–Patron, tu ne me laisses jamais parler…
–Va, je t'écoute.
–Le grand roi Clovis a conquis la Gaule…
–Voilà qui est nouveau. Ensuite?
–Quand vivait Théodorik, celui des fils du grand roi Clovis qui a eu l'Auvergne parmi ses royaumes, il m'a donné ici de grands domaines, terres, gens, bétail et maisons, et m'a envoyé pour le représenter dans cette contrée.
–Oui, il t'a fait en ce pays ce que vous appelez graff, et nous autres comte. Tu présides avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de la ville de ClermontJ, beau président, sur ma parole! tu arrives à demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme un sourd lorsque nous avons à juger des causes…
–Que veux-tu que je fasse, moi! je n'entends pas un mot de votre langue latine; je m'endors, et, quand je m'éveille, je juge comme tu me dis…
–C'est ce que tu peux faire de mieux; mais, encore une fois, où veux-tu en venir avec tes divagations? Tu as eu la sacrilége audace de me menacer de violences, moi, ton évêque, ton père en Christ! si je ne t'absolvais de tes crimes. Je t'ai à mon tour menacé d'un châtiment céleste… à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta charge de comte. Qu'a de commun ceci avec la menace que je t'ai faite au nom du Seigneur et qui s'accomplira peut-être plus tôt que tu ne le crois; entends-tu, comte Neroweg?
–Je veux dire d'abord que le grand roi Clovis a commis un bien plus grand nombre de crimes que moi, et qu'il jouit du paradis.
–Il en jouit, certes; mais à quel prix? Ignores-tu que saint Rémi qui l'a baptisé a été si richement doué par ce pieux roi, qu'il a pu acheter un domaine en Champagne au prix de cinq mille livres pesant d'argent? Si tu ignores ceci, moi je te l'apprends.
–Je voulais dire ensuite que si tu es évêque, moi je suis comte ici, en pays conquis par mon épée. Oui, je suis comte ici, au nom du roi que je représente, et comme ton comte, je peux te forcer de m'absoudre; apprends ceci à ton tour.
–Ah! tu blasphèmes de nouveau, – et l'évêque frappa du pied sous la table, – ah! tu oses encore braver le courroux du Seigneur! toi… souillé de crimes exécrables!
–Qu'est-ce que j'ai donc fait? J'ai tué… mon frère Ursio!
–Vraiment? et le meurtre de ta concubine Isanie? et le meurtre de ta quatrième femme Wisigarde que tu avais épousée, de même que tu as épousé ta cinquième femme Godègisèle… bien que ta première et ta seconde épouse soient encore vivantes? dis, comte, sont-ce là des peccadilles?
–Ne m'as-tu pas absous de ces choses-là? Par l'aigle terrible, mon glorieux aïeul! il m'en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma forêt, trente-huit sous d'or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père!
–De ces premiers crimes, tu es absous… c'est vrai; aussi tu serais blanc comme l'agneau pascal sans ton abominable fratricide.
–Je n'ai pas tué Ursio par haine, moi; je l'ai tué pour avoir sa part d'héritage.
–Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial? Pour le manger?
–Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour avoir leur héritage, et qu'il jouit du paradis… J'y veux aller aussi, moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l'heure le paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux ou hacher par mes leudes!
–Et moi je te dis que si tu n'expies pas ton fratricide par un don à mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère.
–Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de prairie, mes vingt sous d'or et ma petite esclave blonde.
–Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux! Je dis cela pour t'épargner les tortures de l'enfer dont la seule pensée me fait frissonner pour toi.
–Tu parles toujours de l'enfer… Où est-il?
–Où il est?
Et l'évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol.
–Tu demandes où il est, l'enfer?
–Il n'y en a pas…
–Il n'y a pas d'enfer! Seigneur, Seigneur! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux par un miracle… Comte, sens-tu cette odeur de soufre?
–Je sens… une odeur très-puante.
–Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles?
–D'où vient cette fumée? – s'écria Neroweg effrayé, en se levant de table et se reculant de l'endroit du sol d'où sortait une vapeur noire et épaisse; – évêque, quelle est cette magie?
–Seigneur, mon Dieu! vous avez entendu la voix de votre serviteur indigne, – dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux, – vous voulez vous manifester aux yeux de ce barbare… Tu demandes où est l'enfer? Regarde à tes pieds; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes prête à l'engloutir…
Et l'une des dalles de la mosaïque s'enfonçant sous le sol au moyen d'un contrepoids, laissa béante une large ouverture d'où s'échappèrent de grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre.
–La terre s'entr'ouvre, – s'écria le Frank livide de terreur, – du feu! du feu! sous mes pieds.
–C'est le feu éternel, – dit l'évêque en se redressant menaçant, tandis que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains, – ah! tu demandes où est l'enfer, impie, blasphémateur!
