Évasion de Geneviève. – Le jardin des oliviers. – Banaïas. – Le tribunal de Caïphe. – La maison de Ponce-Pilate. – Le prétoire. – Les soldats romains. – Le roi des Juifs. – La croix. – La Porte Judiciaire. – Le Golgotha. – Les deux larrons. – Les pharisiens. – Mort de Jésus.
Aurélie, ayant quitté la salle basse, y revint au bout de quelques instants, et trouva Geneviève vêtue en jeune garçon bouclant la ceinture de cuir de sa tunique.
–Impossible d'ouvrir la porte! – dit avec désespoir Aurélie à son esclave; – la clef n'est pas restée en dedans à la serrure, comme on l'y laisse habituellement.
–Chère maîtresse, – dit Geneviève, – venez; essayons encore. Venez vite.
Et toutes deux, après avoir traversé la cour, arrivèrent auprès de l'entrée de la maison. Les efforts de Geneviève furent aussi vains que ceux de sa maîtresse pour ouvrir la porte. Elle était surmontée d'un demi-cintre à jour; mais il était impossible d'atteindre sans échelle à cette ouverture… Soudain Geneviève dit à Aurélie:
–J'ai lu, dans les récits de famille laissés à Fergan, qu'une de ses aïeules nommée Meroë, femme d'un marin, avait pu, à l'aide de son mari, monter sur un arbre assez élevé.
–Par quel moyen?
–Veuillez vous adosser à cette porte, chère maîtresse; maintenant, enlacez vos deux mains, de sorte que je puisse placer dans leur creux le bout de mon pied: je mettrai ensuite l'autre sur votre épaule; peut-être ainsi atteindrai-je le cintre, de là, je tâcherai de descendre dans la rue.
Soudain l'esclave entendit au loin la voix du seigneur Grémion, qui, de l'étage supérieur, appelait d'un ton courroucé:
–Aurélie! Aurélie!
–Mon mari, – s'écria la jeune femme toute tremblante. – Ah! Geneviève, tu es perdue!
–Vos mains, vos mains, chère maîtresse, – dit vivement l'esclave. – Encore un effort; si je puis monter jusqu'à cette ouverture, je suis sauvée.
Aurélie obéit presque machinalement à Geneviève; car la voix menaçante du seigneur Grémion se rapprochait de plus en plus. L'esclave, après avoir placé l'un de ses pieds dans le creux des deux mains de sa maîtresse, appuya légèrement son autre pied sur son épaule, atteignit ainsi à la hauteur de l'ouverture, parvint à se placer sur l'épaisseur de la muraille, et resta quelques instants agenouillée sous le demi-cintre.
–Mais, en sautant dans la rue, – dit Aurélie avec effroi, – tu te briseras, pauvre Geneviève.
À ce moment arrivait le seigneur Grémion, pâle, courroucé, tenant une lampe à la main.
–Que faites-vous là? – s'écria-t-il en s'adressant à sa femme, – répondez! répondez!
Puis, apercevant l'esclave agenouillée au-dessus de la porte, il ajouta:
–Ah! scélérate! tu veux t'échapper!.. c'est ma femme qui favorise ta fuite!
–Oui, – répondit courageusement Aurélie, – oui; dussiez-vous me tuer sur la place, elle va échapper à vos mauvais traitements.
Geneviève après avoir, du haut de l'ouverture où elle était blottie, regardé dans la rue, vit qu'il lui fallait sauter deux fois sa hauteur; elle hésita un moment; mais entendant le seigneur Grémion dire à sa femme qu'il secouait brutalement par le bras pour lui faire abandonner les anneaux de la porte auxquels elle se cramponnait:
–Par Hercule! me laisserez-vous passer? Oh! je vais aller dehors attendre votre misérable esclave, et si elle ne se brise pas les membres en sautant dans la rue, moi je lui briserai les os!
–Tâche de descendre et de te sauver, Geneviève, – cria Aurélie; – ne crains rien!.. il faudra que l'on me foule aux pieds avant d'ouvrir cette porte!
Geneviève leva les yeux au ciel pour invoquer les dieux, s'élança du rebord du cintre en se pelotonnant, et fut assez heureuse pour toucher terre sans se blesser. Cependant, elle resta un instant étourdie de sa chute, puis elle prit rapidement la fuite, le coeur navré des cris qu'elle entendait pousser au dedans du logis par sa maîtresse, que son mari maltraitait.
L'esclave, après avoir d'abord précipité sa course pour s'éloigner de la maison de son maître, s'arrêta essoufflée, pour se rappeler dans quelle direction était placée la taverne de l'Onagre, où elle espérait se renseigner sur le jeune maître de Nazareth, qu'elle voulait prévenir du danger dont il était menacé.
