État des Lettres en Italie sous les Rois Goths; sous les Lombards; sous l'Empire de Charlemagne et de ses descendants. Onzième siècle; première époque de la renaissance des Lettres
L'Italie, dans l'état misérable où nous l'avons vue réduite, était loin encore d'être parvenue au dernier degré de malheur que lui réservait la fortune. Peut-être même en y regardant de plus près, reconnaît-on que sous le roi Goth Odoacre 91, et plus encore sous l'Ostrogoth Théodoric, qui le détrôna 92, elle fut moins agitée, moins avilie et tenue moins éloignée des études, telles qu'on en pouvait faire alors, qu'elle ne l'avait été depuis un demi-siècle, sous ce fantôme d'Empire d'Occident, qui n'était qu'une sanglante anarchie. Théodoric avait été élevé à Constantinople: l'éducation grecque qu'il y avait reçue, dit l'historien Denina 93, ne l'avait pas rendu lettré, mais aussi ami des lettres qu'on peut raisonnablement l'attendre d'un soldat. Il est bon de savoir jusqu'où allait, malgré cette éducation, l'ignorance d'un Prince, dont le nom est pourtant inscrit parmi ceux des bienfaiteurs des lettres. Il ne savait pas écrire, ni même signer. Il fallut fabriquer une lame d'or, percée de manière que les trous formaient les cinq premières lettres de son nom Théod.; et c'était en conduisant sa plume dans les ouvertures de ces trous, qu'il signait les lettres et les édits 94. Ce trait caractérise à la fois et Théodoric et son siècle.
Ces lettres et ces édits, qu'il avait tant de peine à signer, il n'en avait aucune à les faire. C'était l'ouvrage du savant Cassiodore, qu'il eut le bonheur de rencontrer, et le bon esprit de charger de cet emploi. Cassiodore est une des deux dernières lumières, qui jettent encore un reste d'éclat dans ces temps obscurs. Ce fut lui qui, profitant du crédit que lui donnait l'intimité de ses fonctions, contribua beaucoup à inspirer à Théodoric ce goût pour les sciences et pour les arts, qui nous étonne dans un Barbare. On voit dans les lettres qu'il écrivait au nom de ce Roi, et qui nous sont restées, les expressions honorables dont il se servait en parlant aux hommes distingués par quelque savoir, les encouragements de toute espèce qu'il leur procurait, les emplois dont il se plaisait à les faire revêtir. Il conserva le sien et toute son influence auprès des successeurs de Théodoric. Quand la guerre vint troubler et bouleverser de nouveau l'Italie, il se retira de la cour et du monde, et partagea le reste de sa vie entre les exercices du cloître et la culture des lettres. Outre des ouvrages purement religieux, il a laissé des Institutions, des Lettres divines et humaines, plusieurs autres livres qu'on peut appeler élémentaires, un recueil considérable de lettres, et l'Historia tripartita, abrégé des histoires ecclésiastiques, écrites en grec par Socrate, Sozomène et Théodoret, et traduites en latin, d'après son conseil, par Ephiphane le Scolastique 95. Nous voyons par ses lettres, que son heureuse influence ne s'étendait pas moins sur les arts que sur les sciences, et qu'inspiré par un si bon esprit, Théodoric n'épargna rien, ni pour la conservation et la restauration des anciens monuments, ni pour en élever lui-même de nouveaux et de magnifiques. Le mauvais goût qu'on y remarque, ne peut lui être reproché 96. C'était ce goût qui dominait de son temps; c'étaient ces formes tourmentées, élancées et bizarres, qui étaient seules en faveur; un Roi ne pouvait de son chef ni les commander ni les proscrire; et, malgré tous les vices de leurs formes, ces édifices attestent encore et le génie hardi des architectes qui les bâtirent, et la magnificence du prince qui les fit élever 97.
