Читать бесплатно книгу «Les mystères du peuple, Tome IV» Эжена Сю полностью онлайн — MyBook

La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux Vagres; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la troupe de ces joyeux compères… Il faut les voir alertes, dispos comme s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller, babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines, mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de fleur de froment.

–Qu'il fait bon en Vagrerie!

Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie, habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse, poudreuse et montueuse; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et maugréant, traîne sa lourde panse.

–Seigneur évêque, – lui dit la jeune fille, porteuse de l'amphore envoyée par l'évêchesse, – voici de bon vin épicé; buvez, cela vous donnera des forces pour la route.

–Donne, donne, ma fille! – s'écria Cautin en tendant ses mains avides, – Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier…

Et s'abouchant à l'amphore, il la pompa d'un trait; puis, la jetant vide à ses pieds, il s'écria, regardant la jeune fille d'un oeil courroucé:

–Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse?

–Oui, seigneur évêque: j'ai vingt ans, et voici le premier jour de ma vie où je peux dire: Je m'appartiens… je peux aller, venir, courir, sauter, chanter, danser à mon gré…

–Tu t'appartiens, effrontée! c'est à moi que tu appartiens; mais, Dieu merci, tu seras reprise, soit par l'Église, soit par quelque chef frank… et tu tomberas, je l'espère, en pire esclavage!

–J'aurai du moins connu la liberté…

Et la jeune fille de s'élancer, sautant et chantant, à la poursuite d'un papillon voletant sur la route.

La troupe des Vagres arriva près de quelques huttes d'esclaves, dépendantes des terres de l'Église, situées au bord de la route: de petits enfants hâves, chétifs, et complétement nus, faute de vêtements, se traînaient dans la poudre du chemin; leurs pères travaillaient aux champs depuis l'aube; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient au seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit de l'évêque, accroupies sur une paille infecte; leurs longs cheveux hérissés, emmêlés, tombant sur leur front et sur leurs épaules osseuses; leurs yeux caves, leurs joues creuses et tannées, leurs haillons sordides, leur donnaient un aspect à la fois si repoussant, si douloureux, que l'ermite laboureur, les montrant de loin à l'évêque, lui dit:

–À voir ces infortunées, croirait-on que ce sont là des créatures de Dieu?

–Résignation, misère et douleur ici-bas, récompenses éternelles là-haut… sinon, peines effrayantes et éternelles, – s'écrie Cautin, – c'est la loi de l'Église, c'est la loi de Dieu!

–Tais-toi, blasphémateur, tu parles comme ces médecins imposteurs qui disent l'homme né pour la fièvre, la peste, les ulcères, et non pour la santé!

Les femmes et les enfants esclaves, à la vue de la troupe nombreuse et bien armée, avaient eu peur et s'étaient d'abord réfugiés au fond de leurs huttes, mais Ronan s'avançant cria:

–Pauvres femmes! pauvres enfants! ne craignez rien… nous sommes de bons Vagres!

La Vagrerie faisait trembler les Franks et les évêques, mais souvent les pauvres gens la bénissaient; aussi femmes et enfants, d'abord réfugiés, craintifs au fond des tanières, en sortirent, et l'une des esclaves dit à Ronan:

–Est-ce votre chemin que vous cherchez? nous vous servirons de guides.

–Craignez-vous les leudes des seigneurs? – dit une autre. – Il n'en est point passé par ici depuis longtemps; vous pouvez marcher tranquilles.

–Femmes, – reprit Ronan, – vos enfants sont nus; vous et vos maris, travaillant de l'aube au soir, vous êtes à peine couverts de haillons, vous couchez sur une paille pire que celle des porcheries, vous vivez de fèves pourries et d'eau saumâtre.

–Hélas! c'est la vérité… bien misérable est notre vie.

–Et moi, Ronan le Vagre, je vous dis: voilà du linge, des étoffes, des vêtements, des couvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres pleines, des provisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres… donne, petite Odille, à ces bonnes gens… donne, belle évêchesse en Vagrerie… donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants… donnez encore, donnez toujours!

