C'est ce qui arrive à plus d'un fils. En quoi différaient-ils donc?
Je ne parle pas pour les traits et l'extérieur, mais pour l'esprit et le genre de vie qu'il menait. Le comte Sigismond était fier; – mais d'un caractère franc et joyeux: – bon guerrier et homme de plaisir. Celui-là ne s'enterrait pas dans les livres et dans la solitude, passant la nuit dans de sombres veilles; pour lui, la nuit était un tems de fête, plus gai, ma foi, que le jour. On ne le voyait pas errer à travers les bois et les rochers comme un loup sauvage, ni fuir les hommes et leurs plaisirs.
Maudit soit le tems où nous sommes! Mais celui-là, sur mon ame, était joyeux. Je voudrais qu'il vînt de rechef visiter ces vieilles murailles, qui semblent n'en avoir plus gardé le moindre souvenir!
Oh! elles changeront de maître auparavant. En vérité, Herman, j'ai vu d'étranges choses ici.
Allons, ne sois plus si réservé. Pendant que nous faisons notre garde, raconte-moi quelque histoire. Je t'ai déjà entendu parler avec mystère d'un événement qui arriva ici même, près de la tour.
C'était une nuit, par Dieu! Je me le rappelle parfaitement, à la tombée de la nuit, et tout juste un soir comme celui-ci: – ce nuage rouge que tu vois arrêté sur la cime de l'Eigher, y était aussi; – tellement qu'il me semble que ce soit le même. Le vent, bien qu'assez faible, annonçait un orage, et les neiges de la montagne commençaient à briller à la lueur de la lune levante. Le comte Manfred était enfermé dans sa tour, comme il y est en ce moment, et occupé, – ma foi, nous n'en savons rien. Mais il avait alors avec lui la seule compagne de ses courses et de ses veilles, la seule des créatures vivantes qu'il parût aimer, – à laquelle, du reste, il était attaché par les liens du sang: – lady Astarté, sa-silence! qui vient ici?
Où est votre maître?
Là, dans la tour.
J'ai à lui parler.
Impossible; il veut être seul, et personne n'entrera.
Je prends tout le mal sur moi, s'il y a mal. – Il faut absolument que je le voie.
Tu l'as déjà vu ce soir.
Herman, je te l'ordonne; frappe, et dis au comte que je suis ici.
Nous n'oserons jamais.
En ce cas, je vais donc m'annoncer moi-même.
Révérend père, arrête. – Au nom du ciel, attends un moment.
Qu'as-tu donc?
Sortons. – Je te l'expliquerai bientôt. (Ils sortent.)
Chaque étoile est à son poste; la lune resplendit sur les cimes neigeuses des montagnes. – Que tout cela est beau! Toujours je reviens à la nature, car l'aspect de la nuit m'a été plus familier que l'aspect des hommes; dans son ombre étoilée, dans sa sombre et solitaire beauté, le langage d'un autre monde m'a été révélé. Je me rappelle que dans ma jeunesse, – alors que j'errais par le monde, – pendant une nuit semblable à celle-ci, je m'arrêtai dans l'enceinte du Colysée, au milieu des plus nobles ruines de l'antique et puissante Rome. Les arbres qui croissent entre les arches brisées se balançaient mollement dans l'ombre bleue de la nuit, et les étoiles se montraient à travers les fentes des ruines. De l'autre rive du Tibre, l'on entendait les aboiemens du chien de garde, tandis qu'à mes côtés, du sein du palais des Césars, sortait le cri plaintif du hibou, que venait interrompre, de tems à autre, la joyeuse chanson des sentinelles éloignées portée par la brise légère. Quelques cyprès plantés au-delà de la brèche qu'a faite le tems semblaient borner l'horizon, bien qu'ils ne fussent qu'à une portée de trait, – à l'endroit où habitèrent les Césars, et où habitent aujourd'hui les oiseaux nocturnes au chant monotone. Des arbres s'élèvent du milieu des remparts détruits, enlaçant leurs racines dans les tombeaux des empereurs; le lierre rampe où croissait le laurier; mais le Cirque, teint du sang du gladiateur, est encore débout, – noble débris, ruine imposante, – alors que les demeures des Césars, les palais des Augustes gisent sur la terre, triste amas de décombres. – Et toi, lune errante, tu éclairais ce tableau de tes rayons; ta pâle et tendre lueur adoucissait la sauvage austérité d'une scène de désolation; il semblait que, de nouveau, comblant le vide des siècles, tu rendisses à ces lieux un ancien éclat perdu, sans effacer toutefois la beauté nouvelle qu'ils ont acquise. Peu à peu, je surpris dans mon cœur une adoration silencieuse de ces grands débris de l'antiquité, et je me voyais en présence des rois du monde qui, en dépit de l'impitoyable mort, dominent encore si puissamment nos esprits, du fond de leurs tombeaux. – C'était une nuit comme celle-ci! Il est étrange que je me la rappelle à ce moment; – mais j'ai souvent remarqué que nos pensées s'envolent loin de nous, alors même que nous nous efforçons de les rassembler et de leur imprimer une direction quelconque.
