrain, en poussant des cris enragés… Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s'étaient noirci la figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les flammes de l'enfer et à jouer le miracle.
À la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi qu'ils venaient de l'enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en criant:
–Les démons! les démons!..
Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l'écurie, s'élança sur son cheval, et à toute bride s'éloigna de la villa épiscopale; ses leudes l'imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec épouvante:
–Les démons! les démons!..
La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.
Qui dit donc une messe de nuit dans la chapelle de l'évêque? les cierges sont allumés sur l'autel, ni plus ni moins que pour la fête de Pâques; ils éclairent de leur vive lumière les premiers arceaux: le reste de la chapelle est noyé d'ombre, jusqu'à la porte voûtée, à travers laquelle on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d'un brasier qui s'éteint… Quel brasier? celui que formait les débris embrasés de la villa épiscopale…
La villa a donc été incendiée par les Vagres? Certes; auraient-ils sans cela emporté des torches de paille?
Au milieu du choeur sont entassées pêle-mêle les richesses de l'évêque: vases d'or et d'argent, saints calices et coupes à boire, boîtes à Évangiles et plats à manger, patènes et bassins à rafraîchir le vin; gros sacs de peau éventrés, d'où ruissellent les sous d'or et d'argent; riches étoffes pourpres et bleues, n'attendant plus que la façon; fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme la colombe; et pour trophées, aux quatre coins de ce splendide monceau de butin, les haches, les boucliers et les piques des leudes fuyards par peur du diable: or, argent, acier, vives couleurs, tout brille, fourmille et scintille de ces joyeux miroitements, particuliers aux gros monceaux de précieux butin, si plaisants à l'oeil d'un Vagre…
Ils sont donc là, les Vagres? ils sont donc dans la sainte chapelle de la villa épiscopale?
Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont ils ont fait leur magasin…
Et que font-ils là?
Ma foi! ils font ce que font les Vagres après avoir bu, ravagé, pillé: les uns ronflent et cuvent leur ivresse sur les marches de l'autel, les autres, se balançant sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant amoureusement leur gros tas de butin, ces richesses, qu'ils vont semer sur leur route, et qui feront tant d'heureux; car les Vagres de Ronan surtout sont fidèles à ces commandements… saints commandements en Vagrerie:
«Prenons aux riches, donnons aux pauvres… Vagre qui garde un sou pour le lendemain n'est plus un Vagre, un Loup, une Tête de loup, un Homme errant… Toujours il partage son butin de la veille entre les pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats! Franks pillards et oppresseurs de la vieille Gaule!»
Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts des colonnes, ou assis sur les marches de l'autel, à côté des ronfleurs, leurs regards sont aussi fermes que leurs jambes, n'ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux vins vieux de la villa épiscopale?
Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus que les autres (et Ronan est de ce nombre); mais ce sont des Vagres aguerris, rudes compères, qui vous vident une outre d'un trait, et marchent sans broncher sur une poutre à travers l'incendie qu'ils ont allumé dans le burg d'un Frank ou dans la villa d'un évêque… Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus de haillons, ces femmes? non moins misérables, mais dont quelques-unes sont jolies, très-jolies; les uns et les unes ont l'air aussi gai, aussi aviné que les Vagres, que sont-ils, ces hommes et ces femmes?
Ce sont des esclaves de l'Église, joyeux d'avoir leur jour de justice et de vengeance… Mais d'autres esclaves en grand nombre ont fui dans les champs, craignant de voir le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez sacriléges pour mettre à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.
Que fait donc Ronan, se prélassant au banc épiscopal, où il est assis, revêtu des habits sacerdotaux et coiffé du bonnet de fourrure, que le comte Neroweg a laissé dans la salle du festin en fuyant éperdu? Quatre Vagres assistent Ronan… étranges clercs! plaisants diacres! Parmi eux se trouve Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait pas la ceinture.
–Frères, sommes-nous tous ici?
–Ronan, il ne manque que le Veneur; au plus fort de l'incendie, il a couru à la porte de l'évêchesse… et l'un des nôtres l'a vu ensuite traverser les flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras cette belle femme évanouie.
–Sans doute il la fait revenir à elle… Or, pendant qu'on ranime l'évêchesse, si nous jugions l'évêque?..