Sous son règne et à sa cour florissait en même temps que Cassiodore, un écrivain qui lui était supérieur, le dernier que les hommes studieux de la langue et de la littérature latines, puissent encore lire avec plaisir, le philosophe Boëce 98. Revêtu deux fois de la dignité consulaire, que les Empereurs, et après eux les Rois Goths, avaient eu la politique de laisser toujours aux Romains, ainsi que les titres et le simulacre de toutes leurs autres magistratures, il fut l'homme le plus éloquent de son temps, le plus instruit de la philosophie antique, le plus familiarisé avec les grands modèles de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome. Ce n'est ni pour avoir traduit et commenté les ouvrages de dialectique d'Aristote et de Porphyre, et des ouvrages sur la musique ancienne, qui servent pourtant à l'Histoire de cet art, ni pour avoir naturalisé dans la langue latine la philosophie sophistique des Grecs, ni encore moins pour avoir introduit le premier cette philosophie dans la Théologie, qu'il est cher aux amis de la raison et des lettres, mais pour sa Consolation de la Philosophie, qu'il écrivit dans les fers. Cet ouvrage est mêlé de morceaux de prose et de pièces de vers de différentes mesures; la prose est trop infectée peut-être de vices introduits alors dans le langage, mais les vers rappelent souvent ceux des bons siècles, et sont au moins fort au-dessus de tout ce qui nous est resté du quatrième et du cinquième.
L'ouvrage est divisé en cinq livres. La fiction qui en fait le fond est fort simple. Boëce, accablé par son infortune, avait appelé les Muses à son secours. Elles l'entouraient dans sa prison, et commençaient à lui dicter des chants plaintifs. Une femme lui apparaît. Sa figure était vénérable; ses yeux étaient ardents, et plus pénétrants que ne le sont ceux de l'homme. Son teint était animé, sa vigueur infatigable, quoiqu'elle fût si âgée qu'on voyait bien qu'elle était née dans un autre siècle. Sa stature était changeante: tantôt elle se réduisait à la mesure commune des hommes, tantôt elle paraissait frapper le ciel du sommet de sa tète. Sa tête pénétrait dans le ciel même, et alors elle échappait aux regards des mortels. C'est la Philosophie. Elle chasse les Muses, comme de trop faibles consolatrices, moins propres à fortifier l'âme contre le malheur qu'a l'amollir. Elle prend leur place, et remet peu à peu par ses discours le calme dans l'âme agitée de son disciple. Et en effet, quelles consolations plus douces et plus puissantes que les siennes, pour ceux du moins qui la suivent avec sincérité de cœur. Elle leur apprend à supporter les malheurs mêmes qu'elle leur attire; et dans un temps où, par des malentendus volontaires, on imputerait à la Philosophie des maux qu'elle s'était efforcée de prévenir, des crimes qu'elle abhorre, des proscriptions exercées par ses plus cruels ennemis et surtout dirigées contre elle, ce serait encore en elle seule que ses disciples fidèles chercheraient leur consolation et leur refuge.
Elle apprit à Boëce à supporter son sort; mais elle ne put le lui faire éviter. Condamné injustement et sans être entendu par ce même Théodoric, qui l'avait comblé d'honneurs, il souffrit avec courage les tourments recherchés d'une mort lente et cruelle 99. Son meurtrier ne lui survécut que de deux ans, et souilla par d'autres cruautés la gloire de trente ans de règne. Né barbare, il était devenu un grand prince; mais, par un retour de cette force du naturel, qui semble n'avoir jamais plus d'empire que lorsque c'est au mal qu'elle nous ramène, le grand prince, avant de mourir, redevint un barbare.
Sous la régence de sa fille Amalasonte, et les règnes courts, violents et honteux de son petit-fils et son neveu 100 l'influence de Cassiodore maintint dans leur cour l'habitude d'encourager ce qui restait encore d'hommes de quelque talent et de quelque instruction, de réchauffer, autant que cela était possible, les restes presque éteints du feu sacré des études. Mais ce fut alors qu'un autre feu s'alluma de nouveau en Italie, et qu'une guerre terrible la plongea dans des malheurs, dont tous ceux qu'elle avait éprouvés jusqu'alors, n'étaient en quelque sorte que le prélude, et dont il lui fallut plusieurs siècles pour effacer les funestes suites. L'empereur d'Orient, Justinien, résolut enfin de la délivrer du joug des Goths. L'illustre Bélisaire y fit triompher ses armes. Après qu'il en eût été payé par une disgrâce non moins célèbre que ses victoires 101, Narsès qui le remplaça, continua d'attaquer les Rois Ostrogoths, qui continuaient de se défendre. Il les renversa enfin du trône, et détruisit leur domination, qui avait duré soixante-quatre ans en Italie, Mais bientôt il eut à repousser des essaims armés de Germains et de Francs, que l'espoir du butin y attirait de leur pays encore sauvage. Rappelé par l'empereur Justin, aussi ingrat envers lui, que Justinien l'avait été envers Bélisaire, il mourut à Rome, âgé de quatre-vingt-quinze ans, lorsqu'il se préparait à repasser à Constantinople; tandis que les Lombards, comme chargés de sa vengeance, mais qu'il n'y avait pas sans doute appelés 102, venaient à leur tour ravager, envahir le pays qu'il avait sauvé, donner leur nom à ce pays même, et y fonder une nouvelle dynastie de Barbares.
