J'aurais dû placer dans la première époque de ce siècle, mais je n'oublierai pas ici, Marino Sanuto, noble vénitien, qui ne fut pas, à proprement parler, un historien, mais un voyageur, et qui laissa un ouvrage intéressant sur les régions qu'il avait parcourues et sur les événements dont il avait été témoin. Il fit jusqu'à cinq fois le voyage d'Orient, et visita l'Arménie, l'Égypte, les îles de Chypre et de Rhodes, etc. De retour à Venise, il composa son livre Secretorum fidelium crucis, où il décrit exactement ces contrées lointaines, les mœurs de leurs habitants, les révolutions, les guerres entreprises pour les retirer des mains des infidèles, et les causes des mauvais succès de ces guerres. Il y propose aussi des moyens qu'il croit meilleurs pour venir à bout de l'entreprise. Son ouvrage fait, il parcourut plusieurs états de l'Europe, pour engager les princes à exécuter ses plans. Il les présenta au pape Jean XXII, à Avignon, et lui mit sous les yeux des cartes où tous ces pays et les saints lieux étaient fidèlement décrits; il adressa, sur ce sujet, des lettres à plusieurs personnages importants; mais il ne put rien obtenir. On croit qu'il mourut vers l'an 1330. Son ouvrage et ses lettres furent imprimés, pour la première fois, par Bongars, dans le Gesta Dei per Francos 206. C'est un des plus curieux de cette collection; le premier livre surtout peut être regardé comme un traité complet sur le commerce et la navigation de ce siècle, et même des siècles antérieurs 207.
À l'égard de la littérature proprement dite, et principalement de la poésie, qui était le genre de littérature le plus généralement cultivé, on a bien fait de ne pas tirer des bibliothèques, et l'on aurait encore mieux fait de n'y pas recueillir et de laisser perdre le nombre infini de vers qui furent produits dans ce siècle. Ce fut comme une épidémie qui se répandit rapidement, qui passa même les Alpes, et qui exerça surtout ses ravages à Avignon et autour de Pétrarque, devenu, bien contre son gré, le centre de ce tourbillon poétique. C'est ce qu'une de ses lettres familières décrit avec des détails aussi vrais que plaisants. «Jamais, écrit-il 208, ce que dit Horace ne fut plus vrai qu'à présent:
Ignorants ou savants, nous faisons tous des vers 209.
C'est une triste consolation d'avoir des semblables. J'aimerais mieux être malade tout seul. Je suis tourmenté par mes maux et par ceux des autres. On ne me laisse pas respirer. Tous les jours des vers, des épîtres viennent pleuvoir sur moi de tous les coins de notre patrie: mais ce n'est pas assez; il m'en vient de France, d'Allemagne, d'Angleterre, de Grèce. Je ne puis me juger moi-même et l'on me prend pour juge de tous les esprits. Si je réponds à toutes les lettres que je reçois, il n'y a point de mortel plus occupé que moi: si je ne réponds pas, on dira que je suis un homme insolent et dédaigneux. Si je blâme, je suis un censeur odieux: si je loue, un fade adulateur. Ce ne serait encore rien, si cette contagion n'avait pas gagné la cour romaine. Que pensez-vous que font nos jurisconsultes et nos médecins. Ils ne connaissent plus ni Justinien, ni Hippocrate. Sourds aux cris des plaideurs et des malades, ils ne veulent entendre parler que de Virgile et d'Homère. Mais que dis-je? les laboureurs, les charpentiers, les maçons abandonnent les outils de leur profession, pour ne s'occuper que d'Apollon et des Muses. Je ne puis vous dire combien cette peste, autrefois si rare, est commune à présent, etc.»
