L'agrandissement du pouvoir des évêques de Rome donnait beaucoup d'importance aux dispositions que chacun d'eux annonçait à l'égard des lettres; et ce siècle s'ouvrit sous le pontificat de Sylvestre II, long-temps célèbre, sous le nom de Gerbert, par son savoir et surtout par son zèle ardent pour les sciences. La France doit s'honorer de l'avoir produit. Il était si savant que, dans ce siècle, qui ne l'était guère, il passa pour magicien, et finit par devenir Pape. C'était un des plus habiles mathématiciens et le plus fort dialectitien de son temps. L'union qu'il établit dans ses écoles, entre ces deux sciences, tandis qu'il professa publiquement, donnait à ses élèves une supériorité marquée; et le savant Bruker ne craint pas de dire, que si, dans le onzième siècle, les ténèbres qui avaient couvert les précédents, commencèrent à se dissiper, on le dut principalement à la méthode de Gerbert, qui joignit aux exercices de la dialectique ceux des sciences mathématiques, et donna ainsi plus de force et de pénétration aux esprits 193.
Cette même comtesse Mathilde, à qui l'on peut reprocher d'avoir alimenté l'ambition violente et l'audace effrénée de Grégoire VII, d'avoir donné un fondement trop réel à la puissance politique des Papes, et d'avoir trop contribué à élever sur des bases solides ce pouvoir colossal qui, depuis, a si long-temps pesé sur l'Europe, doit être d'ailleurs comptée parmi les causes de cette heureuse révolution des connaissances humaines. Son autorité, plus étendue que ne l'avait été celle d'aucun prince depuis la chute de Rome, lui servit à encourager l'étude des sciences, auxquelles elle n'était pas elle-même étrangère; et si, au commencement du siècle suivant, l'étude du droit surtout prit à Bologne un si grand essort, si la jurisprudence romaine régit de nouveau d'Italie, et si le code de Justinien en bannit enfin les lois bavaroises, lombardes et tudesques, qui y avaient régné tour-à-tour, on le dut peut-être au soin que prit Mathilde de faire revoir ce code et d'engager par des récompenses un jurisconsulte célèbre à cet utile travail 194.
Enfin des divers ports d'Italie, on commençait à naviguer chez des nations étrangères; on rapportait des connaissances acquises et le désir d'en acquérir de nouvelles. On trouvait en Orient les lettres et quelques parties de la philosophie, jouissant encore d'une sorte d'honneur; on voyait fleurir en Espagne, parmi les Maures, dont la domination y était alors prospère et fastueuse, une littérature nouvelle, l'étude et l'admiration des sciences et de la philosophie grecque; et l'on revenait de Constantinople avec des manuscrits grecs, et d'Espagne avec des manuscrits arabes, soit originaux dans cette langue, soit traduits du grec.
Ce fut par des traductions de cette espèce qu'Hippocrate commença d'être connu; que ses ouvrages et d'autres, tant grecs qu'arabes, sur la médecine, se répandirent dans l'Italie méridionale. Ils y furent apportés et interprétés par un aventurier savant et laborieux, nommé Constantin, et donnèrent naissance à la fameuse école de Salerne, ou du moins commencèrent sa célébrité. On en fait remonter beaucoup plus haut l'existence. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès la fin du dixième siècle, on allait à Salerne consulter sur ses maladies et rétablir sa santé. Un historien du douzième siècle (Orderic Vital), parle aussi de cette école de médecine, comme étant déjà fort ancienne. L'opinion la plus probable est que les Arabes ou Sarrazins, qui occupèrent une grande partie de ces provinces, y apportèrent leurs sciences et leurs livres, parmi lesquels il s'en trouvait beaucoup de médecine. Ils réveillèrent dans ces contrées le goût pour cette science, et l'arrivée de Constantin y donna une nouvelle activité.
