La lune se lève, large, ronde, éclatante. Ici, sur les neiges que n'a jamais foulées le pied d'un vulgaire mortel, nous marchons de nuit, sans laisser la moindre trace de nos pas; sur cette mer sauvage, sur l'océan resplendissant des montagnes glacées, nous effleurons les brisans raboteux qui semblent l'écume des flots agités par la tempête, que le froid aurait subitement saisie, – image morte de l'abîme des eaux. Ce pinacle fantastique, – ouvrage de quelque tremblement de terre, – où s'arrêtent les nuages pour se reposer des fatigues de leur course, a été consacré à nos ébats, à nos veilles; c'est ici que je dois attendre mes soeurs, pour nous acheminer ensemble vers le palais d'Arimane, car, cette nuit, se célébrera notre grande fête. – Chose étrange qu'elles n'arrivent point!
L'usurpateur captif, jeté en bas du trône, languissait enseveli dans la torpeur, oublié et solitaire. J'ai secoué son sommeil, brisé sa chaîne, je lui ai rendu ses troupes, et voilà encore une fois le tyran debout. Le sang d'un million d'hommes, la ruine d'une nation seront le prix de mes peines-puis sa fuite, et de rechef le désespoir!
Le vaisseau volait, le vaisseau volait vite; mais je n'ai pas laissé une voile, je n'ai pas laissé un mât. Il ne reste plus une planche de ses flancs ou du pont, pas un pauvre diable pour pleurer sur le naufrage. Si! – il en est un que j'ai sauvé, le prenant aux cheveux pendant qu'il nageait, et celui-là était digne de ma pitié, – un traître à terre, un pirate sur mer. – Il acquittera sa dette par de nouveaux crimes.
La cité reposait, plongée dans le sommeil; au matin, elle s'est éveillée pour pleurer sur elle-même. Soudainement, sans bruit, la noire peste avait passé sur ses tours. Des milliers d'hommes ont péri, des milliers périront. – Le vivant fuit l'approche du malade qu'il chérissait; mais il fuit en vain: rien ne le sauvera de l'atteinte mortelle. La tristesse, les angoisses, le mal, la terreur enveloppent toute une population. – Heureux sont les morts qui échappent à cette scène de désolation! Et cette œuvre d'une nuit-cette ruine d'un royaume-ce travail de mes mains, combien de fois, dans les siècles, ne l'ai-je pas renouvelé! combien ne le renouvellerai-je pas encore!
Nos mains tiennent enfermés les cœurs des hommes, et leurs tombeaux sont nos marche-pieds. Ces esclaves ne reçoivent de nous le souffle de l'ame que pour nous le rendre aussitôt.
Bien-venues! – Où est Némésis?
Occupée à quelque grand travail; mais j'ignore lequel, car moi-même j'ai les mains pleines.
Vois; elle vient.
Dis, où as-tu été? Mes sœurs et toi, vous arrivez tard, cette nuit-ci.
Relever des trônes abattus; marier entre eux des insensés; rétablir des dynasties; venger des hommes de leurs ennemis, puis les faire repentir de leur vengeance; frapper les sages de folie: tel vient d'être mon travail. J'ai tiré de la poussière les nouveaux oracles qui doivent aujourd'hui régir le monde, car les anciens avaient passé de mode, et les mortels osaient déjà les peser à leur propre valeur, mettre les rois dans la balance et parler de liberté, ce fruit à jamais défendu… Partons! l'heure est sonnée… montons sur nos nuages. (Elles sortent.)
Salut à notre maître! – Prince de la terre et de l'air! – qui marche sur les nues et sur les eaux, – qui tient dans sa main le sceptre des élémens, et les fait, à sa volonté, rentrer dans le chaos! Il souffle-et la tempête bouleverse la mer; il parle-et la nue répond à sa voix par le tonnerre; il regarde, – à son regard, s'enfuient les rayons du soleil; il se meut, – un tremblement remue la terre jusque dans ses fondemens. Sous ses pas jaillissent les volcans; son ombre projette la peste; les comètes annoncent sa marche à travers les cieux enflammés, et sa colère réduit en cendres les planètes; c'est à lui que la guerre offre chaque jour son holocauste, la mort son tribut. Il est la vie, avec toutes ses agonies; il est l'ame de tout ce qui respire.