On voit, par cette lettre même, que c'était de poésies latines qu'on accablait Pétrarque, et non de poésies en langue vulgaire; car si cette langue commençait à devenir universelle en Italie, elle était à peine connue en Allemagne, en Angleterre et en France, d'où il lui venait aussi tant de vers. Lui-même, comme on l'a vu, ne se faisait qu'un amusement de la poésie italienne. Ses travaux sérieux étaient en latin. C'était pour ses poésies latines qu'il avait reçu solennellement au Capitole la couronne de laurier. Nous avons vu qu'il fit dans la suite de sa vie peu de cas de cet honneur, qui l'avait enivré dans sa jeunesse. Ce qui contribua peut-être à ce dégoût, fut de voir le même triomphe accordé, douze ou quinze ans après, à un homme qu'il était loin sans doute de regarder comme son égal. On le nommait Zanobi da Strada. Philippe Villani l'a placé parmi les illustres Florentins; mais si la couronne lui fut décernée à cause de la célébrité dont il jouissait alors, tous ses autres titres ont disparu, et il ne lui reste quelque célébrité que par cette couronne même.
Zanobi était fils du célèbre grammairien Giovanni da Strada, qui avait été le premier maître de Boccace. Il commença par prendre le même état que son père; mais il cultivait en même temps la poésie. Pétrarque le connaissait, l'aimait, faisait cas de son savoir, et fut la première cause de ses honneurs. Il le recommanda au grand-sénéchal de Sicile, Nicolas Acciajuoli, à qui il inspira le désir de se l'attacher. Zanobi quitta l'école de grammaire et de rhétorique, dont il subsistait obscurément à Florence, pour passer à la cour de Naples. Il y fut reçu honorablement par le grand-sénéchal, créé par lui secrétaire du roi, et bientôt si avant dans ses bonnes grâces et même dans son amitié, qu'Acciajuoli n'avait pas de plus grand plaisir que son entretien ou ses lettres. En 1355, lors qu'il se rendit à Pise, auprès de l'empereur Charles IV, il y conduisit Zanobi, et ce fut là qu'il obtint pour lui, de l'empereur, la couronne de laurier et les honneurs du triomphe. Mathieu Villani, dans son histoire 210, fait mention de cette cérémonie, dans laquelle Zanobi, la couronne sur la tête, fut conduit publiquement par la ville de Pise, accompagné de tous les barons de l'empereur.
Ce couronnement causa beaucoup de surprise en Italie, où la réputation de Zanobi n'était pas généralement répandue. Les amis de Pétrarque s'étonnèrent de voir que le grand-sénéchal, qui était un de ses amis particuliers, se fût employé avec tant de chaleur pour avilir en quelque sorte l'honneur qu'il avait reçu, en le faisant décerner à un homme qui lui était si inférieur. Pétrarque lui-même ne fut pas insensible à cette espèce d'avilissement de la couronne poétique. Dans la préface d'un de ses écrits 211, il ne put dissimuler son indignation de ce qu'un juge et un censeur allemand (c'est ainsi qu'il désigne Charles IV) n'avait pas craint de prononcer sur les beaux-esprits italiens. Il ne cessa pas pour cela d'aimer Zanobi, qui était non seulement un homme d'esprit, mais des mœurs les plus douces et du commerce le plus aimable. Ce poëte fut élevé, toujours par le crédit d'Acciajuoli, à la charge de secrétaire apostolique auprès du pape Innocent VI 212; mais il ne la posséda que deux ou trois ans au plus, et mourut de la peste en 1361, âgé seulement de quarante-neuf ans. Ses écrits restèrent entre les mains de sa famille; d'autres disent qu'ils furent déposés chez un notaire de Florence; ils s'y sont perdus, et n'ont jamais vu le jour 213. L'opinion qu'on avait de lui dans sa patrie était si avantageuse, sans que l'on puisse savoir à quel point elle était fondée, que lorsque les Florentins résolurent 214 d'élever, aux frais du trésor public, de magnifiques mausolées à Dante, à Accurse, à Pétrarque et à Boccace, ils y en ajoutèrent un pour Zanobi; mais ce projet resta sans exécution pour lui comme pour tous.
