Cela est-cela est! – loin de moi l'idée de punir une créature innocente, indignement calomniée parce qu'elle a pris pour époux un vieillard, autrefois l'ami de son père et le protecteur de sa famille; comme si l'éclat de la jeunesse et des traits imberbes pouvaient seuls captiver le cœur des femmes. – Je ne voulais pas venger sur elle l'infamie d'un autre, mais je demandais justice à mon pays, justice due au plus humble des hommes qui ayant une femme, dont la foi lui est douce, une maison dont les foyers lui sont chers, un nom dont l'honneur est tout pour lui, se voit atteint dans ces trois biens par le souffle odieux d'un calomniateur.
Et quelle digne réparation pouvez-vous attendre?
O rage! N'étais-je pas le chef de l'état! – ne m'avait-on pas insulté sur mon trône, et rendu le jouet des hommes faits pour m'obéir? N'avais-je pas été outragé comme mari, insulté comme citoyen, avili, dégradé comme prince? – Une telle offense n'était-elle pas une complication de trahison? Et cependant il vit! S'il avait conduit le même stylet, non sur le trône d'un Doge mais, sur l'escabeau d'un paysan, il eût payé de son sang une telle audace; le poignard l'aurait au même instant frappé.
Écoutez, il ne vivra pas jusqu'au soleil couchant. – Rapportez-vous du tout à moi, et calmez-vous.
Vois-tu, mon neveu, c'était bon hier: à présent je n'ai plus de fiel contre cet homme.
Que voulez-vous dire? l'offense n'est-elle pas redoublée par cet inique; je ne dirai pas acquittement, car ils ont fait pis que de l'acquitter, en reconnaissant le crime, et ne le punissant pas.
Le crime est en effet redoublé, mais ce n'est plus par lui. Les Quarante ont conclu à un mois d'arrêt-il faut obéir aux Quarante.
Leur obéir! à eux, qui ont oublié ce qu'ils doivent à leur souverain?
Comment, oui-vous le comprenez donc, enfin, jeune homme? oui, soit comme citoyen qui réclame justice, soit comme souverain de qui elle émane; ils m'ont également dépouillé de mes droits; et cependant garde-toi d'arracher un cheveu de la tête de Steno: il ne la portera pas long-tems.
Pas douze heures, si vous m'en laissiez la permission. Si vous m'aviez entendu froidement, vous auriez compris que mon intention ne fut jamais qu'il s'échappât; seulement je voulais modérer ces excès de violence qui ne nous permettaient pas de méditer sur cette affaire.
Non, mon neveu, il faut qu'il vive, pour le moment, du moins. – Qu'est-ce aujourd'hui qu'une vie telle que la sienne? Dans les tems anciens, on se contentait d'une seule victime, pour les sacrifices ordinaires; mais pour les grandes expiations, il fallait une hécatombe.
Vos vœux seront ma loi; et cependant je brûle de vous prouver combien l'honneur de notre maison m'est cher.
Ne craignez rien, l'occasion de le prouver ne vous manquera pas; mais ne soyez pas violent comme je le fus. Maintenant, je ne puis concevoir ma propre colère: – pardonnez-la moi, je vous prie.
Oh! mon oncle! vous, guerrier, et homme d'état; vous, le maître de la république, vous l'êtes donc aussi de vous-même! J'étais réellement surpris de vous voir, dans cette fureur et à votre âge, oublier ainsi toute modération, toute prudence: il est vrai que la cause-
Oui, pensez à la cause-ne l'oubliez pas. – Quand vous irez prendre du repos, que le souvenir en perce dans vos songes; et quand le jour renaîtra, qu'il se place entre le soleil et vous; qu'il ternisse d'un sinistre nuage vos plus beaux jours d'été: c'est ainsi qu'il me suivra. – Mais pas un mot, pas un signe. – Laissez-moi tout conduire. – Nous aurons beaucoup à faire, et vous aurez votre tâche. Maintenant, éloignez-vous; j'ai besoin d'être seul.
Avant que je ne parte, reprenez, je vous prie, ce que vous aviez répudié; jusqu'à ce que vous puissiez le changer en diadême. Je vous quitte, en vous priant, en toute chose, de compter sur moi, comme sur votre plus proche et plus fidèle parent, non moins que sur le citoyen et le sujet le plus loyal.
