Читать бесплатно книгу «Les mystères du peuple, Tome IV» Эжена Сю полностью онлайн — MyBook

–Mon père est mort jeune… j'habitais dans la montagne avec mon grand-père, mon frère et ma mère… Nous vivions du produit de notre troupeau et nous filions la laine; nous n'avions jamais eu d'autre chagrin que la mort de mon père… Un jour, les Franks sont montés en armes dans la montagne; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit: «Nous allons vous emmener au burg de notre comte pour repeupler ses domaines en esclaves et en bétail.» Mon frère a voulu nous défendre, les Franks l'ont tué… Ils nous ont liées, ma mère et moi, à la même corde; ils nous ont poussées devant eux avec notre troupeau… Mon grand-père a demandé à genoux la grâce de nous suivre; les Franks lui ont dit: «Tu es trop vieux pour gagner ton pain comme esclave. – Mais, seul, je mourrai de faim dans la montagne! – Meurs!» lui ont-ils dit, et ils nous ont fait marcher devant eux… Mon grand-père nous suivait de loin en pleurant; les Franks l'ont assommé à coups de pierres… Ils ont pris d'autres esclaves, emmené d'autres troupeaux, tué d'autres gens dans la montagne quand ils refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine; ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions cinquante peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles; les petits enfants… les Franks les massacraient comme n'étant bons à rien. La première nuit, nous avons couché dans un bois; les Franks ont fait violence aux femmes malgré leurs prières… J'ai entendu les sanglots de ma mère… le soir, on m'avait séparée d'elle… À moi, on ne m'a rien fait: le chef de ces guerriers me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le lendemain, nous nous sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma mère; on a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre… on a encore pris des esclaves et des troupeaux… et puis on s'est remis en route pour le burg. Avant d'y arriver, on a passé une seconde nuit dans les bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à côté de son cheval… Au point du jour, nous avons continué notre route; j'ai des yeux cherché ma mère… le Frank m'a dit: «Elle est morte; deux guerriers, en se la disputant cette nuit, l'ont tuée.» Moi, j'ai voulu rester là pour y mourir; mais le chef m'a emportée sur son cheval, et nous sommes arrivés sur le domaine du comte…

–Entends-tu, évêque? – dit Ronan, – entends-tu, Gaulois? ce sont les Franks, tes alliés, qui, dans cette province et dans les autres, massacrent les vieillards et les enfants comme bouches inutiles et enlèvent ainsi hommes et femmes de notre race, pour repeupler les terres de la Gaule que leurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous dépouillant… Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en Dieu, qui font cela… et tu ordonnes, sous peine de l'enfer, au pauvre peuple d'obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, qui violentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles. Entends-tu cela, évêque gaulois?

–Les Franks respectent les biens de l'Église et les oints du Seigneur, – s'écria l'évêque Cautin, – ces biens, ces oints sacrés, sur lesquels vous osez, maudits! porter vos mains impies.

–Continue, – dit Ronan à la petite esclave, – continue, pauvre enfant!

–Nous sommes arrivés au burg; le comte m'a fait conduire dans sa chambre; il s'est jeté sur moi, j'ai voulu lui résister, il m'a donné des coups de poings sur la figure, j'étais toute en sangM; la douleur et l'effroi m'ont fait perdre connaissance, le seigneur comte a abusé de moi; depuis, j'ai été enfermée avec les autres esclaves dans l'appartement de sa femme Godigisèle, bien douce femme pour un si méchant homme; cette nuit, un des leudes est venu me prendre, m'a emportée sur son cheval; il m'a conduite ici, me disant que je serais l'esclave du seigneur évêque.

–Cela t'effraye, pauvre enfant, d'être esclave du seigneur évêque?

–Ma mère et mes parents ont été tués; je suis esclave, je suis avilie… tout m'est égal… J'ai essayé de m'étrangler avec mes cheveux, mais j'ai eu peur… et pourtant je voudrais mourir.

–Elle a quinze ans… évêque… et tu l'entends?

–Bénis le Seigneur, chère fille, bénis-le; plus tu souffriras ici-bas, plus tu te féliciteras là-haut! C'est moi, ton père en Dieu, qui t'en donne l'assurance.

–Bien dit, évêque. Donc, je le mettrai sur l'heure à même de pouvoir te singulièrement féliciter là-haut, – reprit Ronan; puis s'adressant à l'esclave dont il ne pouvait détacher ses yeux attendris:

–Assieds-toi là, sur les marches de l'autel, petite Odille… Tu n'as ici que des amis; ne désespère pas encore.

L'enfant contempla le Vagre d'un air grandement surpris; il lui parlait d'une voix douce; elle alla s'asseoir sur les marches de l'autel, et ne regarda plus que Ronan, n'écouta plus que les paroles de Ronan.