Comte Manfred! pardonne qu'une seconde fois je vienne à toi. Que mon humble zèle ne t'offense pas par cette brusque visite; et s'il y a mal, que le mal retombe sur moi seul. Peut-être, néanmoins, sera-t-elle d'un salutaire effet pour ton esprit, – et que ne puis-je dire pour ton cœur! – car si mes paroles et mes prières parvenaient à te toucher, je rappellerais à lui un noble esprit qui s'est égaré, mais qui n'est pas perdu sans retour.
Tu ne me connais pas; mes jours sont comptés, mes actions jugées. Retire-toi, ce lieu te serait dangereux. – Retire-toi!
Prétends-tu me menacer?
Non pas moi; j'ai simplement dit qu'il y avait péril ici, et je voulais t'en éloigner.
Que veux-tu dire?
Regarde, là! Vois-tu quelque chose?
Rien.
Regarde, là, te dis-je; regarde avec assurance. Maintenant, dis-moi ce que tu vois.
Ce qui serait vraiment capable de me faire trembler; – mais je ne tremble pas. – Je vois, du sein de la terre, s'élever un noir et terrible fantôme, semblable à un dieu infernal. Il dérobe sa figure sous un manteau, et des nuages épais entourent son corps. Il s'arrête entre toi et moi; – non, je ne crains rien.
Aussi, n'as-tu rien à redouter. – Il ne s'attaquera point à toi; – mais son aspect peut glacer tes vieux membres. Encore une fois-retire-toi.
Et moi, pour la dernière fois, – non. – Je vaincrai cet ennemi d'enfer. – Que vient-il demander ici?
Ce qu'il-oui, – que vient-il demander ici? Je ne l'ai point appelé, – il est venu sans ordre.
Hélas! infortuné mortel! Qu'as-tu donc à démêler avec de pareils hôtes? Je tremble pour ton salut. Pourquoi fixe-t-il ainsi ses regards sur toi, et toi tes regards sur lui? Ah! le voilà qui découvre ses traits; sur son front est gravée l'empreinte de la foudre; de son œil s'échappe l'affreuse immortalité de l'enfer: – fuis, maudit!
Parle. – Quelle est ta mission?
Partons!
Qui es-tu, être inconnu? Réponds-réponds!
Le génie de cet homme. – Partons, il est tems.
Je suis préparé à tout; mais je nie que tu aies aucun pouvoir sur moi. Qui t'a envoyé?
Tu l'apprendras un jour. – Partons! partons!
J'ai commandé à des êtres d'une essence plus élevée que la tienne; j'ai lutté avec tes maîtres. Disparais!
Mortel! ton heure a sonné. – Partons, te dis-je!
Je sais, je savais depuis long-tems que mon heure était arrivée; mais non pour rendre mon ame à un être tel que toi. Va-t'en: je mourrai comme j'ai vécu, – seul.