Ce n'étaient plus des essaims, de nombreuses armées, c'était une nation entière, hommes, femmes, vieillards, enfants, conduits par Alboin, leur roi, qui venaient y chercher une nouvelle patrie. Leur état, dont Pavie fut la capitale, s'étendit depuis les Alpes jusqu'aux environs de Rome, sans y comprendre les villes maritimes, les unes libres, les autres encore défendues par les Grecs. Leur règne de fer remplit la fin du sixième siècle, tout le septième, et la plus grande partie du huitième. Leurs guerres meurtrières, tantôt entre leurs différents chefs, tantôt avec les Grecs, restés maîtres de Rome, de quelques autres villes et de l'Exarchat de Ravennes, tantôt enfin avec les Francs, toutes signalées par d'horribles massacres, et par les ravages du fer et du feu, firent pendant ce long espace, de la malheureuse Italie, à qui l'on est si souvent forcé de donner cette triste épithète, un désert couvert de ruines et inondé de sang.
Chacun étant alors réduit au soin d'une vie individuelle, sans cesse assiégée de terreurs, il n'y eut plus dans la vie commune, ni personne occupé de s'instruire, ni instituteurs, ni livres même, pour ceux qui, parmi tant de désastres, en auraient encore eu le désir. A peine trouvait-on à Rome, à Pise, et peut être dans un petit nombre d'autres villes, quelques écoles de grammaire et d'éléments de la science ecclésiastique. Quant aux livres, ces guerres non interrompues, avaient fait périr sous des décombres ou dans les flammes, ce qui s'était encore conservé d'anciens manuscrits, et les copies mêmes qui en avaient été tirées, principalement dans les monastères.
L'opulence de nos grandes bibliothèques modernes, leur luxe surabondant, les jouissances qu'elles nous procurent, la facilité que nous avons de nous en composer à peu de frais de particulières, suffisantes pour nos besoins et pour nos plaisirs, nous font trop oublier les difficultés que l'on trouvait avant l'invention de l'imprimerie, à se procurer des livres et surtout à en former de ces collections qu'on appèle bibliothèques. L'état où nous avons vu précédemment l'Italie, les y avait déjà rendus fort rares. Ils le devenaient chaque jour davantage. Les bons copistes manquaient, les manuscrits anciens, usés par la lecture, ou détruits par les bouleversements de la guerre, ne pouvaient bientôt plus être remplacés, lorsque les institutions monastiques, qui ont fait tant de mal à la raison humaine, mais qui rendirent alors plus d'un service à la civilisation et aux lumières, leur rendirent surtout celui de sauver d'une ruine totale les livres qui eu étaient le dépôt. La philosophie, qui a mis les moines à leur place, cesserait d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire l'amour éclairé de la justice et de la vérité, si elle n'aimait à reconnaître et à respecter partout où elle le trouve, ce qui est bon en soi et utile aux hommes.
Les monastères étaient devenus un asyle, où non seulement la piété, mais le simple amour de la paix, au milieu de cet éternel fracas des armes, conduisait la plupart des hommes qui conservaient quelque goût pour l'étude. Presque toutes ces maisons avaient des bibliothèques, dans lesquelles ce qu'on pouvait se procurer d'auteurs anciens était joint aux livres de religion et de littérature ecclésiastique, qui en faisaient le fond. Une règle fort sage de la plupart de ces institutions, obligeait ceux qui les embrassaient à consacrer tous les jours quelques heures au travail des mains. Tous ne pouvaient pas travailler à la terre, ou s'occuper d'autres opérations manuelles qui exigent la force du corps. Les moines faibles de santé, ceux du moins qui avaient un peu d'instruction et une écriture lisible, obtinrent de remplir leur tâche en copiant des livres. Cela devint bientôt un exercice favori. Les abbés et les autres supérieurs encouragèrent ce travail qui multipliait leurs richesses littéraires. De-là vint dans ces ordres, le titre d'antiquaire ou de copiste, mots synonimes, que l'on trouve souvent employés l'un pour l'autre dans l'histoire monastique du moyen âge. Ainsi, tandis que les barbares incendiaient, dévastaient, saccageaient des provinces entières, détruisaient les monuments des arts, les livres, les bibliothèques, des solitaires laborieux s'occupaient de réparer au moins une partie de ces pertes; et si nous possédons aujourd'hui un assez grand nombre d'ouvrages de l'antiquité, c'est, avouons-le avec reconnaissance, presque uniquement à eux que nous le devons 103.