Elle apprit dans cette taverne que quelques heures auparavant il s'était dirigé, avec plusieurs de ses disciples, du côté du torrent de Cédron, vers un jardin planté d'oliviers, où, souvent, il se rendait la nuit pour méditer et pour prier.
Geneviève courut en hâte vers ce lieu. Au moment où elle franchissait la porte de la ville, elle vit au loin dans la nuit la lueur de plusieurs torches se reflétant sur les casques et sur les armures d'un assez grand nombre de soldats; ils marchaient en désordre et poussaient des clameurs confuses. L'esclave, craignant qu'ils ne fussent envoyés par les pharisiens pour se saisir du fils de Marie, tâcha de les devancer, et d'arriver assez à temps pour donner l'alarme à Jésus ou à ses disciples.
Elle n'était plus qu'à une petite distance de ces gens armés qu'elle reconnut pour des miliciens de Jérusalem, troupe peu renommée pour son courage, lorsqu'à la lueur des flambeaux qu'ils portaient, elle remarqua en dehors de la route, et suivant la même direction, un étroit sentier bordé de térébinthes; elle prit ce chemin, afin de n'être pas vue des soldats, à la tête desquels elle remarqua Judas, ce disciple du jeune maître qu'elle avait vu à la taverne de l'Onagre une des nuits précédentes. Il disait alors à haute voix à l'officier des miliciens:
–Seigneur, celui que vous me verrez embrasser sera le Nazaréen.
–Oh! cette fois, – reprit l'officier, – il ne nous échappera pas, et demain, avant le coucher du soleil, ce séditieux aura subi la peine due à ses crimes… Hâtons-nous… hâtons-nous; quelqu'un de ses disciples pourrait lui donner l'éveil sur notre arrivée. Soyons aussi très-prudents… de peur de tomber dans une embuscade… et soyons très-prudents encore lorsque nous serons sur le point de nous saisir du Nazaréen… il peut employer contre nous des moyens magiques et diaboliques… Si je vous recommande la prudence, braves miliciens, – ajouta l'officier d'un ton valeureux, – ce n'est pas que je redoute le danger… mais c'est pour assurer le succès de notre entreprise…
Les miliciens ne parurent pas très-rassurés par ces paroles de l'officier; ils ralentirent leur marche, de crainte sans doute de quelque embuscade. Geneviève profita de cette circonstance, et, toujours courant, elle arriva aux bords du torrent de Cédron. Non loin de là, elle aperçut un monticule planté d'oliviers; ce bois, noyé d'ombre, se distinguait à peine des ténèbres de la nuit. Elle prêta l'oreille, tout était silencieux; l'on entendait seulement au loin les pas mesurés des soldats, qui s'approchaient lentement. Geneviève eut un moment d'espoir, pensant que peut-être le jeune maître de Nazareth, prévenu à temps, avait quitté ce lieu. Elle s'avançait avec précaution dans l'obscurité, lorsqu'elle trébucha contre un corps étendu au pied d'un olivier. Elle ne put retenir un cri d'effroi, tandis que l'homme qu'elle avait heurté s'éveillait en sursaut et disait:
–Maître, pardonnez-moi! mais, cette fois encore, je n'ai pu vaincre le sommeil qui m'accablait.
–Un disciple de Jésus! – s'écria l'esclave alarmée. – Il est donc ici?
Puis, s'adressant à cet homme:
–Puisque vous êtes un disciple de Jésus, sauvez-le… il en est temps encore… Voyez au loin ces torches… entendez ces clameurs confuses!.. ils s'approchent… ils veulent le prendre… le faire mourir… Sauvez-le! sauvez-le!
–Qui cela? – répondit le disciple à demi appesanti par le sommeil; – qui veut-on faire mourir?.. qui êtes-vous?..
–Peu vous importe qui je suis; mais sauvez votre maître, vous dis-je, on vient le saisir… les soldats avancent… Voyez-vous ces torches là-bas?..
–Oui, – répondit le disciple d'un air surpris et effrayé en s'éveillant tout à fait; – je vois au loin briller des casques à la lueur des flambeaux. Mais, – ajouta-t-il en regardant autour de lui, – où sont donc mes compagnons?
–Endormis comme vous peut-être, – dit Geneviève. – Et votre maître où est-il?
–Là, dans le bois d'oliviers, où il vient souvent méditer; ce soir, il s'est senti saisi d'une tristesse insurmontable… il a voulu être seul et s'est retiré sous ces arbres, après nous avoir à tous recommandé de veiller…
–Il prévoyait sans doute le danger qui le menace, – s'écria Geneviève. – Et vous n'avez pas eu la force de résister au sommeil?..