Il était Africain et né à Carthage. L'ardeur de s'instruire dans toutes les sciences le conduisit chez tous les peuples qui les cultivaient alors. Il étudia long-tems à Bagdad, où il apprit la grammaire, la dialectique, la physique, la médecine, l'arithmétique, la géométrie, les mathématiques, l'astronomie, la nécromancie, la musique des Caldéens, des Arabes, des Persans et des Sarrazins. De là il passa dans les Indes, et s'instruisit encore de toutes les sciences de ces peuples. Il en fit autant en Égypte. Enfin, après 39 ans de voyages et d'études, il revint à Carthage. La science presque universelle, qui lui avait coûté tant de peines à acquérir, le fit prendre dans son pays, comme Gerbert dans le nôtre, pour un magicien. On voulut se défaire de lui; il le sut, prit la fuite et passa secrètement à Salerne. Il y obtint la faveur du fameux prince normand, Robert Guiscard. Mais ensuite dégoûté du monde, il se retira au Mont Cassin, où il prit l'habit religieux. Il s'y occupa le reste de sa vie à traduire de l'arabe, du grec et du latin des livres de médecine, et à en composer lui-même. Ils lui firent alors une grande réputation 195. Ils répandirent de plus en plus à Salerne la passion pour la médecine, et les moyens de la mieux étudier. C'est dans ce sens que Constantin peut être regardé comme l'un des créateurs de cette école, comme l'une des causes de sa célébrité, et que l'on peut voir aussi dans les Arabes, de qui il avait tant appris, une influence favorable à la renaissance des lettres. Ces mêmes Sarrazins que nous n'avons nommés jusqu'ici que comme des barbares, destructeurs actifs des lumières partout où ils étendaient leurs conquêtes, nous les voyons donc figurer ici parmi les causes qui rallumèrent le flambeau qu'ils avaient ailleurs contribué à éteindre; et bientôt nous fixerons plus spécialement notre attention sur cette révolution particulière, qui se fait apercevoir dans la grande révolution générale.
Quant aux Grecs de Constantinople, après un long sommeil, les sciences et les lettres semblaient aussi renaître parmi eux. Pendant le huitième siècle, les sanglantes querelles entre les iconoclastes et les adorateurs des images, avaient servi de prétexte à la destruction des monuments des arts et des lettres, et détourné de plus en plus des études utiles et paisibles, par des argumentations bruyantes, soutenues à main armée. Mais au neuvième, après que la dynastie des Basilides eût renversé la race Isaurienne, qui avait remplacé les descendants d'Héraclius, les esprits, ayant repris un peu de calme, se reportèrent vers les études.
Ils y furent excités par un nouveau mobile. Lorsque les Arabes, destructeurs des écoles d'Athènes et d'Alexandrie, rassasiés de conquêtes sanglantes, et voulant en faire de plus douces, recherchèrent ces mêmes productions de l'ancienne Grèce, qu'ils avaient autrefois livrées aux flammes, les Grecs, qui les avaient eux-mêmes oubliées depuis long-temps 196, rapprirent à en connaître le prix. Occupés de les copier et de les vendre, ils voulurent aussi les étudier. Quelques écoles furent rétablies, et le peu d'hommes qui cultivaient encore, dans l'obscurité, les lettres et la philosophie, furent encouragés et honorés.
Le savant patriarche Photius, célèbre par le schisme dont il fut la cause, et qui, sans changer d'opinion, fut excommunié par un grand concile, absous par un autre, et derechef excommunié par un troisième, fut l'homme le plus éclairé et le plus éloquent de son siècle; il eut pour élève un empereur qui s'honora du surnom de Philosophe 197; et il nous a laissé dans son ouvrage, connu sous le titre de Bibliothèque, des preuves de son amour pour l'étude, de son savoir, et de l'indépendance de son esprit. Vers le même temps, ou un peu plus tard, dans le dixième siècle, Suidas écrivit le plus ancien Lexique qui nous soit parvenu, nécessaire pour l'intelligence des anciens classiques grecs, et qui contient un grand nombre de fragments d'auteurs qui auraient aussi été classiques, mais que le temps a dévorés. Ils existaient encore alors: la Bibliothèque de Photius nous l'atteste. Constantinople possédait l'histoire de Théopompe, les oraisons d'IIyperide, les comédies de Ménandre, les odes d'Alcée et de Sapho, et les ouvrages d'une foule d'autres auteurs, poètes, orateurs, historiens, philosophes, que nous n'avons plus.