–Patron, mon bon patron, aie pitié de moi!
–Entends-tu ces cris souterrains? Ce sont les démons; ils viennent te chercher. Entends-tu comme ils crient: Neroweg, Neroweg! le fratricide! Viens à nous! Caïn, tu es à nous!
–Ces cris sont affreux… Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de me pardonner!
–Ah! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux fermés par l'épouvante… Demanderas-tu encore où est l'enfer?
–Non, non, évêque, saint évêque Cautin; absous-moi de la mort de mon frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or…
–Et l'esclave?
–Et ma petite esclave blonde.
–J'ai là une charte de donation préparée… Tu vas faire venir un de tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la donation soit en règle et selon l'usage.
–Oui, oui, mais aie pitié de moi… Si ces dénions allaient m'emporter… Comme ils m'appellent! Renvoie-les! renvoie-les donc, mon bon patron, qu'ils ne m'entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ!
–Ils t'emporteraient si tu manquais à ta promesse.
–Je la tiendrai… Oh! je la tiendrai…
–Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur, – reprit l'évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher, – relève-toi, comte, ouvre les yeux, le gouffre de l'enfer est refermé (la dalle en remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce qu'il faut pour écrire. Tu seras mon témoin.
–Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilége, – répondit en latin l'ermite laboureur. – Je t'exposerais à la fureur de ce barbare en lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton sang couler… mais, prends garde, prends garde… tu domines par la ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces; moi je domine, par l'amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends garde; ceux-là sont nombreux.
–Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi? Serais-tu capable d'abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire? toi que j'ai accueilli ici comme un hôte bien venu? sans savoir pourtant si ton évêque t'avait permis de sortir de son diocèseK.
–Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j'attends de toi…
Cautin, à qui l'ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres, essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l'appel de l'évêque, le chambrier parut; le saint homme lui dit tout bas en latin:
–L'enfer a été très-satisfaisant… Qu'on éteigne le feu!
Et il ajouta tout haut:
–Commande à l'un des leudes du comte de venir ici… Tu l'accompagneras.
Le chambrier sorti, l'évêque s'adressant au Frank toujours agenouillé:
–Tu as cru, et tu te repens… Relève-toi! Mais prends garde de manquer à ta parole…
–Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m'aies promis une chose…
–Quoi donc?
–J'ai peur de retourner cette nuit à mon burg; les démons viendraient peut-être me prendre sur la route… Je suis épouvanté… garde-moi cette nuit à ta villa.
–Tu seras mon hôte jusqu'à demain; mais ta petite esclave, tu devais me l'envoyer dès ton arrivée… chez toi?
–Tu la veux cette nuit?.. la petite esclave?
–Je l'ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu. Elle a besoin d'une toute jeune fille pour son service; je lui ai promis celle-ci… et plus tôt elle l'aura, plus tôt elle sera contente.
–Ainsi, patron, – dit le comte en se grattant l'oreille, – tu la veux absolument ce soir, la petite esclave?
–Oserais-tu maintenant te dédire?.. Te crois-tu déjà si loin de l'enfer?
–Non, oh! non, patron… ne te fâche pas; un de mes leudes va monter à cheval; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en croupe…
La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg, comte du roi d'Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de ses péchés à l'église, représentée par Cautin, évêque de cette ville, cent arpents de prairie, vingt sous d'or, et une esclave filandière, âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l'évêque, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l'absolution de son fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.
–Sigefrid, – dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de regret, – sois bon compagnon; va au burg; tu prendras en croupe la petite Odille la filandière, et tu la rapporteras ici.
Les Vagres sont arrivés non loin de la villa épiscopale.
–Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles épaisses… Comment entrer chez l'évêque? – dit le Veneur.
–Tu nous a promis de nous conduire au coeur de la maison… moi, j'irai droit au coeur de l'évêchesse.
–Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de la montagne, ce petit bâtiment entouré de colonnes?
–Nous le voyons… la nuit est claire.
–Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d'eaux thermales, dont la source chaude venait de ces montagnes… De la villa où nous allons, on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L'évêque a fait détourner la source, et le bâtiment il l'a changé en une chapelle consacrée au grand Saint-Loup… Or, mes bons Vagres, par le souterrain nous entrerons au coeur de la villa épiscopale sans trouer de murailles, sans briser portes ou fenêtres… Si j'ai promis, ai-je tenu?
–Comme toujours, Ronan… tu as promis, tu as tenu.
On entre dans les anciens thermes changés en chapelle; il y fait noir, très-noir… Une voix sort de l'ombre:
–C'est toi, Ronan?
–Moi et les miens… Marche, Simon, bon serviteur de la villa épiscopale… marche, Simon, nous te suivons…
–Il faut attendre.