Adieu, mon digne neveu. (Prenant le bonnet ducal.) Misérable hochet, entouré de toutes les épines d'une couronne, mais incapable d'investir le front qui le porte de cette royale majesté au-dessus de l'insulte; vil et dégradé colifichet, je te reprends comme je ferais un masque. (Il le met sur sa tête.) Oh! comme ma tête souffre sous ton poids, comme mes tempes se soulèvent sous ton honteux fardeau! Ne pourrai-je donc te transformer en diadême? N'étoufferai-je pas ce Briarée despotique, dont les cent bras disposent du sénat, réduisent à rien le peuple, et font du prince un esclave? Dans ma vie, j'ai mis à fin des travaux non moins difficiles. – Ce fut à son profit, et voilà comme il m'en récompense. – Ne puis-je donc en demander le prix? Ah! que n'ai-je encore une seule année, un seul jour de ma forte jeunesse; alors que mon corps obéissait à mon ame comme le coursier à son maître: comme je foulerais aux pieds, sans avoir besoin de nombreux amis, tous ces confians patriciens. Maintenant, il faut que d'autres bras viennent servir les projets de mes cheveux blancs; mais, du moins, je saurai diriger cette tâche difficile: bien que je ne puisse encore enfanter qu'un chaos de pensées confuses, mon imagination est dans sa première opération; c'est à la réflexion qu'il appartient de les modifier. – L'armée est peu nombreuse dans-
Quelqu'un demande une audience de son altesse.
Je ne le puis. – Je ne veux voir personne, pas même un patricien. – Qu'il porte son affaire au conseil.
Seigneur, je lui porterai votre réponse: sa présence ne peut vous intéresser. – C'est un plébéien, et, si je ne me trompe, le commandant d'une galère.
Comment! le patron d'une galère, dites-vous? c'est-à-dire, un officier de l'état. Introduisez-le, il s'agit peut-être du service public.
On peut sonder ce patron; je vais l'essayer. Je sais que les citoyens sont mécontens; ils en ont sujet depuis la fatale journée de Sapienza, où la victoire resta aux Génois. Une autre cause encore, c'est que, dans l'état, ils ne sont plus rien, et moins que rien dans la ville, – de pures machines soumises au bon plaisir des nobles. Les troupes ont un long arriéré dans leur paie; on leur a fait souvent de vaines promesses; ils murmurent hautement; ils peuvent sourire à quelque espoir de changement: on pourrait les acquitter avec le pillage. – Mais les prêtres? – ou je me trompe fort, ou le clergé ne sera pas des nôtres; il me hait depuis cet instant d'emportement où, pour presser sa marche, je frappai l'évêque de Trévise, dont la lenteur m'était insupportable. Cependant, on peut les gagner, du moins le pontife romain leur chef, au moyen de quelques concessions opportunes. Mais, sur toute chose, il faut de la promptitude; au crépuscule de mes jours, je n'ai plus à moi que quelques lueurs. Si j'affranchis Venise, si je venge mes injures, j'aurai vécu assez long-tems, et je m'endormirai volontiers près de mes pères. Mais, si je ne le puis, mieux eût valu n'avoir vu que vingt printems; et, depuis soixante années, être descendu-où? – peu m'importe, où je serai bientôt-où tout doit finir. – Ne valait-il pas mieux ne jamais être, que de vivre courbé sous le joug de ces infâmes tyrans? Mais je réfléchis-il y a, de troupes réelles, trois mille hommes postés à-
Si son altesse le permet, le patron dont je lui ai parlé va solliciter son attention.
Laissez-nous, Vincenzo. (Vincenzo sort.) Avancez, monsieur. – Que voulez-vous?
Justice.
De qui?
De Dieu, et du Doge.
Hélas! mon ami, vous la demandez au moins respecté, au moins puissant des Vénitiens. Adressez-vous au conseil.
Je le ferais en vain; celui qui m'a offensé en fait partie.
Il y a du sang sur ton visage, d'où vient-il?
C'est le mien, et ce n'est pas la première fois qu'il coule pour Venise; mais c'est la première fois qu'un Vénitien le fait répandre. Un noble m'a frappé.
Il a vécu?
Il existe encore. – Car j'avais et je conserve encore l'espoir que vous, mon prince; vous, soldat comme moi, vous vengerez celui auquel les règles de la discipline et les lois de Venise interdisent le droit de se défendre lui-même; autrement-je n'en dis pas davantage.