J'appellerai donc mes frères. – Levez-vous!
Hors d'ici! méchans! hors d'ici! – Je vous le dis, vous n'avez aucune puissance là où la religion a puissance. Je vous somme, au nom-
Vieillard! nous savons qui nous sommes, et nous connaissons notre devoir et ton ministère. N'use pas en vain tes saintes paroles. Tout effort est inutile: cet homme est condamné. Pour la dernière fois, qu'il m'écoute! – Partons! partons!
Tous, je vous brave. – Oui, bien que je sente mon ame se séparer de moi, je vous défie tous. Tant qu'il me restera un souffle terrestre, ce sera pour verser le mépris sur vous. – Mes forces terrestres lutteront avec des esprits; et ce que vous emporterez de moi, vous l'emporterez lambeaux par lambeaux.
Orgueilleux rebelle! Est-ce donc là ce magicien qui voulait pénétrer dans le monde invisible et s'égaler à nous? – Se peut-il que tu sois si amoureux de la vie, de la vie qui n'a été pour toi que désolation?
Tu mens, toi, faux ennemi! Ma vie est à sa dernière heure, je le sais, et ne voudrais pas racheter une minute de cette heure. Aussi, n'est-ce pas contre la mort que je lutte, mais contre toi et ces anges déchus qui t'entourent. Ce n'est pas de vos mains que j'ai reçu mon ancien pouvoir, mais d'une science supérieure à la vôtre: – du travail, – de l'audace, – de la longueur des veilles, – de la force de mon esprit, et de ces mystérieuses connaissances découvertes par nos pères, – en ce tems où la terre voyait les hommes et les esprits marcher de compagnie, et que vous n'aviez sur nous aucune prééminence. Je m'appuie sur ma propre force pour vous défier. – Retournez aux lieux d'où vous êtes venus: – je me ris de vous et vous méprise! -
Tu oublies que tous tes crimes t'ont rendu-
Qu'ont à faire mes crimes avec toi? mes crimes punis par d'autres crimes et par de plus grands criminels! – Retourne à ton enfer! tu n'as, je le sens, aucune puissance sur moi. Jamais je ne deviendrai ta proie, c'est là ce que je sais. Ce qui est fait est fait. Je porte au-dedans de moi une torture à laquelle tu n'as rien à ajouter. L'ame immortelle se juge d'après ses bonnes ou ses mauvaises pensées; elle est elle-même sa propre source du bien ou du mal. Elle est sa place et son tems, – et lorsqu'une fois ce sens intime est dépouillé de son enveloppe mortelle, il ne reçoit plus aucune sensation des objets qui flottent à l'entour de lui; mais il s'absorbe tout entier dans la souffrance ou dans la joie que lui inflige ou lui accorde la conscience de son propre mérite. Quant à toi, tu ne m'as pu tenter, et tu ne saurais me tenter; je n'ai point été ta dupe, je ne serai point ta proie. Je fus et je serai mon propre destructeur. – Fuyez, misérables ennemis! La main de la mort pèse sur moi, – mais non votre main!
Hélas! comme tu es pâle; – tes lèvres blanchissent, – ta poitrine est oppressée, – des râlemens étouffés s'échappent de ta gorge. – Donne une prière au ciel. – Prie, – ne fût-ce qu'en pensée; – mais ne meurs pas ainsi!
Il est trop tard. – Mon œil obscurci peut à peine t'entrevoir; tout nage autour de moi, et la terre semble me soulever. Adieu! – Donne-moi ta main.
Froide, – froide, – son cœur aussi. – Au moins une prière! – Hélas! que vas-tu devenir?
Vieillard! il n'est pas si difficile de mourir!
Il est parti; – son ame a pris son vol loin de notre terre, – vers quels lieux? – Je frémis d'y songer; – mais il n'est plus.
FIN DU TROISIÈME ET DERNIER ACTE.
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