–Pourquoi?
–Le comte Neroweg est encore chez l'évêque avec ses leudes.
–Tant mieux… un renard et un sanglier, la chasse sera belle!
–Le comte a dans la villa vingt-cinq leudes bien armés.
–Nous sommes trente… c'est quinze Vagres de trop pour une telle attaque… Marche, Simon, nous te suivons.
–Le passage n'est pas encore libre.
–Pas libre? ce passage souterrain qui conduit d'ici dans la salle du festin?..
–L'évêque a fait préparer ce soir un miracle pour effrayer le comte Frank et lui faire peur de l'enfer. Deux clercs ont apporté, sous la salle du festin, des bottes de paille, des fagots et du soufre… Ils doivent ensuite y mettre le feu en poussant des cris endiablés et souterrains… Après quoi, une des dalles de la mosaïque s'abaissera sous le sol, par un contrepoids, comme autrefois elle s'abaissait lorsqu'on voulait passer par le souterrain qui conduit à ces thermes.
–Et le Frank stupide, croyant voir béante une des bouches de l'enfer, fera au saint homme une donation jusqu'ici refusée?
–Tu as deviné, Ronan; il faut donc attendre que le miracle soit joué; le comte parti, la villa silencieuse, toi et les tiens, vous vous y introduirez.
–À moi l'évêchesse!
–À nous le coffre fort, les vases d'or et d'argent! à nous les sacs gonflés de monnaie… et largesse, largesse au pauvre monde qui n'a pas un denier!
–À nous le cellier, les outres pleines, les sacs de blé… à nous les jambons, les viandes fumées! Largesse, largesse au pauvre monde qui a faim!..
–À nous le vestiaire, les belles étoffes, les chauds vêtements, et largesse, largesse au pauvre monde qui a froid…
–Et puis à feu et à sac la villa épiscopale!
–Liberté aux esclaves!
–Nous emmenons de pauvres filles qui nous suivront gaiement!
–Et vive le mariage en Vagrerie, – dit Ronan, puis il chanta ainsi:
«Mon père était Bagaude, moi, je suis Vagre et né sous la verte feuillée, comme un oiseau de mai…
»Où est ma mère?
»Je n'en sais rien…
»Un Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de l'autre, il va de burg en villa épiscopale enlever femmes ou concubines à leur comte ou à leur évêque, et emmène ces charmantes au fond des bois…
»Elles pleurent d'abord et rient ensuite… Le joyeux Vagre est amoureux, et dans ses bras robustes ces belles chéries oublient bientôt le cacochyme évêque ou le duc hébêté!..»
–Vive le mariage en Vagrerie!
–Tu es en belle humeur, Ronan…
–Nous allons mettre à sac la maison d'un évêque, vieux Simon!
–Tu seras pendu, brûlé, écartelé…
–Ni plus ni moins qu'Aman et Aëlian, nos prophètes, Bagaudes en leur temps comme nous Vagres en le nôtre… Mais le pauvre monde dit: Bon Aëlian! bon Aman!.. puisse-t-il dire un jour: Bon Ronan!.. je mourrai content, vieux Simon…
–Toujours vivre au fond des bois…
–La verdure est si gaie!
–Au fond des cavernes…
–Il y fait chaud l'hiver, frais l'été.
–Toujours l'oreille au guet, toujours par monts et par vallées… toujours errer sans feu ni lieu…
–Mais vivre toujours libres, vieux Simon… libres! libres! au lieu de vivre esclaves sous le fouet d'un maître frank ou d'un évêque! Viens avec nous, Simon…
–Je suis trop vieux!
–Ne hais-tu pas ton seigneur, le saint homme Cautin?
–Autrefois j'étais jeune, riche, heureux; les Franks ont envahi la Touraine, mon pays natal; ils ont égorgé ma femme après l'avoir violée; ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille; ils ont pillé ma maison; ils m'ont vendu comme esclave, et de maître en maître, je suis tombé entre les mains de Cautin… J'ai donc sujet d'exécrer les Franks; mais j'exècre, s'il se peut, davantage encore les évêques gaulois, qui nous tiennent, nous Gaulois, en esclavage!
–Qui va là? – s'écria Ronan, en voyant au dehors, et dans l'ombre, une forme humaine rampant à deux genoux, et s'approchant ainsi de la porte de la chapelle. – Qui va là?
–Moi, Félibien, esclave ecclésiastique de notre saint évêque.
–Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi à genoux?
–C'est un voeu… Je viens ainsi de ma hutte à genoux… sur les cailloux du chemin pour prier Loup, le grand Saint-Loup, à qui est dédiée cette chapelle. Je viens ainsi de nuit afin d'être de retour dès l'aube à l'heure du labeur, car ma hutte est loin d'ici…
–Frère, pourquoi t'infliger ce supplice à toi-même? N'est-ce pas assez déjà de te lever avec le soleil, et le soir de te coucher sur ta paille, brisé de fatigue?
