En se procurant et en copiant des manuscrits rares et précieux, Boccace ne satisfaisait pas seulement son admiration pour les anciens et son ardeur pour l'étude, qui allait croissant avec l'âge; il se mettait encore en état de faire, malgré la modicité de sa fortune, de riches présents à ses amis. Il exerça surtout avec Pétrarque cette libéralité littéraire; il lui donna un Tite-Live, quelques Traités de Cicéron et de Varron, tous copiés de sa main; et comme il étendait ses recherches aux écrits les plus estimés des Pères de l'Église, il lui fit aussi présent du Traité de S. Augustin sur les Psaumes. Enfin, dans une visite qu'il lui fit à Milan 15, où il passa plusieurs jours avec lui, n'ayant point vu dans sa bibliothèque le poëme du Dante, qui était à ses yeux au-dessus de toutes les productions modernes, dès qu'il fut de retour à Florence, il en commença une copie, exécutée avec toute la propreté de son écriture, qui était fort belle, et qu'il fit décorer de tous les ornements que le dessin, la miniature et l'application de l'or bruni, ajoutaient alors aux manuscrits les plus soignés; et il l'envoya l'année suivante à son ami, qu'il appelait toujours son maître 16.
Ce séjour de Boccace à Milan fait époque dans l'histoire de la littérature grecque en Italie. Parmi les différents objets dont les deux amis s'entretinrent, Pétrarque parla de la rencontre qu'il avait faite, quelque temps auparavant, à Padoue, d'un petit Calabrois nommé Léonce Pilate, qui, ayant passé presque toute sa vie en Grèce, se donnait pour Grec, et l'était du moins par la connaissance la plus étendue et l'habitude la plus familière de la langue. Pétrarque lui avait fait traduire en latin quelques morceaux d'Homère, qui lui avaient donné le plus vif désir d'en avoir une traduction complète. L'imagination de Boccace s'échauffe à ce récit; Léonce Pilate était alors à Venise, d'où il comptait se rendre à la cour d'Avignon: il conçoit le dessein de l'attirer à Florence, et de l'y fixer par un enseignement public. Il part de Milan, va proposer au sénat de Florence de créer dans cette ville une chaire de langue grecque, en obtient avec beaucoup de peine le décret, part pour Venise, porte lui-même ce décret au Calabrois, qu'il persuade par son éloquence, qu'il emmène comme en triomphe, et qu'il loge dans sa propre maison.
Il l'y garda pendant tout le temps que Léonce voulut rester à Florence 17; et, ce qui rendait plus méritoire ce trait d'amour pour la langue grecque, c'est que celui qui en était l'objet, loin de procurer à son hôte une société agréable, était peut-être le plus laid, le plus sale et le plus hargneux de tous les pédants. Le parti que Boccace en tira pour lui même, fut de se faire expliquer en entier les deux poëmes d'Homère, et de lui en faire rédiger sous ses yeux une traduction latine 18. Il lui fît expliquer et traduire de même seize Dialogues de Platon. Quant aux leçons publiques, le succès en était retardé par l'extrême rareté, et même par la privation presque totale de livres grecs. Boccace mit toute son activité à en rechercher de toutes parts, tout son désintéressement, ou plutôt sa prodigalité à se les procurer à tout prix. Il en fit venir à ses frais de la Grèce même; il en réunit enfin un si grand nombre, que, dans le siècle suivant, un auteur florentin 19 qui écrivit sa vie, assura que presque tous les manuscrits grecs que possédait alors la Toscane étaient dus aux soins et la générosité de Boccace.