–Prenez… prenez, mes soeurs, – disait l'évêchesse les yeux pleins de douces larmes en aidant les Vagres à distribuer ce butin pris dans sa maison et qu'elle ne regrettait pas. – Prenez, mes soeurs! Esclave comme vous, plus que vous peut-être, j'ai, sous ces rideaux, rêvé d'amour et de liberté; libre et amoureuse, je suis aujourd'hui! prenez mes soeurs… prenez encore…

–Tenez… prenez, chères femmes, et que vos petits enfants ne vous soient jamais ravis! – disait Odille aidant aussi à distribuer le butin. Et elle essuyait ses yeux en disant: – Comme il est bon, Ronan le Vagre, comme il est bon au pauvre monde!

–Soyez bénis… soyez bénis, – s'écriaient ces pauvres créatures pleurant de joie; – vaut mieux rencontrer un Vagre qu'un comte ou qu'un évêque.

Et c'était plaisir de voir avec quelle ardeur ces hardis compagnons, perchés sur les chariots, distribuaient ainsi ce qu'ils avaient pris au méchant et cupide évêque; c'était plaisir de voir les figures toujours tristes, toujours mornes, de ces femmes infortunées, s'épanouir si surprises, si heureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles regardaient ébahies, ravies, cet amoncellement d'objets de toutes sortes jusqu'alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants, plus impatients, s'attelaient gaiement deux, trois, quatre à un matelas pour le transporter dans une des masures, ou bien enlaçant leurs petits bras amaigris, s'opiniâtraient à soulever un gros rouleau d'étoffe de lin; mais voilà que soudain une voix courroucée, menaçante, véritable trouble-fête, épouvante et glace ces pauvres gens.

–Malheur à vous! damnation sur vous! si vous osez toucher d'une main sacrilége aux biens de l'Église… tremblez… tremblez! c'est péché mortel… vous, vos maris, vos enfants, vous serez plongés dans les flammes de l'enfer durant l'éternité…

C'était l'évêque Cautin accourant tout gâter malgré les remontrances de l'ermite laboureur.

–Oh! nous ne toucherons à rien de ce que l'on nous donne, notre évêque, – répondaient les femmes et les enfants contrits et frissonnant de tous leurs membres, – nous ne toucherons point, hélas! à ces biens de l'Église.

–Mes Vagres, – dit Ronan, – pendez-moi l'évêque… nous trouverons ailleurs un cuisinier…

Déjà l'on s'emparait du saint homme, alors plus pâle, plus tremblant que les plus pâles et les plus tremblantes des pauvres femmes naguère si joyeuses, lorsque le moine s'interposa et de nouveau délivra Cautin.

–L'ermite! – s'écrièrent les esclaves, – l'ermite laboureur…

–Béni sois-tu, l'ami des affligés…

–Béni sois-tu, notre ami à nous autres petits enfants qui t'aimons tant, car tu nous aimes…

Et toutes ces mains enfantines s'attachèrent à la robe de l'ermite, qui disait de sa voix douce et pénétrante:

–Chères femmes, chers petits enfants, prenez ce qu'on vous donne, prenez sans crainte… Jésus l'a dit: «Malheur au riche, s'il ne partage son pain avec qui a faim, son manteau avec qui a froid.» Votre évêque voulait vous éprouver: ces biens, il vous les donne…

–Béni sois-tu, saint évêque! – dirent les femmes en levant leurs mains reconnaissantes vers Cautin, – béni sois-tu, bon père, pour tes généreux dons!

–Je ne donne rien! – s'écria Cautin; – on me contraint, on me larronne, et vous brûlerez éternellement en enfer, si vous écoutez cet ermite apostat!..