Vous agiriez vous-même. – N'est-ce pas cela?
Je suis un homme, mon seigneur.
Eh bien! celui qui vous frappa l'est également.
On le dit; et même il passe pour noble dans Venise; mais depuis qu'il a oublié que j'en étais un, et qu'il m'a traité comme une brute, la brute reviendra sur lui.
Mais, dites-moi, quel est son nom, sa famille?
Il se nomme Barbaro.
Et quelle fut la cause? le prétexte, du moins?
Je suis le commandant de l'arsenal, et c'est à moi qu'est confié le soin de faire restaurer ceux de nos bâtimens que la flotte génoise a le plus maltraités l'année dernière. Ce matin, le noble Barbaro vint me trouver; il était furieux de ce que nos ouvriers avaient, pour exécuter les ordres de la république, négligé ceux de ses gens. Je me hasardai à les justifier. – Il leva la main-et vous voyez mon sang; c'est la première fois qu'il coule à ma honte.
Dites-moi, servez-vous depuis long-tems?
Depuis assez long-tems pour me rappeler le siége de Zara; je combattis sous le chef qui mit en fuite les Huns: d'abord mon général, maintenant le Doge Faliero.
Comment, nous sommes donc camarades! Le manteau ducal vient de m'être donné, et vous étiez nommé, avant mon retour de Rome, commandant de l'arsenal: voilà pourquoi je ne vous reconnaissais pas. A qui devez-vous votre office?
Au dernier Doge. J'avais encore auparavant mon vieil emploi de patron d'une galère: on m'accorda l'arsenal comme la récompense de certaines cicatrices (c'est ainsi que voulait bien dire votre prédécesseur). Hélas! devais-je penser que sa bonté me conduirait un jour devant son successeur comme un pauvre plaignant sans espoir; et dans une pareille cause encore!
Vous êtes donc bien vivement blessé?
A jamais, à mes yeux.
Expliquez-vous, ne craignez rien; frappé au cœur comme vous l'êtes, quelle serait la vengeance qui vous plairait?
Celle que je n'ose dire, et que cependant je tirerai.
Alors que venez-vous me demander?
Je viens réclamer justice, parce que mon général est le Doge, et qu'il ne verra pas insulter impunément son vieux soldat. Si tout autre que Faliero occupait le trône ducal, ce sang se serait déjà confondu dans un autre sang.
Vous venez me demander justice! – à moi, moi, le Doge de Venise! Eh, mon ami, je ne puis vous la donner; je ne puis même l'obtenir. – Il n'y a qu'une heure, on me l'a solennellement déniée.
Que dit votre altesse!
On a condamné Steno à un mois d'arrêt.
Quoi! Steno, qui osa salir le trône ducal de ces mots insultans qui crient vengeance aux yeux de tous les Vénitiens!
Oui, et, je n'en doute pas, ces mots ont trouvé des échos dans l'arsenal: se mariant à chaque coup de marteau, ils réveillaient la grosse joie des artisans; ou, servant de chorus aux mouvemens des rames, ils s'échappaient des lèvres des vils esclaves de nos galères: et tous, en les chantant, se félicitaient de ne pas être un radoteur déshonoré comme le Doge.
Est-il possible? pour Steno un mois d'emprisonnement!
Vous connaissiez l'offense, vous en savez la punition; puis vous demanderez justice de moi! Adressez-vous aux Quarante, qui jugèrent Michel Steno; ils ne feront pas moins pour Barbaro, – n'en doutez pas.
Ah! si j'osais dire mes sentimens!
Parlez: il n'y a plus pour moi d'outrages à craindre.
Eh bien! d'un mot, d'un seul mot, vous pouvez vous venger. – Je ne parle plus de ma petite offense: qu'est-ce, en effet, qu'un coup, un soufflet même reçu par un être comme moi? – mais de l'infâme insulte faite à votre rang, à votre personne.
Vous oubliez mon pouvoir, qui est celui d'un paysan; ce bonnet n'est pas la couronne d'un monarque; ce manteau peut exciter la pitié bien plus que les guenilles d'un mendiant: car celles du mendiant lui appartiennent, mais ce costume on le prête seulement à cette pauvre marionnette, forcée de jouer le rôle de souverain.
Voulez-vous être roi?
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