–Je viens à genoux prier Saint-Loup, le grand Saint-Loup, de demander au Seigneur de longs et fortunés jours pour notre saint évêque Cautin, de qui je suis esclave laboureur.
–Ton maître! un saint?.. ce fainéant qui t'écrase de travail, comme le meunier sous sa meule écrase le blé nourricier pour en tirer la farine… Quoi! demander de longs jours pour ton maître, c'est demander d'allonger la lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups si tu bronches.
–Bénis soient leurs coups! Plus on souffre ici-bas, plus l'on est heureux dans le paradis…
–Mais le blé que tu sèmes, ton évêque le mange; le vin que tu foules, il le boit; les habits que tu tisses, il s'en revêt… te voici hâve, affamé, presque nu sous tes haillons!..
–Je voudrais manger les excréments des porcs, boire leur urine, me vêtir d'épines, qui déchireraient ma peau jusqu'aux veines, mon bonheur en serait plus grand dans le paradis…
–Dis-moi, pauvre frère… le Seigneur a créé le froment, le raisin, le miel, les fruits, le lait, la douce toison des brebis… est-ce pour que sa créature se nourrisse d'ordures et se vêtisse d'épines? réponds, mon pauvre frère?..
–Tu n'es qu'un impie!
–Écoute-moi sans colère… Voyons: pendant que du fond de ta misère, de ta fange et de ton ignorance, tu aspires au paradis de là-haut! est-ce que ton évêque ne se fait pas, lui, en ce monde un paradis? est-ce que seul il ne jouit pas des biens du créateur? Tu le sais, les greniers de ton maître regorgent de pur froment; ses étables sont pleines de troupeaux gras; ses viviers, de poissons; son cellier, de vins vieux; ses volières, d'oiseaux délicats; il chasse en forêt la succulente venaison; il chasse en plaine le fin gibier… après quoi il godaille, ripaille, dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta soeur…
–Mensonge!.. mon seigneur et évêque ne peut faillir…
–Pauvre frère!.. cela ne te révolte pas, de voir les Franks maîtres implacables de cette belle Auvergne, qu'ils nous ont larronnée? de cette riche Auvergne, où tes pères, aujourd'hui esclaves et dépouillés de leurs biens, vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs paternels?
–Mon évêque m'a commandé d'obéir aux Franks et à leurs rois comme à lui-même… Puisque leurs rois sont fils soumis de l'Église, le mal qu'ils nous font, l'esclavage qu'ils nous imposent, sont des épreuves que le Seigneur Dieu nous envoie, et il faut les bénir à coeur joie ces épreuves; plus elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires pour notre salut…
–Mais, pauvre frère, ces épreuves d'asservissement, de faim, de froid, de labeur écrasant, de misère affreuse, que, pour ton salut, te prêche ton évêque, à son profit, est-ce qu'il les subit, lui, ces dures peines? ne vit-il pas, comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse et l'abondance?
–Arrière… tu veux me tenter, Satan! laisse-moi prier… Je fermerai les yeux, je boucherai mes oreilles. Saint évêque Loup! grand Saint-Loup! protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque Cautin!
–Pauvre créature! méchamment hébêtée, avilie, dégradée par les prêtres… c'est une tendre pitié que tu m'inspires! – dit Ronan.
–Et voilà pourtant ce que les évêques ont fait de ce fier peuple gaulois! lui, jadis l'orgueil du monde, il se courbe aujourd'hui, lâche et tremblant, devant une poignée de barbares!..
–Tu dis vrai, Ronan; presque tous les esclaves sont, comme ce malheureux, tombés dans un lâche hébêtement… le mal gagne de jour en jour… Ah! c'en est fait de la vieille Gaule… les Franks lui voleront jusqu'à son nom…
–S'il en est ainsi, moi, Ronan! par la torche de l'incendie! par l'épée du massacre, par l'ivresse de l'orgie! je le jure! je le jure! tant qu'il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois déshérités de tout… jusqu'à notre nom! nous danserons à travers les flammes, nous boirons sur des ruines, nous ferons l'amour sur la cendre des palais et des églises!..
Et Ronan se mit à chanter le refrain des Vagres:
«Les Franks nous appellent Hommes errants, Loups, Têtes de loups… Vivons en loups, vivons en joie… l'été, sous la verte feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes…»
–Allons, Simon, le miracle de l'évêque doit être joué.
–Oui… d'ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le souterrain… Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir.
–Mais cet esclave, qui est là marmottant à genoux ses patenôtres au grand Saint-Loup?
Бесплатно
Установите приложение, чтобы читать эту книгу бесплатно
О проекте
О подписке