La plupart des femmes regardèrent, indécises, Ronan, l'évêque et l'ermite; tour à tour elles approchaient et retiraient leurs mains de ces objets si précieux à leur misère; deux ou trois vieilles s'éloignèrent cependant tout à fait de ces biens de l'Église, et se jetèrent à genoux en murmurant dans leur effroi:

–Saint évêque Cautin! pardonne-nous d'avoir eu seulement la pensée d'un si grand péché…

–Ne craignez rien, mes soeurs, – reprit l'ermite, – votre évêque, encore une fois, vous éprouve. Ces biens superflus, il vous les donne en frère; il sait que le Seigneur, aimant également ses créatures, ne veut pas que celles-ci soient nues et frissonnantes… celles-là, suant sous le poids inutile de vingt habits… celles-ci, affamées… celles-là, repues… Ne redoutez pour votre évêque ni la faim ni le froid… voyez, sa robe est neuve, son chaperon aussi, ses souliers aussi; que lui faut-il davantage?.. À lui seul pourrait-il vêtir tous ces habits? à lui seul vider toutes ces outres de vin? à lui seul, manger toutes ces provisions?.. Non, non… prenez, mes soeurs, prenez, chers petits enfants… votre évêque partage avec vous…

–Ne l'écoutez pas! – s'écria Cautin, – car moi je vous dis…

–Toi, tu ne dis rien! – reprit Ronan en lui lançant un regard terrible. – Si tu parles, je fais, malgré toi, ton salut en te martyrisant sur l'heure…

Plusieurs des femmes, persuadées par les paroles de l'ermite, et aussi par l'âpreté de leur misère, commencèrent à emporter diligemment dans leurs cabanes, à l'aide de leurs enfants, les biens de l'Église: les trois vieilles n'osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant la poitrine.

–Chères filles, persévérez dans votre sainte horreur du sacrilège! – s'écria l'évêque, malgré les menaces de Ronan, – et vous irez en paradis entendre à perpétuité les Séraphins jouer du théorbe devant le Seigneur, en chantant ses louanges!

–Et moi, foi de Dent-de-Loup, je me ferais damner, rien que pour échapper à ces sempiternels théorbes!

–Tais-toi, païen! et vous, persévérez, mes filles! – s'écria Cautin d'une voix plus éclatante encore. – Cet ermite, suppôt du diable, vous pousse à une pillerie sacrilége, qui vous mène droit aux enfers…

–Mes Vagres, – dit Ronan, – une corde, et que l'on accroche ce bavard haut et court, puisque décidément il veut être pendu…

L'ermite arrêta d'un geste la colère des Vagres, et dit:

–Évêque, reconnais-tu comme divines les paroles de Jésus de Nazareth?

–Apostat! Pharaon! tu te dévoiles à cette heure! tu avais endossé la peau d'agneau… tu n'es qu'un loup ravisseur comme les autres… Je te défends de prononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ!

–Jésus de Nazareth a dit ceci, – reprit l'ermite: «-Si l'on vous prend votre manteau, courez après celui qui vous l'a pris, et donnez-lui encore votre tunique.» – Que voulait dire Jésus par ces paroles? sinon que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que de cette misère il fallait avoir pitié?.. Abandonne donc volontairement ces biens superflus, toi qui as fait serment de pauvreté, de charité!

–Tais-toi, méchant ermite, qui oses contredire notre évêque. Nous ne pouvons toucher du doigt aux biens de l'Église, – s'écria une des trois vieilles; – nous serions damnées…

–Oui, oui, – reprirent les deux autres. – Tais-toi, ermite.

–Pauvres créatures! plongées à dessein dans l'ignorance et l'aveuglement, – leur dit Ronan. – Tenez-vous beaucoup à la vie de votre évêque?

–Pour lui nous souffririons mille morts! – répondirent les trois vieilles, – oui, mille morts!..

–Oh! pieuses femmes! – s'écria Cautin jubilant. – Quelle superbe part de paradis vous aurez… Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle, je vous absous de tous vos péchés et vous bénis!

–O notre évêque, – reprirent les vieilles, se frappant la poitrine, – saint, trois fois saint parmi les saints!.. grâces te soient rendues!..

–Écoutez-moi, pauvres brebis, qui prenez le boucher pour le pasteur, – leur dit Ronan. – Si à l'instant vous ne profitez pas de ces dons, nous pendons, à vos yeux, votre évêque à cet arbre.

–Voici une corde, – dit Dent-de-Loup.

Et il la passa au cou de Cautin.

–Chères filles, emportez tout! prenez tout! – s'écria le prélat en se débattant. – Je vous adjure, je vous ordonne, moi, votre père en Christ, d'emporter ce butin sur l'heure!