Les plus savants d'entre eux ne dédaignaient point cet exercice. Cassiodore lui-même en faisait ses plaisirs. Entre tous les travaux du corps, écrivait-il, c'est celui d'antiquaire, c'est-à-dire de copiste, qui me plaît le plus 104. On ne peut lire sans une sorte d'attendrissement, les détails minutieux dans lesquels il descend pour enseigner à ses moines cet art qu'il possédait si bien. Il appela dans son couvent d'habiles ouvriers pour relier proprement les manuscrits. Il dessinait lui-même les figures et les ornements dont il les embellissait; enfin ce bon vieillard, plus que nonagénaire, ne trouva point au-dessous de lui de composer un Traité de l'Orthographe, à l'usage de ses religieux, pour leur apprendre à écrire correctement 105. Il paraît, par cette instruction, que, s'il était savant, les autres moines ne l'étaient guère. Aussi est-ce le temps des légendes, des histoires écrites en même style, et qui ne méritent pas plus de foi, enfin, de toutes ces œuvres monacales qui déshonoreraient l'esprit humain, si les siècles étaient solidaires entre eux, et si, dans un siècle de lumières, il y avait d'autres esprits déshonorés, que ceux qui voudraient y remettre en crédit les sottises les plus grossières des temps d'ignorance et de ténèbres.
Ces dépôts où étaient réunies, avec ce que le génie de l'homme avait produit le plus sublime, les tristes fruits de sa dernière décadence, avaient été assez généralement respectés pendant l'invasion des Goths; il en périt un grand nombre dans leur guerre contre les armées de Justinien, et un plus grand nombre encore dans l'irruption et sous la domination des Lombards. Il est donc vrai qu'à cette déplorable époque, malgré tant de travaux, on manquait presque généralement de livres. Les papes eux-mêmes, qui n'étaient encore que les chefs spirituels de l'église, et les évêques, non les souverains de Rome, avaient peine à se former une bibliothèque. Grégoire Ier., qu'on appèle le Grand, n'en avait, à ce qu'il paraît qu'une très-chétive 106, et cepandant c'était un des plus savants hommes de son siècle: sans être aussi riche que les papes l'ont été depuis, il disposait de plus de moyens que tous les autres évêques, et il n'en négligeait sans doute aucun pour rassembler auprès de lui tout ce qui pouvait servir à ses études.
A entendre plusieurs critiques, il n'en fut pourtant pas ainsi. Ce pape célèbre, ce réformateur du chant, cet auteur de tant d'ouvrages qui l'ont fait placer au rang des pères de l'église, loin de s'appliquer à former des bibliothèques, incendia celle qui existait avant lui. Le savant Brucker, dans son Histoire critique de la Philosophie 107, ouvrage aussi estimé pour son impartialité judicieuse que pour sa profonde érudition, a joint à cette accusation formelle, qu'il appuie principalement de l'autorité de Jean de Salisbury, celles d'avoir chassé de sa cour les mathématiciens, d'avoir méprisé et même défendu l'étude des belles-lettres; enfin, d'avoir détruit à Rome les plus beaux monuments de l'antiquité profane. Mais ici, contre son ordinaire, Brucker s'est peut-être laissé aller à des préjugés de secte. Tiraboschi l'a réfuté avec autant de solidité que de modération 108; et ceux qui seraient tentés de suspecter le défenseur, parce qu'il était moine et papiste, ne doivent pas oublier, pour être justes, que l'accusateur était protestant.
Les lettres de ce pontife sont le seul de ses ouvrages qui ait aujourd'hui quelque intérêt; celles des hommes célèbres de tous les genres en ont toujours. Dans ces lettres, on voit bien que Grégoire est uniquement occupé des affaires de la religion dont il est le chef, qu'il proscrit même et qu'il écarte des études tout ce qui y est étranger. Il reprend, par exemple, trés-sévèrement un évêque, parce qu'il enseignait la grammaire, et que sans doute il expliquait à ses élèves les beautés des anciens auteurs. Il ne veut pas que les louanges de Jupiter et celles du Christ sortent de la même bouche; il regarde comme un crime grave que des évêques osent chanter ce qui ne convient pas même à un laïque s'il a de la religion 109
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