Malgré toute son application à s'instruire lui-même dans cette langue, qu'il avait précédemment étudiée à Naples, il ne faut pas croire qu'il devint un helléniste aussi profond que le furent à Florence plusieurs hommes de lettres, dans les deux siècles suivants. Le défaut de grammaires et de lexiques grecs empêchait alors d'acquérir une connaissance parfaite de la langue. On cite des exemples tirés de ses ouvrages d'érudition 20, qui prouvent que le vrai sens des termes lui échappait quelquefois, et l'on regarde comme probable que, dans les leçons qu'il prit de Léonce Pilate, il s'occupa des choses et des idées plus que des mots 21. Mais il n'en eut pas moins le mérite de répandre le premier dans sa patrie, et d'y favoriser de tout son pouvoir, l'amour des lettres grecques. À son exemple, d'autres esprits distingués s'adonnèrent à cette étude, et fondèrent à Florence une espèce de colonie grecque, tandis que, partout ailleurs, cette langue était encore étrangère à toutes les écoles et à toutes universités, et long-temps avant que la chute de l'empire grec en facilitât l'étude en Italie et dans le reste de l'Europe. On s'est habitué à dire, et l'on répète encore par routine, que la dispersion des savants grecs, à la destruction de leur empire, avait été en Europe la source de la renaissance des lettres. Mais Dante, Pétrarque, et surtout Boccace, donnent le démenti à cette assertion banale; et l'on voit déjà ici, ce qu'on verra encore mieux par la suite, que Florence n'en serait pas moins devenue la nouvelle Athènes, quand même l'ancienne et toutes les îles, et la ville de Constantin, ne seraient pas tombées sous les coups d'un vainqueur ignorant et barbare.
La générosité naturelle de Boccace, excitée par les deux passions les plus nobles, l'amour des lettres et l'amour de la patrie, lui fit oublier la médiocrité de sa fortune. Il dissipa, pour subvenir à ces dépenses, une grande partie de son modeste patrimoine, et ce fut surtout depuis ce moment qu'il fut tourmenté de tous les embarras qu'entraîne un dérangement d'affaires. Son amour pour le plaisir, disons-le nettement, son inconduite, et l'habitude de se livrer avec ardeur à tous ses goûts, contribuèrent aussi à cet état de gêne où il se trouva réduit, et qui alla jusqu'à l'indigence. Presque tous ses amis l'abandonnèrent alors, comme cela est arrivé dans tous les temps. Mais il n'en fut pas ainsi de Pétrarque: il l'aida de sa bourse, de ses consolations, de ses livres; il voulut lui procurer des places avantageuses, que Boccace refusa par amour pour sa liberté. Pétrarque fut loin de l'en blâmer, car il n'était pas de ces amis qui donnent des conseils comme des ordres, et qui, quelques raisons que l'on allègue, ne pardonnent pas le refus d'y obéir; mais il lui pardonna moins aisément de ne vouloir pas venir partager sa maison et sa fortune. Ce qu'il lui écrivit à ce sujet est d'une simplicité touchante. «Je vous loue d'avoir refusé de grandes richesses que je vous offrais, et d'avoir préféré la liberté de l'âme et une pauvreté tranquille; mais je ne vous loue pas de même de refuser un ami qui vous a tant de fois appelé. Je ne suis pas en état de vous enrichir: si j'y étais, ce ne serait pas par mes paroles ni par ma plume, mais par des choses et des effets que je m'expliquerais avec vous. Je suis dans une position où ce qui suffit pour un suffira abondamment pour deux hommes qui n'auront qu'un cœur et qu'une maison. Vous me faites injure, si vous dédaignez ce que je vous offre, et plus encore, si vous en doutez 22.» Boccace n'accepta point ces offres généreuses; mais il en aima davantage celui qui les lui faisait de si bon cœur, et il fallut bien que Pétrarque lui pardonnât enfin ce refus, accompagné d'un redoublement d'amitié.
Ce n'était pas toujours de littérature et de philosophie qu'il était question entre ces deux fidèles amis. La vie que menait Boccace, et la licence de ses premiers écrits, ne plaisaient point à Pétrarque, qui lui parlait et lui écrivait là dessus avec toute la tendresse et toute l'autorité d'un père.