–Non; moi et mes compagnons nous avons vainement lutté… notre maître est venu deux fois nous réveiller, nous reprochant doucement de nous endormir ainsi… puis il s'en est allé de nouveau méditer et prier sous ces arbres…
–Les miliciens! – s'écria Geneviève en voyant la lueur des flambeaux se rapprocher de plus en plus; – les voilà!.. il est perdu! à moins qu'il ne reste caché dans le bois… ou que vous vous fassiez tuer tous pour le défendre… Êtes-vous armés?
–Nous n'avons pas d'armes, – répondit le disciple commençant à trembler; – et puis, essayer de résister à des soldais, c'est insensé!..
–Pas d'armes! – s'écria Geneviève indignée; – est-ce qu'il est besoin d'armes? est-ce que les cailloux du chemin! est-ce que le courage ne suffisent pas pour écraser ces hommes?
–Hélas! nous ne sommes pas gens d'épée, – dit le disciple en regardant autour de lui avec inquiétude, car déjà les miliciens étaient assez près de là pour que leurs torches éclairassent en partie Geneviève, le disciple et plusieurs de ses compagnons, qu'elle aperçut alors, ça et là, endormis au pied des arbres. Ils s'éveillèrent en sursaut à la voix de leur camarade, effrayé, qui les appelait, allant de l'un à l'autre.
Les miliciens accouraient en tumulte; voyant à la lueur des flambeaux plusieurs hommes, les uns encore couchés, les autres se relevant, les autres debout, ils se précipitèrent sur eux, les menaçant de leurs épées et de leurs bâtons, car quelques-uns n'étaient armés que de bâtons, et tous criaient:
–Où est le Nazaréen?.. dis-nous, Judas, où est-il?..
Le traître et infâme disciple, après avoir examiné à la lueur des torches ses anciens compagnons, retenus prisonniers, dit à l'officier.
–Le jeune maître n'est pas parmi ceux-ci.
–Nous échapperait-il cette fois? – s'écria l'officier. – Par les colonnes du Temple! tu nous a promis de nous le livrer, Judas; tu as reçu le prix de son sang, il faut que tu nous le livres!
Geneviève s'était tenue à l'écart; tout à coup elle vit à quelques pas, du côté du bois d'oliviers, comme une forme blanche qui, se détachant des ténèbres, s'approchait lentement vers les soldats. Le coeur de Geneviève se brisa; c'était sans doute le jeune maître, attiré par le bruit du tumulte. Elle ne se trompait pas. Bientôt elle reconnut Jésus à la clarté des torches; sur sa figure douce et triste on ne lisait ni crainte ni surprise.
Judas fit un signe d'intelligence à l'officier, courut au devant du jeune homme de Nazareth, et lui dit en l'embrassant:
-Je vous salue… mon maître! 1
À ces mots, ceux des miliciens qui n'étaient pas occupés à retenir prisonniers les disciples, qui tâchaient en vain de fuir, se rappelant les recommandations de leur officier au sujet des sortiléges infernaux que Jésus pourrait peut-être employer contre eux, le regardaient avec crainte, hésitant à s'approcher de lui pour s'en emparer; l'officier lui-même, se tenant derrière ses soldats, les excitait à se saisir de Jésus, mais il n'osait s'en approcher.
Le jeune maître, calme, pensif, fit quelques pas au devant de ces gens armés, et leur dit:
«-Qui cherchez-vous?»
–Nous cherchons Jésus, – répondit l'officier restant toujours derrière ses soldats; – nous cherchons Jésus de Nazareth.
«-C'est moi,» – dit le jeune maître en faisant un pas vers les soldats. – C'est moi.
Mais les miliciens reculèrent effrayés.
–Jésus reprit:
«-Encore une fois, qui cherchez-vous?»
–Jésus de Nazareth! – reprirent-ils tous d'une voix; – nous voulons prendre Jésus de Nazareth!
Et ils reculèrent de nouveau.
«-Je vous ai déjà dit que c'était moi, – répondit le jeune maître en allant à eux; – puisque vous me cherchez, prenez-moi, mais laissez aller ceux-ci 2,» – ajouta-t-il en montrant du geste ses disciples, toujours retenus prisonniers.
L'officier fit un signe aux miliciens, qui ne semblaient pas encore tout à fait rassurés; cependant ils entourèrent Jésus pour le garrotter, tandis qu'il leur disait doucement:
«-Vous êtes venus ici armés d'épées, de bâtons, pour me prendre, comme si j'étais un malfaiteur?.. J'étais pourtant tous les jours assis au milieu de vous, priant dans le temple… et vous ne m'avez pas arrêté 3…»
Puis, de lui-même, il tendit ses mains aux liens dont on les garrotta. Les lâches disciples du jeune maître n'avaient pas eu le courage de le défendre; ils n'osèrent pas même l'accompagner jusqu'à sa prison, dès qu'ils ne furent plus contenus par les soldats, ils s'enfuirent de tous côtés 4.