–Bien dit, Ronan.
–Le saint homme a souvent jugé du haut du tribunal de la curie, comme évêque et chef de la cité de Clermont, jugeons-le à son tour.
–Oui, oui, jugeons l'évêque! jugeons l'évêque!..
Et les esclaves de l'abbaye criaient plus fort que les Vagres:
–Jugeons l'évêque!
–Qu'on l'amène!
Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu'alors retenu dans un couloir voisin. Il fut introduit garrotté, pâle et courroucé, devant le tribunal de Ronan et de ses clercs en Vagrerie.
–Seigneur évêque, – lui dit Ronan, -votre charité, votre piété, votre clarissime pudicité (afin d'employer les titres honorifiques que vous vous accordez entre vous, saints hommes), votre clarissime pudicité voudra-t-elle nous dire comment tu t'appelles?
–Incendiaire! pillard! sacrilége!.. voilà tes noms à toi… Je te damne et t'excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l'autre, où vous subirez pour vos forfaits les peines éternelles!
–Ta clarissime charité répond à ma question par des injures… Or, puisque ta clarissime humilité refuse de dire ton nom, ton nom, le voici: Tu t'appelles Cautin…
–Puisse mon nom te brûler la langue!
–Pauvres esclaves de l'abbaye, – ajouta Ronan en s'adressant à eux, – quels reproches faites-vous à votre évêque?
–Il nous écrase de travaux de l'aube au soir, et souvent la nuit.
–Pour nourriture, il nous donne une poignée de fèves.
–Il nous laisse sous ces haillons, et dans nos huttes de boue effondrées la cabane des porcs nous fait envie.
–Nos moindres fautes sont punies du fouet.
–Nous autres, jeunes femmes du gynécée de l'évêchesse, il abuse de nous par la menace… Quelle résistance peut faire l'esclave? elle se soumet en frissonnant… et pleure…
–J'ai dit ce que j'ai dit, – ajouta le vieux Simon, l'introducteur des Vagres dans la villa. – Qu'un Frank nous asservisse et nous accable de misères… conquérant, il use de sa force; mais que des évêques, Gaulois comme nous, se joignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec lui nos dépouilles… je l'ai dit et je le dis, c'est le crime des prêtres de l'Église catholique, apostolique et romaine, comme ils s'appellent… Joug pour joug, j'aurais préféré celui de la Rome des empereurs; c'était une franche guerre: soldat contre soldat, épée contre épée; mais j'ai horreur et dégoût du joug de la Rome des papes, cette Église qui nous opprime par la fourberie, par l'hébêtement, et qui, reniant la patrie, la liberté, nos gloires passées, abrutit et châtre notre virile race gauloise… Ah! nos anciens prêtres, nos druides vénérés, ne s'alliaient pas ainsi lâchement aux Romains conquérants de la Gaule… Non, non, le glaive d'une main, une branche de gui de l'autre, donnant les premiers le signal de la sainte guerre contre l'étranger, ils soulevaient les populations en armes avec ces deux seuls mots: Patrie et liberté!! Alors surgissaient du grand flot populaire: le chef des cent vallées! Sacrovir! Vindex! Marik! Civilis! et Rome tremblait au Capitole… Mais où sont-ils nos druides vénérés? Où ils sont?.. Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs os calcinés par le feu sous les ruines de leurs temples renversés par les prêtres catholiques. Où ils sont, nos druides? demandez-le aux bourreaux des cités gouvernées par les évêques… Hélas! avec les druides, est morte l'indépendance de la Gaule!.. les évêques et les Franks lui larronneront jusqu'à son nom!.. Je vous l'ai dit, je vous l'ai dit… Oh! ne me menace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque… Ce langage t'étonne dans la bouche d'un pauvre vieux esclave; mais cet esclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avant d'être ta chose, comme tes boeufs et tes porcs, cet esclave avait acquis plus de science que tu n'en posséderas jamais, prélat fainéant, cupide et luxurieux!! Rassure-toi, je ne te ravirai pas ta vengeance; je suis trop vieux pour courir la Vagrerie… toi, ou ton successeur, vous me trouverez sur les ruines de ta villa épiscopale, le vieux Simon sera pendu; mais son dernier mot sera: Malédiction sur les Franks conquérants, malédiction sur les évêques catholiques… et vive la vieille Gaule!