Gloire à Arimane! son pouvoir s'accroît de plus en plus sur la terre. – Mes deux sœurs ont exécuté ses ordres; et moi aussi, j'ai rempli mon devoir.
Gloire à Arimane! Nous qui courbons la tête des hommes, nous venons nous courber devant son trône!
Gloire à Arimane! nous n'attendons qu'un clin-d'œil pour obéir.
Souverain des souverains! nous sommes à toi, et tous les êtres mortels, plus ou moins, sont à nous. Étendre notre puissance, c'est étendre la tienne, et nos soins, nos veilles y sont incessamment consacrés. Tes derniers commandemens ont été remplis en tout point.
Qui se montre ici? Un mortel! – Toi, fatale et hardie créature, prosterne-toi et adore!
Je connais ce mortel. – Un magicien puissant, possesseur d'une science redoutée.
Prosterne-toi et adore, esclave! Quoi, ne connais-tu pas ton maître et le nôtre? – Tremble et obéis!
Humilie-toi, humilie ta damnée matière, enfant de la Terre! ou crains notre courroux.
Je sais tout; et encore voyez-vous que je ne fléchis pas le genou.
On saura t'y contraindre.
Ai-je donc besoin de vos leçons? – Que de nuits là-bas, couché sur le sable aride, je me suis prosterné la face contre terre, et j'ai couvert ma tête de cendres, comprenant toute l'étendue de mon humiliation, m'abaissant devant mon inutile désespoir, et fléchissant sous ma propre misère!
Seras-tu si hardi que de refuser à Arimane, assis sur son trône, ce que lui accorde l'univers entier qui ne l'a jamais contemplé dans la terreur de son éclat? A genoux! te dis-je.
Commandez-lui d'abord de s'agenouiller devant l'être qui est au-dessus de lui, devant l'Infini Éternel, – le Créateur qui ne l'avait pas fait pour être adoré: – qu'il se prosterne, et nous nous prosternerons ensemble.
Faut-il écraser ce ver de terre? le déchirer en morceaux?
Hors d'ici! Retirez-vous! cet homme m'appartient. Prince des pouvoirs invisibles! cet homme ne sort pas d'une race vulgaire; son aspect et sa présence en ces lieux le démontrent assez. Ses tourmens ont été de même nature que les nôtres, éternels. Ses connaissances, sa force et sa puissance, autant que le comporte l'argile qui recouvre l'essence éthérée, se sont élevées plus haut que tout ce que la matière a encore produit. Dévoré d'une soif de science que ressentirent rarement d'autres mortels, il apprit à connaître ce que nous connaissons ici-que le savoir n'est pas le bonheur, que la science n'est autre chose que l'échange d'une ignorance contre une autre espèce d'ignorance. Bien plus-les passions, attributs de la terre et du ciel, dont aucune puissance, aucun être, aucun cœur n'est exempt, depuis le ver misérable jusqu'aux plus nobles créatures, les passions ont traversé son cœur, et si cruellement, que moi, impitoyable, je comprends qu'il soit devenu un objet de pitié. Encore une fois, cet homme m'est soumis et t'appartiendra un jour. – Mais que cela soit, ou non, il n'est dans nos régions aucun esprit doué d'une ame égale à la sienne, aucun qui ait pouvoir sur son ame.
Que vient-il donc faire ici?
Lui-même répondra.
Ce que je sais, ce que je puis, quel pouvoir m'amène parmi vous, vous le savez; mais il est un pouvoir supérieur au mien, dont j'attends la réponse pour m'arracher enfin à mes doutes.
Quelles nouvelles lumières demandes-tu?
Ce n'est pas toi qui me les peux donner. Appelle ici les morts, – je leur réserve mes questions.
Grand Arimane, ta volonté est-elle que les vœux de ce mortel soient exaucés?
Oui.
Quel fantôme faut-il évoquer?
Quelqu'un qui ne fut pas renfermé dans la tombe. – Appelle Astarté.
Ombre ou esprit! quoi que tu sois, que tu conserves tout ou partie de la forme que tu reçus à ta naissance, de cette forme de terre rendue à la terre, reparais au jour. Revêts-toi de ce que tu avais revêtu; porte ce même cœur, ce même corps arraché à la pâture des vers. Parais! parais! parais! celui qui t'envoya te rappelle aujourd'hui.