Un triste sourire effleura les lèvres de Jésus lorsqu'il se vit ainsi trahi, délaissé par ceux-là qu'il avait tant aimés et qu'il croyait ses amis.
Geneviève, cachée dans l'ombre par le tronc d'un olivier, ne put retenir des larmes de douleur et d'indignation à la vue de ces hommes abandonnant si misérablement le jeune maître; elle comprit pourquoi les docteurs de la loi et les princes des prêtres, au lieu de le faire arrêter en plein jour, le faisaient arrêter durant la nuit: ils craignaient les colères du peuple et des gens résolus comme Banaïas; ceux-là n'auraient pas laissé enlever sans résistance l'ami des pauvres et des affligés.
Les miliciens quittèrent le bois des oliviers, emmenant au milieu d'eux leur prisonnier; ils se dirigeaient vers la ville. Au bout de quelque temps, Geneviève s'aperçut qu'un homme, dont elle ne pouvait distinguer les traits dans les ténèbres, marchait derrière elle, et plusieurs fois elle entendit cet homme soupirer en sanglotant.
Après être rentrés dans Jérusalem à travers les rues désertes silencieuses, comme elles le sont à cette heure de la nuit, les soldats se rendirent à la maison du prince des prêtres, où ils conduisirent Jésus. L'esclave, remarquant à la porte de Caïphe un grand nombre de serviteurs, se glissa parmi eux lors de l'entrée des soldats, et resta d'abord sous le vestibule, éclairé par des flambeaux. A cette lueur, elle reconnut l'homme qui, comme elle, avait, depuis le bois des oliviers, suivi l'ami des opprimés: c'était Pierre, un de ses disciples. Il semblait aussi chagrin qu'effrayé, les larmes inondaient son visage; Geneviève crut d'abord que cet homme serait du moins fidèle à Jésus, et qu'il témoignerait de son dévouement en accompagnant le jeune maître devant le tribunal de Caïphe. Hélas! l'esclave se trompait. A peine Pierre eut-il dépassé le seuil de la porte, qu'au lieu d'aller rejoindre le fils de Marie, il s'assit sur l'un des bancs du vestibule, au milieu des serviteurs de Caïphe 5, cachant sa figure entre ses mains.
Geneviève, apercevant alors au fond de la cour une vive lumière s'échapper d'une porte au dehors de laquelle se pressaient les soldats de l'escorte, se rapprocha d'eux. Cette porte était celle d'une vaste salle, au milieu de laquelle s'élevait un tribunal éclairé par de nombreux flambeaux. Assises derrière ce tribunal, elle reconnut plusieurs des personnes qu'elle avait vues au souper chez Ponce-Pilate: les seigneurs Caïphe, prince des prêtres; Baruch, docteur de la loi; Jonas, sénateur et banquier, se trouvaient parmi les juges du jeune maître de Nazareth. Il fut conduit devant eux les mains liées, la figure toujours calme, triste et douce; à peu de distance de lui se tenaient les huissiers, derrière eux, mêlés aux miliciens et aux gens de la maison de Caïphe, les deux émissaires mystérieux que Geneviève avait remarqués à la taverne de l'Onagre.
Autant la contenance de l'ami des affligés était tranquille et digne, autant ses juges paraissaient violemment irrités; leurs traits exprimaient le triomphe d'une joie haineuse; ils se parlaient à voix basse, et, de temps à autre, ils désignaient d'un geste menaçant le fils de Marie, qui attendait patiemment son interrogatoire. Geneviève, confondue parmi ceux qui remplissaient la salle, les entendait se dire:
–Le voici donc enfin pris, ce Nazaréen qui prêchait la révolte!
–Oh! il est moins hautain à cette heure que lorsqu'il était à la tête de sa troupe de scélérats et de femmes de mauvaise vie!
–Il prêche contre les riches, – dit un des serviteurs du prince des prêtres. – Il commande le renoncement des richesses… mais si nos maîtres faisaient maigre chère, nous serions donc, nous autres serviteurs, réduits au sort des mendiants affamés, au lieu de nous engraisser des abondants reliefs des festins délicats de nos maîtres!
Бесплатно
Установите приложение, чтобы читать эту книгу бесплатно
На этой странице вы можете прочитать онлайн книгу «Les mystères du peuple, Tome III», автора Эжена Сю. Данная книга имеет возрастное ограничение 12+, относится к жанрам: «Зарубежная классика», «Зарубежная старинная литература».. Книга «Les mystères du peuple, Tome III» была издана в 2017 году. Приятного чтения!
О проекте
О подписке