Plusieurs autres poëtes latins brillèrent encore à la fin de ce siècle. On ne pourrait les désigner tous sans faire une liste sèche, ou sans entrer dans des particularités minutieuses, également dépourvues d'intérêt quand les noms ne rappellent aucun souvenir. Deux seuls de ces noms paraissent mériter une mention particulière. L'un est celui de François Landino, fils d'un peintre qui avait alors quelque réputation, et parent de Landino, célèbre commentateur du Dante. Il était aveugle et musicien. Ayant perdu la vue dès son enfance par la petite-vérole, il commença bientôt, dit Philippe Villani 215, à sentir le malheur de cet état de cécité; et, pour en adoucir l'horreur par quelque distraction consolante, il s'amusait à chanter, comme un enfant qu'il était encore. Étant devenu grand et capable de sentir la douceur de la mélodie, il chantait selon les règles de l'art, en s'accompagnant de l'orgue ou de quelque instrument à cordes. Il fit rapidement des progrès si admirables, qu'il jouait en très-peu de temps de tous les instruments de musique, même de ceux qu'il n'avait jamais vus. On était émerveillé de l'entendre. Il touchait surtout l'orgue avec tant d'art et de douceur, qu'il laissa bien loin derrière lui les organistes les plus habiles. Il inventa même par la seule force de son génie, des instruments dont il n'avait eu aucun modèle. Aussi, du consentement de tous les musiciens, qui lui accordaient la palme, il fut publiquement couronné de lauriers, à Venise, par le roi de Chypre, comme les poëtes l'étaient par les empereurs. Il mourut à Florence en 1390.
François Landino n'était pas seulement musicien, il était aussi grammairien, dialecticien et poëte. Son habileté à toucher l'orgue, lui fit donner le surnom de Francesco degli Organi, et c'est ainsi qu'il est nommé dans les recueils où l'on trouve de lui quelques poésies italiennes. On a aussi conservé de ses vers latins 216; le style n'en est pas inférieur à celui des poésies latines de Pétrarque.
L'autre poëte, beaucoup plus célèbre dans les lettres, non-seulement comme poëte, mais comme littérateur et philosophe, et dont le nom se trouve souvent joint à celui de Pétrarque, est Lino Coluccio Salutato. Coluccio est un de ces diminutifs florentins que subissent les noms des enfants, et que ceux qui les ont portés gardent ensuite toute leur vie: De Niccolo, on fait Niccoluccio, petit Nicolas; on retranche ensuite, pour abréger, la première syllabe, et il reste Coluccio, qui ne ressemble presque plus au nom primitif. Son premier nom, Lino, semblerait être encore un diminutif abrégé du même nom; Niccolo, Niccolino, Lino; mais peut-être aussi le prit-il par une affectation de noms antiques qui était alors commune parmi les savants 217. Coluccio Salutato était né en Toscane 218 en 1330. Son père, qui était homme de guerre, enveloppé dans les troubles de sa patrie, fut exilé, et se retira à Bologne. Le jeune Coluccio y fut élevé; il annonça de bonne heure des dispositions naturelles pour la littérature; mais il lui fallut, comme Pétrarque et Boccace, obéir aux ordres de son père, et se livrer à l'étude des lois. Le père mourut, et Coluccio quitta le code pour se livrer tout entier à l'éloquence et à la poésie. On ne sait ni quand il sortit de Bologne, ni quand il lui fut permis de revenir à Florence. On sait seulement qu'en 1368, c'est-à-dire lorsqu'il était âgé de trente-huit ans, il était collègue de François Bruni dans la charge de secrétaire apostolique auprès du pape Urbain V. Il est probable qu'il abandonna cet emploi quand Urbain, après être retourné à Rome, revint en France. Il quitta aussi l'habit ecclésiastique, et épousa une femme, dont il n'eut pas moins de dix enfants 219. La réputation de savoir et d'éloquence dont il jouissait lui attira les offres les plus brillantes de la part des papes, des empereurs et des rois; mais l'amour qu'il avait pour sa patrie lui fit préférer à toutes les espérances de fortune la place de chancelier de la république de Florence qui lui fut offerte en 1375, et qu'il occupa honorablement pendant plus de trente années. Les lettres qu'il écrivait passaient pour si éloquentes que Jean Galéas Visconti, étant en guerre avec la république, disait qu'une lettre de Coluccio Salutato lui faisait plus de mal que mille cavaliers florentins 220.
