Quelle heure est-il?
Dans une heure le soleil sera couché. Nous aurons une soirée délicieuse.
Dis-moi, tout est-il disposé dans la tour, ainsi que je l'ai ordonné?
Seigneur, tout est prêt. Voici la clef et le coffre.
Bien, laisse-moi. (Herman sort.)
Il y a en moi un calme-une sérénité que je ne puis m'expliquer, et que je n'avais pas encore goûtés depuis que j'ai fait l'épreuve de la vie. Si je ne savais que la philosophie est la plus grande de nos vanités, le mot le plus vide que le jargon de nos écoles ait jamais fait vibrer à nos oreilles, je croirais, en vérité, avoir découvert le grand secret si cherché, avoir trouvé dans mon ame la pierre philosophale. Cela ne durera pas; mais encore est-il bon d'avoir connu un si doux état, ne fût-ce qu'une seule fois en ma vie. Une sensation nouvelle s'est révélée à moi; elle a élargi le domaine de mes pensées. Je veux en prendre note sur mes tablettes, et constater l'existence d'un semblable sentiment. – Qu'est-ce?
Seigneur, l'abbé de Saint-Maurice demande à vous être présenté.
Paix au comte Manfred!
Merci, saint père! sois le bien-venu dans ces murs; ta présence les honore et répand sa bénédiction sur ceux qui les habitent.
Comte, plaise au ciel qu'il en soit ainsi! mais je voudrais conférer seul avec toi.
Sors, Herman. Que me veut mon respectable hôte?
Je parlerai sans détour. – Mon âge, mon zèle, l'habit que je porte et mes bonnes intentions m'en donnent le privilège. Nous sommes proches voisins, comte Manfred, et quoique nous nous fréquentions peu, j'ai cru, en cette qualité, pouvoir me présenter ici. D'étranges rumeurs, outrageantes à notre sainte fois, se mêlent à ton nom; à ce noble nom illustré depuis tant de siècles. Puisse celui qui le porte le transmettre dans toute sa pureté.
Poursuis, – j'écoute.
On rapporte que tu te livres à l'étude des mystères qui ont été interdits aux recherches de l'homme. On rapporte aussi que tu communiques avec les habitans des sombres retraites, avec ces esprits malins et déchus, qui marchent dans la vallée couverte des ombres de la mort. Je n'ignore pas que tu échanges rarement tes idées avec les autres hommes, comme toi créés par Dieu, et que tu vis dans l'isolement, comme un anachorète. – Plût au ciel que ta solitude fût aussi sainte.
Et qui sont ceux qui parlent de la sorte?
Tous nos frères-les paysans épouvantés-tes propres vassaux, eux-mêmes, qui ne te regardent que d'un œil inquiet. Ta vie est en danger.
Qu'ils la prennent donc!
Je suis venu pour te sauver, et non pour aider à ta perte. – Je ne chercherai même point à pénétrer dans le secret de ton ame. Mais s'il y a quelque vérité dans ce qu'ils disent, fais pénitence, il en est tems encore. Implore la divine miséricorde. Viens te réconcilier avec la véritable Église, et l'Église te réconciliera avec le ciel.
J'entends; mais voici ma réponse: Ce que je fus, ce que je suis, reste un mystère entre le ciel et moi. – Je ne choisirai point un mortel pour médiateur. Ai-je manqué à vos décrets? Prouvez-le, et qu'on me punisse.
Mon fils, je ne t'ai point parlé de peines, mais de repentir et de pardon. – Je laisse la pénitence à ton choix. – Pour le pardon, nos institutions saintes et une foi robuste nous ont donné le pouvoir de détourner les hommes du sentier du vice, et de les ramener à des sentimens meilleurs, à des espérances élevées; le reste appartient au ciel: «Toute vengeance est dans mes mains,» a dit le Seigneur. Et c'est en toute humilité que son serviteur répète un mot terrible.