Serait-ce là la mort? La couleur rougit encore sa joue; mais je ne vois que trop bien que ce n'est pas une couleur vivante; c'est plutôt la teinte d'une étrange maladie, semblable au rouge dont l'automne colore les feuilles mourantes. Est-ce bien elle? Oh! Dieu! elle que je frémirais d'envisager. – Astarté-Non, je ne puis lui parler! – mais commande-lui de parler. – Qu'elle me pardonne ou qu'elle me condamne.
Par la puissance qui a brisé la tombe qui t'enfermait, parle à celui qui t'a parlé, ou à ceux qui t'ont mandée ici.
Elle garde le silence, et, dans ce silence, est toute ma réponse.
Là s'arrête mon pouvoir. Prince de l'air! toi seul peux lui ordonner de délier sa voix.
Esprit! obéis à ce spectre.
Toujours un obstiné silence! Sans doute qu'elle obéit à d'autres puissances que les nôtres. Mortel! vaine sera ton enquête, et nous sommes joués aussi bien que toi.
Entends-moi! – entends-moi! – Astarté! ma bien-aimée! réponds-moi: j'ai tant souffert! – je souffre tant! – Abaisse tes yeux sur moi! Le tombeau ne t'a pas plus changée que je ne suis changé pour toi. Tu m'aimas trop, trop je t'aimai: nous n'étions pas faits pour nous torturer ainsi l'un l'autre, bien que ce fût un affreux péché que de nous aimer comme nous fîmes. Dis que tu ne me maudis point, – que je dois porter la peine pour nous deux, – que tu seras reçue au nombre des bénis, et que moi, je mourrai. Depuis que tu m'as quitté, les obstacles les plus odieux conspirent pour me rattacher à l'existence, – à une vie qui me fait frissonner si l'immortalité m'assure un avenir semblable au passé. Plus de repos. Je ne sais ni ce que je demande ni ce que je cherche. Je n'ai d'autre sentiment que le sentiment de ce que tu es et de ce que je suis, et je ne voudrais plus qu'entendre encore une fois, avant la mort, le son de ta voix qui jadis était pour moi une si douce musique! – Parle-moi! Je t'ai appelée dans le silence de la nuit; j'ai effrayé les oiseaux endormis sous le feuillage; j'ai réveillé les loups des montagnes; j'ai fait retentir du vain écho de ton nom les cavernes profondes, et tout, dans la nature, me répondait-tout, les hommes et les esprits, – et seule, tu es restée muette. Parle-moi! j'ai suivi la marche des étoiles, cherchant en vain dans le ciel la trace de tes pas. Parle-moi! j'ai erré sur la terre, et n'ai rien trouvé qui te ressemblât. – Parle-moi! vois ces ennemis qui nous entourent-ils ont pitié de mes maux! Leur aspect ne m'épouvante pas, car je ne sens ici que ta présence seule. – Parle-moi! si tu es irritée, que tes paroles soient des paroles de colère-mais que je t'entende encore une fois-une fois de plus-une seule fois! -
Manfred!
Dis, dis-toute ma vie est dans ta voix. – C'est bien ta propre voix!
Manfred! demain finiront tes maux terrestres. Adieu!
Un mot de plus. – M'as-tu pardonné?
Adieu!
Dis, nous retrouverons-nous un jour?
Adieu!
Par grâce, un mot! dis que tu m'aimes!
Manfred! (L'esprit d'Astarté disparaît.)
Elle est partie, partie sans retour. Ses paroles seront accomplies. Retourne à la terre.
Il est tombé dans une affreuse convulsion, – sort réservé aux mortels qui veulent pénétrer dans des mystères au-dessus de leur nature humaine.
Pourtant, voyez comme il sait se maîtriser et soumettre ses tortures à sa propre volonté. S'il eût été des nôtres, c'était, n'en doutez pas, un terrible esprit.
As-tu quelque autre question à adresser à notre puissant maître, ou à nous, ses adorateurs?
Aucune.
Ainsi donc, adieu pour un tems.
Ah! nous nous reverrons! mais en quel lieu? sur la terre? N'importe où; à ton plaisir. Je me sépare ton débiteur pour la grâce que tu viens de m'accorder. Au revoir, vous tous! (Manfred sort; la toile tombe.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
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