–Eh! le Veneur! le Veneur! – cria l'un de ces gais compagnons debout près d'une petite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la villa, – où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse au bras? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari… ce renard pris au piège, avant d'être pendu?

–Mes bons seigneurs les Vagres, – dit la voix de l'évêchesse dont on distinguait à peine la forme svelte et blanche dans le pénombre de l'arceau de la porte, – longtemps j'ai maudit, longtemps j'ai haï celui-là qui fut mon mari… Je ne le hais plus, je ne le maudis plus; le bonheur rend indulgente… Faites-lui grâce comme je lui pardonne. Lui-même l'a dit: je n'étais plus sa femme… nos liens charnels ont été brisés… Il me gardait près de lui pour jouir de mes biens… Qu'il en jouisse… J'aurai du moins mon jour d'amour et de liberté… Viens, mon beau Vagre… et vive l'amour en Vagrerie!

–Scélérate impudique! j'avais épousé une Olla… une Oliba… une Messaline!

Mais Cautin criait, menaçait en vain; l'évêchesse continuait avec son Vagre sa promenade sous la feuillée des grands arbres de la villa, tandis que Ronan disait au saint homme:

–Tu vas être jugé par ceux que tu as jugés. Pauvres esclaves de l'Église, que ferons-nous de ce méchant et luxurieux papelard qui enterre les vivants avec les morts?

–Qu'il soit pendu!

–Oui, oui! qu'il soit pendu!

–Il ne mourra qu'une fois; et notre vie à nous était un long supplice.

–Sa vie à lui une longue jouissance!

–Qu'il soit pendu!

–Que penses-tu de l'idée de ces bonnes gens? À moi, Ronan, elle me paraît sensée…

–Et moi, mes frères, je vous dirai, au nom de Jésus de Nazareth, l'ami des affligés: pardon pour le coupable si sa repentance est sincère.

Qui parlait ainsi? L'ermite laboureur, jusqu'alors caché dans l'ombre d'un des arceaux de la chapelle; soudain il parut aux yeux des Vagres et des esclaves courroucés contre l'évêque.

–L'ermite laboureur! – s'écrièrent les esclaves avec un touchant respect, – l'ami des pauvres!

–Le consolateur de ceux qui pleurent!

–Que de fois, dans les champs, il a pris la houe d'un de nos compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsi la tâche du captif, pour lui épargner les coups de fouet du gardien!

–Un jour, pendant que je paissais les brebis de l'évêque, deux s'étaient égarées. L'ermite laboureur a tant cherché, tant cherché, qu'il me les a ramenées; sans lui, j'étais roué de coups au retour.

–Et nos petits enfants, si chétifs, si tristes, hélas! à cet âge où l'on rit souvent, ils ont toujours un sourire pour l'ermite laboureur.

–Oh! dès qu'ils l'aperçoivent, ils courent se pendre à sa robe!

–Aussi malheureux que nous, il aime à faire aux enfants de petits présents… doux présents des pauvres gens, dit-il, et il leur donne quelques fruits des bois… un rayon de miel sauvage… un oiseau tombé de son nid…

–Aimez-vous… aimez-vous en frères, pauvres déshérités, – nous dit-il sans cesse; – l'amour rend le travail moins rude.

–Espérez! – nous dit-il encore; – espérez! le règne des oppresseurs passera en ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l'heure d'un châtiment terrible… alors les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers.

–Jésus, l'ami des affligés, l'a dit: les fers des esclaves seront brisés… Espoir! pauvres opprimés! Espoir!

–Unissez-vous… aimez-vous… soutenez-vous… fils d'un même Dieu, enfants d'une même patrie!.. Désunis, vous ne pourrez rien; unis, vous pourrez tout… Le jour de la délivrance n'est peut-être pas éloigné… Amour, union, patience! attendez l'heure de l'affranchissement comme l'attendaient nos pères.

–Oui, voilà ce que chaque jour l'ermite nous dit…

–Et de mes paroles, frères, il faut vous souvenir en ce moment, – reprit le moine laboureur. – Jésus l'a dit: malheur aux âmes endurcies! miséricorde à qui se repent! Votre évêque peut se repentir du mal qu'il a fait.

–Moine insolent! tu oses m'accuser!

–Ce n'est pas moi qui t'accuse… c'est ta vie passée… expie-la par le repentir, tu obtiendras miséricorde…

–Je me repens d'une chose, infâme renégat! c'est de ne pouvoir t'assommer sur l'heure…

–Ermite, notre ami, tu entends ce saint homme… tu vois sa repentance… qu'en faisons-nous, mes Vagres?

–À mort! celui qui enterre des vivants avec des cadavres! à mort!