Au milieu des graves occupations que lui imposait cette charge, il trouvait le temps de cultiver les muses et de se livrer à des études et à de savantes recherches. Celle des anciens manuscrits était l'objet continuel de son zèle. Il en recueillait le plus qu'il lui était possible; et les corrections qu'il y faisait, et qui auraient été pour tout autre un grand travail, n'étaient pour lui qu'un amusement. Les auteurs contemporains parlent de lui comme de l'homme le plus savant de son siècle. Ils ne parlent pas avec moins d'enthousiasme de ses talents que de son savoir. Ils le comparent à Cicéron et à Virgile; mais nous avons appris à réduire ces comparaisons emphatiques. Ses lettres et ses autres ouvrages, qui ont été imprimés, sont un nouvel exemple de la nécessité de ces réductions, quoiqu'on puisse admirer, et dans sa prose et dans ses vers, une érudition étendue à beaucoup d'objets, qui était alors très-rare, et des traces sensibles d'une étude attentive et continue des anciens auteurs, qui ne l'était pas moins. On n'a imprimé de lui en prose latine, outre ses lettres 221, qu'un Traité de la noblesse des lois et de la médecine 222. Les bibliothèques de Florence en possèdent en manuscrit plusieurs autres 223; la plus grande partie des vers qu'il avait composés s'y conserve aussi; mais on en a publié quelques pièces dans le grand Recueil des plus illustres poëtes italiens et dans d'autres collections. Parmi ceux qui n'ont point vu le jour, ce qu'il y aurait peut-être de plus intéressant à connaître serait la traduction d'une partie du poëme du Dante en vers latins, dont l'abbé Méhus nous a donné deux fragments dans sa vie d'Ambroise le Camaldule 224. Coluccio mourut en 1406, âgé de soixante seize ans. Plusieurs années auparavant, les Florentins avaient demandé à l'empereur la permission de le couronner du laurier poétique, et elle leur avait été accordée; mais sans qu'on ait pu savoir la raison de ces délais, l'affaire traîna tellement en longueur que la couronne ne lui fut décernée qu'après sa mort 225. Elle fut posée sur son cercueil, et les honneurs qui devaient être rendus à ce vieillard illustre accompagnèrent au tombeau un cadavre insensible.
Le nombre des poëtes en langue vulgaire était encore plus considérable que celui des poëtes latins; mais il y en a peu qui aient mérité, par l'intérêt de leur vie ou par la bonté de leurs vers, que l'on en garde le souvenir. Je ne parle point d'un grand nombre de seigneurs italiens qui ne se contentèrent pas de protéger les poëtes, et qui poétisèrent eux-mêmes. Le Crescimbeni et le Quadrio 226 rangent dans cette classe la plupart des petits princes de ce temps-là. Plusieurs dames se distinguèrent aussi par leur goût pour la poésie et quelques unes par leurs talents. Il y eut même une Sainte qui est comptée, pour sa prose, parmi les autorités du langage, et qui fit aussi des vers; c'est sainte Catherine de Sienne. Sa vie appartient à l'hagiographie ou histoire des saints plus qu'à l'histoire des lettres. Dans cette dernière, cependant, elle a de remarquable qu'elle a été l'occasion d'une guerre grammaticale et d'une espèce de schisme. On sait, et elle raconte elle-même que son éducation avait été si peu littéraire qu'à vingt ans, lorsqu'elle entra dans l'ordre de Saint-Dominique, elle ne connaissait même pas l'alphabet; mais il ne lui fallut qu'une seule vision pour apprendre à lire, à écrire et pour devenir très-forte en théologie. Elle mourut à la fleur de l'âge 227
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