Tant que dura le feu de l'âge, ces conseils toujours bien reçus, furent peu suivis. Le progrès du temps amena d'autres dispositions, et un fait singulier en précipita les effets. Un jour que Boccace était dans sa maison, à Florence, un chartreux de Sienne, qu'il ne connaissait pas 23, demanda à lui parler en secret. Il lui dit qu'il venait de la part du bienheureux père Petroni, religieux de la même chartreuse, qui n'avait jamais vu Boccace, mais qui le connaissait à fond par la permission de Dieu. Il lui représenta, au nom de ce père, le danger où il était s'il ne réformait pas ses mœurs et ses écrits, et lui fit des remontrances véhémentes sur l'abus qu'il faisait de ses talents, et sur son penchant à l'amour. «Le bienheureux père Petroni, ajouta-t-il, m'a chargé en mourant de venir vous engager à changer de vie, à renoncer à la poésie et aux lettres profanes. Si vous ne le faites pas, vous mourrez bientôt, et des supplices éternels vous attendent.» Ce chartreux, pour accréditer sa mission, apprit à Boccace que le père Petroni avait vu Jésus-Christ en personne, qu'il avait lu sur son visage tout ce qui se passe sur la terre: le présent, le passé, l'avenir. Il lui fit voir ensuite qu'il savait un secret que Boccace croyait n'être connu que de lui seul; enfin, il lui annonça qu'il allait remplir des commissions semblables à Naples, en France, en Angleterre, et qu'il irait ensuite trouver Pétrarque.
Boccace, frappé de cette prédiction, de ces menaces, et de la révélation de ce secret, fut saisi de terreur, et prit sur-le-champ le parti de la réforme. Il renonça aux femmes, à la poésie, et résolut de vendre sa bibliothèque, toute composée de poëtes et d'auteurs profanes. Il fit part de ses projets et de la visite qui les avait fait naître à Pétrarque, qui lui répondit comme il convenait à son amitié, à sa piété, mais aussi à sa sagesse et à son expérience. Il approuva la réforme des mœurs et blâma tout le reste. Il ne s'en laissa point imposer par la prétendue vision du chartreux mort, ni par les menaces du chartreux vivant. «Voir Jésus-Christ des yeux, du corps, écrivait-il à Boccace, c'est, je l'avoue, une chose merveilleuse, si elle est vraie. On a vu, dans tous les temps, des hommes couvrir du voile de la religion et de la sainteté, des mensonges et des impostures, afin que l'opinion de la Divinité cachât la fraude humaine, c'est ce que je puis vous dire en ce moment. Quand l'envoyé du défunt sera venu jusqu'à moi, après avoir rempli les autres missions dont il est chargé, je verrai quelle foi je dois ajouter à ses paroles. L'âge de cet homme, son front, ses yeux, ses mœurs, son attitude, ses mouvements, sa manière de marcher, de s'asseoir, son discours, et surtout la conclusion et l'intention de l'orateur, serviront à m'éclairer 24.»
C'était en 1361, qu'arriva cette aventure; et ce fut sans doute alors que Boccace prt l'habit ecclésiastique 25, et qu'il voulut se livrer à l'étude de la théologie, dont il n'avait pris autrefois qu'une teinture légère; mais il s'aperçut bientôt que c'était commencer trop tard, que cette étude convenait mal aux habitudes de son esprit; et, profitant des conseils de Pétrarque, il reprit le cours ordinaire de ses travaux. Environ deux ans après, il se rendit à la cour de Naples, invité par le grand sénéchal du royaume, Nicolas Acciajuoli; mais il n'eut pas lieu d'être content de ce voyage. Après un assez bon accueil de la part du maître, il fut si mal logé, si malproprement meublé dans son palais, il fut nourri à une table si mal servie et si sale, avec des convives si peu dignes de lui 26, le grand sénéchal prit avec lui des airs de hauteur si insupportables pour un homme habitué aux égards et à la bienveillance des hommes du plus haut rang, qu'il n'y put tenir long-temps, et qu'il partit précipitamment de cette cour inhospitalière. Au lieu de retourner directement à Florence, il fit un long détour, et alla jusqu'à Venise, se dédommager auprès de Pétrarque, des dégoûts qu'il venait d'éprouver 27. Il y demeura trois mois, et put comparer à loisir l'hospitalité offerte par l'amitié modeste avec la commensalité accordée par l'orgueilleuse grandeur 28.