Une des vieilles obéit promptement; les deux autres restèrent agenouillées en disant:

–Tu veux nous éprouver, grand évêque!

–Mais ces païens vont me pendre…

–Un saint homme comme toi ne craint pas le martyre.

–Non, mes filles, je ne le crains pas… mais je me sens encore indispensable au salut de mon troupeau… Emportez donc ce butin, vous dis-je, sinon je vous damne! je vous excommunie, maudites vieilles! vous répondrez de ma mort devant le Seigneur au jour du jugement!..

–Saint évêque, tu veux nous éprouver jusqu'à ta fin; tu nous a dit: Toucher aux biens de l'Église, c'est péché mortel… Voudrais-tu nous commander un péché mortel?

–Non, non, – reprit l'autre vieille en se frappant à grands coups la poitrine, – tu ne veux pas nous commander un péché mortel… c'est le martyre que tu veux…

–Et de là-haut tu nous béniras, Saint-Cautin, grand Saint-Cautin! glorieux martyr!

–Évêque, tu entends ces pauvres vieilles? tu as semé, tu récoltes… Allons, mes Vagres, haut la corde!

L'ermite s'interposait encore, afin de protéger le prélat, lorsque quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin, s'écrièrent:

–Des leudes! des guerriers franks!..

–Ils sont sept ou huit à cheval, et conduisent plusieurs hommes garrottés, des esclaves sans doute… Allons, mes Vagres, mort aux leudes! liberté aux esclaves!..

–Mort aux leudes! liberté aux esclaves!.. – crièrent les Vagres en courant aux armes.

–Les Franks! ils vont me reprendre et me reconduire au burg du comte, – s'écria la petite Odille toute tremblante. – Ronan, ayez pitié de moi!

–Les leudes, te prendre, pauvre enfant! il n'en restera pas un seul pour t'emporter.

–Ronan, pas d'imprudence, – reprit l'ermite; – ces cavaliers peuvent être les éclaireurs d'une troupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre éclaireurs, et garde ici le gros de ta troupe, retranché derrière les chariots.

–Moine, tu as raison… Tu as donc fait la guerre?

–Un peu… de çà, de là, dans l'occasion, pour défendre les faibles contre les forts…

–Des guerriers franks! – s'écria Cautin en joignant les mains d'un air triomphant, – des amis! des alliés! je suis sauvé… À moi, chers frères en Christ! à moi, mes fils en Dieu!.. délivrez-moi des mains des Philistins! à moi, mes…

Ronan ayant soudain tiré la corde restée pendante au cou du saint homme, l'interrompit net en serrant le noeud coulant.

–Évêque, pas de cris inutiles, – dit l'ermite; – et toi, Ronan, pas de violence, je t'en prie… ôte cette corde du cou de cet homme.

–Soit; mais ce sera pour lui lier les mains, et s'il me rompt davantage les oreilles, je l'assomme…

–Les cavaliers franks s'arrêtent à la vue des chariots, – s'écria un Vagre; – ils semblent se consulter.

–Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à l'heure en Gaule sept conquérants de moins!

–Nous voilà six… marche.

Parmi les six Vagres était le Veneur… L'évêchesse, le voyant examiner la monture de sa hache, sauta du chariot à terre, et, l'oeil brillant, les narines gonflées, la joue en feu, retroussant la manche droite de sa robe de soie, elle mit ainsi à nu, jusqu'à l'épaule, son beau bras, aussi blanc que nerveux, et s'écria:

–Une épée! une épée!..

–Qu'en feras-tu, belle évêchesse en Vagrerie?

–Je me battrai près de mon Vagre! je me battrai… comme nos mères des temps passés!

–Marchons, ma Vagredine! Si tes beaux bras sont aussi forts pour la guerre que pour l'amour, malheur aux Franks!

Et l'évêchesse, prenant virilement une épée, comme une Gauloise des siècles passés, courut gaiement à l'ennemi au bras de son Vagre. En passant devant l'évêque elle lui dit:

–Pendant douze ans tu m'as fait maudire la vie… je vais peut-être mourir… je te pardonne…

–Tu me pardonnes, scélérate impudique! lorsque c'est toi qui devrais, le front dans la poussière, me demander grâce pour tes énormités!