–Mes frères, vous m'aimez…

–Nous t'aimons, brave ermite, autant que nous abhorrons l'évêque Cautin…

–Accordez-moi sa vie…

–Non, non…

–Tu l'as dit, ermite: malheur aux âmes endurcies…

–Vois comme il se repent… à mort… à mort!

Et, furieux, ils se précipitèrent sur le prélat qui, dans son épouvante, appela le moine à son aide; mais celui-ci, avant cet appel, avait couvert l'évêque de son corps en s'écriant:

–Tuez-moi donc aussi, moi qui vous aime du plus profond de mon coeur et vous console de mon mieux, pauvres esclaves, tuez-moi donc aussi, moi qui ai pour vous plus de pitié que de blâme! Vagres errants au fond des bois! car la juste haine de l'oppression franque, les terribles iniquités du temps vous ont poussés à la révolte… et si vous prenez aux riches, c'est du moins pour donner aux pauvres… Non, non, vous ne tuerez pas cet homme, vous n'êtes pas des bourreaux! vous m'accorderez sa vie!

–L'évêque nous a trop fait souffrir. Oeil pour oeil, dent pour dent.

–Une lâche vengeance effacera-t-elle vos souffrances passées? Quoi! vous, dont les aïeux étonnaient le monde par leur bravoure généreuse… vous allez massacrer de sang-froid un homme sans défense? Seriez-vous devenus lâches? vous, fils des vaillants Gaulois des temps passés?

Vagres et esclaves restèrent silencieux, et ne menacèrent plus l'évêque.

–Ermite, tu es l'ami des pauvres gens. Nous t'accordons la vie de cet homme… mais il faut qu'il nous suive en Vagrerie.

–Bien dit, Ronan! et dans nos repos, il nous fera la cuisine; il est gourmand comme un évêque, foi de Dent-de-Loup! nous dînerons en prélats.

–Évêque, choisis! cuisinier ou pendu?

–Sacriléges! avoir pillé, incendié ma villa épiscopale, et me forcer d'être leur cuisinier! abomination de la désolation!.. Moine, tu les entends, hélas! hélas!.. et tu n'as pour eux ni malédiction ni anathème… Est-ce ainsi que tu me défends?.. Ne m'as-tu sauvé la vie que pour jouir de mon abjection!

–Tais-toi! Jésus de Nazareth, dont la vie avait été aussi pure que la tienne a été coupable; Jésus, dans le prétoire romain, au milieu des soldats qui l'accablaient de railleries, de sanglants outrages, disait seulement: Pardonnez-leur, mon Dieu; ils ne savent ce qu'ils font

–Mais ils savent ce qu'ils font, ces impies, en me prenant pour cuisinier… Et tu oses me conseiller de pardonner cette énormité sacrilége…

–Songe à ta vie passée… au lieu de te plaindre, tu remercieras le ciel…

–Allons, mes Vagres, – dit Ronan, – allons, voici l'aube; emportons notre butin dans les chariots de l'évêque, et en route! Quel beau jour pour les bonnes gens du voisinage! Mais, avant notre départ, deux mots à cette enfant.

Et s'avançant vers la petite esclave, qui, assise sur les marches de l'autel, avait écouté tout ceci fort étonnée, presque sans quitter Ronan des yeux, celui-ci lui dit avec bonté:

–Pauvre enfant, sans père ni mère, viens avec nous; ne crains rien… la Vagrerie, c'est, vois-tu, le monde renversé: l'esclave et le pauvre sont sacrés pour nous; notre haine est pour le riche conquérant… Cette vie d'aventures et de dangers te fait-elle peur? l'ermite, notre ami, quoiqu'il ait le grand défaut d'empêcher les évêques Cautin d'être pendus, l'ermite, notre ami, te conduira chez une bonne âme dans quelque ville, seul endroit où l'on trouve aujourd'hui, en Gaule, un peu de sécurité, lorsque toutefois la ville n'est pas mise à feu, à sang et à sac par l'un de nos rois franks, dignes fils et petit-fils du glorieux Clovis, qui leur a laissé la Gaule en héritage, et qui sont autant qu'il l'était, curieux de se piller et de s'égorger entre frères et parents…

–Je te suivrai, Ronan… D'abord, tu m'as fait peur; mais quand tu m'as parlé, ton regard est devenu doux comme ta voix; je suis esclave et orpheline, – ajouta-t-elle en pleurant; – que veux-tu que je fasse? où veux-tu que j'aille, sinon avec le premier qui doucement me dit: Viens…

–Viens donc, et sèche tes larmes, petite Odille; on ne pleure guère en Vagrerie… Tu monteras sur l'un des chariots de la villa, dans lequel nos compagnons transportent, tu le vois, le butin, sans compter celui qui est resté en dehors de la chapelle… Allons, prends mon bras, et marchons, pauvre enfant…

Et voyant l'ermite s'approcher:

–Adieu, notre ami; tu as la vie d'un méchant évêque sur la conscience… que le Cautin te soit léger!