Vieillard! il n'est aucune puissance chez vos prêtres, aucun charme dans la prière, ni dans les diverses formes de purification auxquelles nous soumet la pénitence, ni dans l'humilité, ni dans le jeûne, ni dans les souffrances corporelles, ni, ce qui est plus puissant que tout cela, dans ces tortures intimes d'un profond désespoir, remords sans la crainte de l'enfer et capable à lui seul de faire un enfer du paradis; non, il n'est rien qui puisse arracher à un esprit, jeté hors de ses limites, la conscience de ses propres fautes, la conscience de ses maux, de ses supplices et de cette vengeance qu'il exerce sur lui-même. Ne me parle pas des tourmens éternels; ils n'égaleront pas la justice que s'inflige celui qui a pu lui-même se condamner.
Bien, mon fils. Mais tes souffrances se dissiperont, et il leur succédera une douce espérance qui te fera envisager avec calme et certitude le séjour sacré, ouvert à tous les hommes qui l'ont désormais pris pour but, quelque grandes qu'aient été leurs erreurs sur cette terre. Mais aussi, faut-il qu'ils sentent la nécessité de s'en faire absoudre. – Continue. – Tout ce que notre Église peut apprendre te sera enseigné, tous les péchés que nous pourrons remettre te seront remis.
Mourant de sa propre main, pour éviter les tourmens d'une mort publique que lui préparait un sénat jadis son esclave, le sixième empereur de Rome vit s'approcher de lui un soldat qui, pour témoigner sa pitié, voulait officieusement étancher, avec sa robe, le sang qui coulait de la gorge du malheureux prince. Celui-ci le repoussa, et lui dit-il conservait encore de l'empire dans son regard mourant-: «Il est trop tard; – est-ce là ta fidélité?»
Eh bien?
Eh bien! je répondrai avec le Romain-: «Il est trop tard.»
Il ne saurait jamais l'être pour te réconcilier avec ton ame, et ton ame avec le ciel. N'as-tu aucune espérance? Chose étrange en vérité-que ceux qui désespèrent d'en haut se créent ici bas quelque vaine illusion, et qu'ils s'accrochent à cette frêle branche comme les hommes qui se noient.
Oui-mon père! j'ai eu de ces illusions terrestres. Dès ma jeunesse, je ressentais la noble ambition d'agir sur l'esprit de mes semblables, envieux d'éclairer les peuples, et de m'élever-je ne sus jamais où-peut-être pour retomber bientôt; mais tomber comme la cataracte de la montagne, qui, précipitée de sa plus grande hauteur, fait jaillir des colonnes humides qu'elle élève jusqu'au ciel en nuages pluvieux, et descend ensuite dans l'abîme où elle séjourne, fatiguée de sa première énergie. – Mais ce tems est passé, ma pensée s'était méprise.
Et pourquoi cela?
Ma nature n'a pu s'apprivoiser; car il faut qu'il apprenne à servir, celui qui veut gouverner, – qu'il flatte, – qu'il supplie, – qu'il épie les occasions et se glisse en tous lieux; il lui faut être un mensonge vivant pour devenir quelque chose de grand parmi les faibles et les chétifs dont se compose la masse des hommes. J'ai dédaigné de me mêler à un troupeau, fût-ce pour être à la tête-même d'une troupe de loups. Le lion vit seul, ainsi suis-je.
Qui t'empêchait de vivre et d'agir comme les autres hommes?
Parce que ma nature était ennemie de la vie et pourtant n'étais-je pas né cruel. J'aurais voulu tomber au milieu de la désolation, et non l'engendrer moi-même. – Semblable au simoun solitaire, dont le souffle enflammé passe sur les déserts stériles, où ne croissent ni plantes ni arbustes, et qui se joue sur leurs sables arides et sauvages: il ne cherche pas qui ne vient pas le chercher; mais sa rencontre est mortelle. Tel a été le cours de mon existence; tout ce qui se trouva sur mon chemin a été balayé.