Cautin parlait encore que la Vagredine et le Vagre étaient déjà loin.

–Petite Odille, attends-moi; ces Franks tués, je reviens, – dit Ronan à la jeune fille, qui, toute pâle, le retenant de ses deux mains, le regardait de ses grands yeux bleus pleins de larmes. – Ne tremble pas ainsi… pauvre enfant!

–Ronan, – murmura-t-elle en étreignant plus vivement encore le bras du Vagre, – je n'ai plus ni père ni mère; tu m'as délivrée du comte et de l'évêque, tu as bon coeur, tu es plein de compassion pour le pauvre monde, tu me traites avec une douceur de frère; cette nuit, je t'ai vu pour la première fois, et pourtant il me semble qu'il y a déjà longtemps, longtemps que je te connais…

Puis elle saisit les deux mains du Vagre, les baisa et ajouta tout bas, les lèvres palpitantes:

–Et ces Franks, s'ils te tuaient?..

–S'ils me tuaient, petite Odille?..

Se retournant alors vers l'ermite, qu'il désigna du regard à la jeune fille, il ajouta:

–Si les Franks me tuent, ce bon moine laboureur veillera sur toi.

–Je te le promets, mon enfant; je te protégerai.

–Petite Odille, – reprit Ronan presque avec embarras, lui pourtant d'ordinaire aussi timide… qu'on l'est en Vagrerie, – un baiser sur ton front… ce sera le premier et le dernier peut-être…

L'enfant pleurait en silence; elle tendit son front de quinze ans à Ronan; il y posa ses lèvres, et, l'épée haute, partit en courant… À peine fut-il éloigné des chariots, que l'on entendit les cris des Vagres attaquant les leudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue, dans les bras de l'ermite, cachant sa figure dans son sein, et s'écria:

–Ils vont le tuer… ils vont le tuer…

–Courage, Franks… courage, mes fils en Dieu! – hurlait Cautin garrotté à la roue d'un chariot; – exterminez ces Moabites… et surtout exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange, à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d'argent… je vous la signale… pas de merci pour cette Olliba! coupez-la en morceaux si vous pouvez!

–Évêque, évêque… tes paroles sont inhumaines… Rappelle-toi donc toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme adultère, – dit l'ermite, tandis qu'Odille, la figure toujours cachée dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait:

–Ils vont tuer Ronan… ils vont le tuer…

–Me voici revenu… les Franks ne m'ont pas tué, petite Odille, et les gens qu'ils emmenaient sont délivrés.

Qui parlait ainsi? c'était Ronan. Quoi? déjà de retour? oui, les Vagres font vite et bien. D'un bond, Odille fut dans les bras de son ami.

–J'en ai tué un… il allait tuer mon Vagre! – s'écria l'évêchesse aussi revenant… Et, jetant là son épée sanglante, le regard étincelant, le sein demi-couvert par ses longues tresses noires, désordonnées comme ses vêtements par l'action du combat, elle dit au Veneur:

–Es-tu content?

–Forts pour l'amour, forts pour la guerre, sont tes bras nus, ma Vagredine! – répondit le joyeux garçon. – Maintenant, un coup à boire de ta belle main!

–Boire à ma barbe ce vin qui fut le mien! courtiser devant moi cette femme effrontée qui fut la mienne! – murmura l'évêque, – voilà qui est monstrueux! voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables qui se répandront sur la terre…

Trois des Vagres avaient été blessés: l'ermite les pansait avec tant de dextérité, qu'on pouvait le croire médecin; il se relevait pour aller de l'un à l'autre des blessés, lorsqu'il vit s'avancer vers lui les gens que les leudes emmenaient, et qui venaient d'être délivrés par les hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers, étaient couverts de haillons; mais la joie de la délivrance brillait sur leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour réparer leurs forces, ils venaient s'acquitter et s'acquittèrent au mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant qu'ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le jambon, le moine dit à l'un d'eux, homme encore robuste, malgré sa barbe et ses cheveux gris:

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