–Évêque, – reprit Ronan, – ta clarissime véracité a-t-elle quelque chose à répondre aux accusations de tes esclaves et aux paroles du vieux Simon?
–Ce sont eux, les scélérats maudits, les sacriléges, qui auront à répondre au terrible jour du jugement… Après quoi, ils grinceront des dents pour l'éternité… ainsi que toi, vieux Simon, abominable païen!.. Quoi! tu oses glorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des druides, ces prêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi les âmes que leur exécrable idolâtrie a perdues!
–Donc, évêque, ta clarissime pureté de conscience ne trouve rien autre chose à expectorer que des injures, toujours des injures?
–Et fasse à l'instant le Seigneur que ces injures soient autant de lames ardentes qui vous percent le ventre, maudits!
–Soit! que ta clarissime sainteté nous régale d'un miracle, dût-il nous percer le ventre, en attendant ce prodige… Voici ce dont je t'accuse, moi, Ronan: tu convoitais les biens d'un de tes prêtres, nommé Anastase, il a refusé de te les abandonner, tu l'as par ruse attiré chez toi, à Clermont, puis tu l'as fait saisir, garrotter et enfermer tout vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfactionL. Ta clarissime charité ose-t-elle nier ceci?
–Plaisant concile que celui de ces scélérats pour m'interroger, moi, évêque!
–Tu ne nies pas? Poursuivons, ta clarissime pauvreté dans sa rage d'augmenter ses richesses en larronnant autrui, a imaginé ce soir, sous prétexte de miracle, un vrai tour de bandit: tu as effrontément dépouillé le comte Neroweg en l'épouvantant au nom du diable… moyennant un fagot, deux bottes de paille, et un denier de soufre… Cedit miracle, peu coûteux, t'a beaucoup trop rapporté… Dépouiller un Frank, c'est justice en Vagrerie, nous n'en faisons point d'autres; mais si les Vagres se gaudissent à piller nos conquérants, c'est pour convier le pauvre monde au régal de ces pilleries… Toi, tu voles le voleur pour t'enrichir… ceci, en Vagrerie, est un très-damnable péché… Autre iniquité: tu as absous ce comte fratricide pour obtenir la jouissance d'une jeune esclave, une enfant de quinze ans au plus, je l'ai vue; or, en Vagrerie, cette luxure épiscopale est encore un très-damnable péché… je dois en avertir ta clarissime pudicité.
Puis, s'adressant aux Vagres, Ronan ajouta:
–Où est la petite esclave?
–Ici près, dans un réduit; elle avait grand'frayeur de nous et de l'incendie… nous l'avons doucement portée sur un matelas, elle est là, pleurante.
–Amenez-la.
La jeune esclave fut amenée.
Ronan disait vrai: lui donner quinze ans, à cette enfant, c'était peut-être la vieillir… Ses blonds cheveux, séparés en deux longues tresses épaisses, tombaient à ses pieds, nus comme ses bras et ses épaules: le leude brutal, en allant la quérir au burg, lui avait à peine donné le temps de se vêtir pour l'emporter sur son cheval. Aussi, en présence des Vagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands yeux bleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante… Sa course nocturne en croupe du guerrier frank, l'incendie de la villa épiscopale, l'aspect étrange des Vagres… que de sujets d'effroi pour elle! Ses joues avaient dû autrefois être rondes et roses; mais elles étaient devenues pâles et creuses: cette figure enfantine, empreinte de souffrance, faisait mal à voir… Ronan, malgré lui, ne la quittait pas des yeux, aussi lorsque cette jeune esclave entra dans la chapelle, lui, toujours joyeux, se sentit attristé, sa voix même s'émut lorsqu'il lui dit doucement:
–Ton nom, mon enfant?
–On m'appelle Odille.
–Où es-tu née?
–Loin d'ici… dans l'une des hautes vallées du Mont-d'Or.
–Quel âge as-tu?
–Ma mère me disait ce printemps: Odille, voilà quatorze ans que tu fais la joie de ma vie.
–Comment es-tu devenue l'esclave du comte frank?
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