–Ronan, je t'accompagne.

–Tu viens avec nous courir la Vagrerie?

–Oui.

–Toi, ermite? toi, véritablement saint homme? toi, avec nous, Hommes errants, Loups, Têtes de loups, diables de Vagres que nous sommes?

–Jésus l'a dit: «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais les malades qui ont besoin de médecins…»

–Tu veux nous guérir de notre manie de pendre les méchants évêques?

–J'ai déjà commencé.

–Une fois n'est pas coutume.

–Nous verrons… vous avez encore d'autres plaies que je veux guérir, j'espère vous voir faire mieux que des ruines…

–Moine, dis-tu vrai? – reprit Cautin à demi-voix. – Tu ne m'abandonneras pas? tu me protégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites?

–C'est mon devoir de rendre ces gens meilleurs.

–Meilleurs! ces scélérats?

–J'y tâcherai…

–Meilleurs!.. ces sacriléges, qui ont pillé ma villa, mes belles coupes, mes beaux vases, mon or et mon argent… Hélas! hélas! j'en mourrai de désespoir, aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais des agneaux…

–L'Écriture n'a-t-elle pas dit: «L'épée homicide sera changée en serpe pour émonder la vigne en fleurs; la terre pacifique et féconde produira ses fruits pour tous les hommes; le lion dormira près du chevreau; le loup, près de la brebis; et un petit enfant les conduira tous.» Ne blasphème pas! le Créateur a fait la créature à son image; il l'a faite bonne pour qu'elle soit heureuse: aveugles, misérables ou ignorants sont les méchants… Guérissons leur ignorance, leur misère et leur aveuglement… Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et les autres.

–Bons? les hommes! – s'écria l'évêque avec emportement, – et les femmes sans doute aussi sont bonnes! celle qui fut la mienne entre autres? vois-la plutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange et ses bas rouges brodés d'argent… la vois-tu au bras de ce grand bandit à cheveux noirs? L'infâme! la scélérate!

–Tais-toi! Jésus n'avait que des paroles de miséricorde pour Madeleine la courtisane et pour la femme adultère, oserais-tu jeter la première pierre à cette femme qui fut la tienne?.. Allons, viens… Tes genoux tremblent… tu me fais pitié… appuie-toi sur mon bras… tu vas défaillir…

–Hélas! où vont-ils me conduire, ces Vagres damnés?

–Peu t'importe! amende-toi… repens-toi!..

–Mon Dieu! mon Dieu! et pas d'espoir d'être délivré en route! elles sont si désertes maintenant… personne ne voyage de peur des Vagres, ou de ces bandes de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres, piller les villes, enlever des esclaves! Ah! nous vivons dans de terribles temps.

–Et ces temps! qui nous les a faits? sinon vous tous? nouveaux princes des prêtres! Ah! nos pères ont vu pendant des siècles la Gaule paisible et florissante; mais elle était libre alors! – reprit amèrement l'ermite. – La conquête, inique et sanglante, appelée par vous, évêques gaulois, légitime ces déplorables représailles.

–Nos pères étaient de malheureux idolâtres! et à cette heure ils grincent des dents pour l'éternité! – s'écria Cautin, – tandis que nous avons la vraie foi… aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses prêtres, ravir les biens de son Église… Tiens, moine, vois, vois si ce n'est pas un spectacle à fendre le coeur!

Ce spectacle, qui fendait le coeur du saint homme, réjouissait fort le coeur des Vagres… Le jour était venu: quatre grands chariots de la villa, attelés chacun de deux paires de boeufs, s'éloignaient lentement des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes sortes: vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux, chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de cuivre, pots d'étain, si chers à l'oeil des ménagères; il y avait de tout dans ces chariots: les Vagres suivaient, chantant comme des merles au lever de ce gai soleil de juin… À l'avant de l'un des chariots, assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant; la petite Odille, non plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce jour dans le burg du comte; Ronan, de temps à autre, s'approche du char:

–Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous; tu le verras, les Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent.

Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'oeil sur un petit miroir de poche; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé, elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque prisonnière; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où bondissent des cascades bouillonnantes; elle parle, rit, chante, et chante encore, lorgnant du coin de son oeil noir, l'amoureux Vagre, lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain, regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs femmes et filles esclaves, voulant de bon coeur, comme leur belle maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles:

–Porte cette bouteille de vin épicé à mon frère l'évêque; le pauvre homme aime à boire ce qu'il appelle son coup du réveil; mais ne lui dis pas que ce vin vient de ma part, il le refuserait peut-être.

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