Hélas! je commence à craindre que mes prières et mes paroles ne soient vaines. Si jeune encore! et pourtant je voudrais-
Regarde-moi! Il est une race de mortels sur la terre qui, dès le jeune âge, anticipent sur la vieillesse, et meurent avant leur maturité, sans qu'une mort violente soit venue abréger leurs jours. Les uns tombent victimes des plaisirs, – les autres de l'étude; – ceux-ci usés par le travail, – ceux-là par le dégoût; – à d'autres la maladie ou la folie: – et il en est encore dont le cœur se dessèche ou se brise, car c'est là une maladie, sous quelque forme, sous quelque nom qu'elle se décide, qui enlève plus d'hommes qu'il n'y en a d'inscrits sur les listes du Destin. Regarde-moi! car j'ai éprouvé de tous ces maux, dont un seul aurait suffi; et ne t'émerveille plus désormais que je sois ce que je suis, mais bien que j'aie pu exister, et que j'habite encore cette terre.
Un mot, un mot de plus-
Vieillard! je respecte ton caractère sacré, et révère tes vieux ans; pieuse est ton intention, mais elle sera vaine pour moi. Ma raison n'est pas facile à séduire; aussi pour t'épargner, plus qu'à moi, la perte d'un plus long entretien, – je te laisse. – Adieu.
C'eût été une noble créature. Quelle énergie! Quel glorieux assemblage de puissans élémens, s'ils eussent été combinés avec sagesse! Mais tel qu'il est, c'est un effrayant chaos, – des lumières et des ténèbres, – l'esprit et la matière, – les passions et la pure intelligence, tout cela se confondant et se combattant sans cesse, en repos ou dans une action destructrice. Il périra; et encore ne doit-il pas périr. Je veux faire une nouvelle tentative, car de telles ames sont dignes de rédemption. Mon devoir m'ordonne de ne rien négliger pour parvenir à un but aussi saint. Je le suivrai, – mais avec prudence, quoique ne le perdant pas de vue.
Monseigneur, vous m'avez dit de vous attendre au coucher du soleil; voilà qu'il se plonge derrière la montagne.
Vraiment? Je le veux regarder.
Sphère glorieuse! Idole des premiers hommes; idole de cette race vigoureuse de géans4, – nés des embrassemens des anges et d'un sexe qui les surpassait en beauté, et qui fit à jamais déchoir les esprits errans dans l'espace. – Glorieuse sphère! Oui, tu fus adorée avant que n'ait été révélé le mystère de ton créateur! Toi, premier ministre du Tout-Puissant, qui, sur le sommet de leurs montagnes, réjouissais les cœurs des bergers chaldéens, et recevais leurs prières! Toi, dieu matériel, reflet de l'Inconnu, qui t'a engendré pour être son ombre ici bas! Toi, la plus noble planète, centre de plusieurs autres planètes! C'est toi qui prolonges la durée de notre terre, qui vivifies les corps et les ames de ceux qu'échauffe la douce chaleur de tes rayons! Roi des saisons! Roi des climats et des créatures vivantes! De loin ou de près, nous recevons une teinte de ta splendeur, soit en nous, soit hors de nous. Que tu surgisses au matin, que tu brilles sur nos têtes, que tu te replonges dans l'océan, c'est toujours dans l'éclat de ta gloire! Adieu! Je ne dois plus te revoir. Mon premier regard d'amour et d'admiration fut pour toi; reçois donc mon dernier regard. Tu ne brilleras plus sur celui pour qui l'existence et ta chaleur ont été un don empoisonné. Il est parti: je le suivrai.
Étrange, en vérité! Chaque nuit, depuis nombre d'années, il poursuit ses longues veilles dans cette tour, sans souffrir la présence d'un seul témoin. J'y suis entré; quelques-uns des nôtres y sont entrés plusieurs fois, et nous n'en sommes pas plus avancés sur la nature d'études auxquelles on dit qu'il se livre. Sois sûr qu'il y a là-dedans une autre chambre où personne n'a jamais été admis. Pour ma part, je donnerais de bon cœur mes trois années de gages pour voir clair à tous ces mystères.
Ne t'y hasarde point, crois-moi; qu'il te suffise de ce que tu sais déjà.
Ah! Manuel! tu es vieux, toi, tu es habile, et tu pourrais nous en apprendre beaucoup. Voilà long-tems que tu habites ce château. – Combien donc d'années déjà?
J'y étais avant la naissance du comte Manfred. J'ai servi son père, auquel il ne ressemble guère.
Бесплатно
Установите приложение, чтобы читать эту книгу бесплатно
О проекте
О подписке