Florence, quand il y retourna, était tourmentée par la contagion et par la guerre. Il alla chercher un air plus pur et la paix dont il avait besoin pour ses travaux, dans le village de Certaldo, dont la position est aussi saine qu'agréable, et qu'il affectionnait toujours, comme le premier berceau de sa famille. On y voit encore avec intérêt la petite maison qu'il habita, et qui est, pour ce village, un ornement plus précieux que ne serait un riche palais 29. C'est là que, dans une entière indépendance et dans un parfait repos, il médita, ou composa même ses ouvrages en langue latine 30, qui lui ont obtenu, pendant deux siècles, parmi les mythologues et les érudits, le premier rang. La considération dont il jouissait à Florence, l'accompagnait dans sa retraite: ses concitoyens l'y vinrent chercher pour lui confier les deux ambassades auprès du pape Urbain V, l'une à Avignon, l'autre à Rome, dont nous avons déjà parlé. Dans la première, il reçut à la cour pontificale un accueil qu'il devait peut-être en partie à l'amitié de Pétrarque. Le patriarche de Jérusalem, Philippe de Cabassoles, le serra dans ses bras, en présence du pape et des cardinaux, en disant qu'il lui semblait recevoir l'ami dont il regrettait l'absence. Mais il obtint pour lui-même, dans sa seconde ambassade, un éloge flatteur de la part d'un pontife aussi vertueux que l'était Urbain V. Ce pape, dans sa réponse au sénat, dit qu'il avait vu et entendu avec plaisir Jean Boccace, tant à cause de la république qu'en considération de ses vertus. L'auteur du Décaméron était alors devenu un des principaux ornements du clergé. On en cite encore pour preuve une commission que lui donna, quelques années après, l'évêque de Florence, ayant, dit ce prélat dans sa lettre, la plus grande confiance dans la circonspection de Jean Boccace, citoyen et ecclésiastique florentin, dans sa prudence et dans la pureté de sa foi 31, etc.
Dès qu'il se trouva libre, il suivit les mouvements de son cœur qui l'entraînaient toujours vers Pétrarque. Il se rendit à Venise, où il croyait la trouver. Pétrarque était à Pavie, auprès de Galéas Visconti, qui l'y avait appelé. Boccace fut reçu par la fille et le gendre de son ami, comme il l'eût été par ses propres enfants; mais ils ne purent lui rendre les graves et doux entretiens, ni les sages conseils dont son esprit et son âme avaient besoin. Depuis la visite du chartreux de Sienne, il y sentait souvent du trouble; souvent aussi l'état de gêne où il se trouvait, lui rendait nécessaires des secours d'une autre nature. Il lui furent tous offerts par un autre chartreux qui avait été son compagnon d'études, et qui l'invita à l'aller trouver à la Chartreuse de Saint-Étienne en Calabre, dont il était abbé. Boccace fit avec confiance ce long voyage 32: sa confiance était mal placée: l'abbé 33 évita même sa présence, s'absenta lorsqu'il arrivait, et le laissa dans tous les embarras qui durent suivre un pareil abandon. Le bruit courut cependant à Naples que Boccace s'était fait chartreux. On n'est pas d'accord sur l'époque où ce bruit s'y répandit; mais il est probable que ce fut à l'occasion de ce malheureux voyage 34.
De retour dans sa patrie, il en fut, pour ainsi dire, chassé par les désordres publics qu'il y voyait régner, et peut-être aussi par quelque mécontentement particulier, car il en partit avec une sorte d'indignation. Il se rendit à Naples, où il trouva, dans des hommes du premier rang, un accueil et des traitements qui lui rendirent la tranquillité. Des offres séduisantes lui furent faites alors de tous côtés; la reine Jeanne elle-même fit son possible pour le retenir à son service; mais il avait toujours présent à la mémoire ce qu'il avait souffert dans le palais du grand sénéchal, et l'âge avait encore augmenté en lui son amour pour l'indépendance. Quand il crut pouvoir en jouir paisiblement en Toscane, il y retourna, non pas cependant à Florence, mais dans sa douce retraite de Certaldo 35.
À peine y était-il établi, qu'il fut attaqué d'une maladie interne, accompagnée d'une éruption dont son corps fut tout couvert, et qui le rendit un objet dégoûtant pour lui-même 36
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