Constantin Porhyrogénète suivit la route que son père, Léon-le-Philosophe, lui avait tracée, et s'y avança plus loin que lui. Ce fut un homme de lettres sur le trône. Il a laissé plusieurs ouvrages, l'un sur l'administration de l'Empire, l'autre contenant une description de ses provinces, un troisième sur la tactique et les opérations militaires. Le quatrième est un assez gros livre sur un sujet moins important, sur le cérémonial de la cour de Bysance; mais enfin il cultiva les lettres, la musique, la peinture; et lorsque Romain Lecapenus l'eut renversé du trône, où il remonta ensuite, il sut, dit-on, se faire une ressource de ses talents et de la vente de ses tableaux; ressource que peu de Souverains pourraient se procurer en pareil cas.
Ce fut vers lui que fut envoyé en ambassade, par Bérenger II, roi d'Italie, un jeune littérateur, devenu depuis un historien de quelque célébrité. Liutprand, dont c'est ici l'occasion de parler, était né à Pavie, d'un père qui avait été député vers la même cour par le roi Hugues, prédécesseur de Bérenger. Hugues conserva au fils la protection qu'il avait accordée au père. Les talents qu'annonçait le jeune Liutprand, favorisèrent ces dispositions, surtout la beauté de sa voix, que ce roi, qui aimait la musique, se plaisait beaucoup à entendre. Quand Bérenger, marquis d'Ivrée, eut forcé Hugues à lui céder son trône, il garda auprès de lui Liutprand, le fit son secrétaire, et l'envoya quelques années après 198, à Constantinople, en qualité d'ambassadeur. Liutprand profita de cette mission pour apprendre le grec, et ce fut à peu près tout le fruit qu'il en retira. De cette haute faveur où il était, il tomba tout-à-coup dans la disgrâce, et fut obligé de se retirer en Allemagne. C'est dans cet exil qu'il composa l'histoire de son temps 199. Il était alors chanoine de l'église de Pavie, titre qu'il prend au commencement de chacun des livres de son histoire. Elle est écrite avec esprit, en latin meilleur que celui des autres écrivains du dixième siècle, et avec une petite pointe de malignité satirique, qui passe même la mesure quand il est question de Bérenger et de sa femme. L'accueil distingué que Liutprand reçut de Constantin Porphyrogénète, fut accordé à son mérite autant qu'à son titre; et il nous a laissé, outre l'histoire dont on vient de parler, une relation piquante de son voyage et de son ambassade 200, ou plutôt de ses ambassades, car il en fit une seconde assez long-temps après 201, dont il fut moins content que de la première; de simple chanoine il était pourtant devenu évêque de Crémone; il était envoyé par un puissant empereur, Othon Ier; à qui il devait la chute de Bérenger, son persécuteur, son rappel dans sa patrie, le rétablissement de sa fortune, et son avancement; mais Porphyrogénète n'était plus là pour le recevoir 202.
Les exemples donnés par ce prince et par son père, quoiqu'ils ne fussent rien moins que de grands princes, contribuèrent cependant beaucoup à ranimer dans l'Orient le goût des études. L'effet s'en prolongea, pour ainsi dire, pendant les règnes tantôt violents, tantôt faibles, toujours étrangers aux lettres, qui suivirent le leur, jusqu'à ce que celui des Comnène vînt, au milieu du onzième siècle, rallumer momentanément l'émulation presque éteinte.
A défaut d'ouvrages de génie, ce fut le temps des recherches et de l'érudition. Dans ce siècle et dans le douzième, on compte des commentateurs tels qu'Eustathe sur Homère, Eustrate sur Aristote; le premier, évêque de Thessalonique; le second, de Nicée, et plusieurs autres. J'ai dit à défaut d'ouvrages de génie, car on ne mettra pas, sans doute, de ce nombre les Chiliades 203 de Tzetzès, qui écrivit en douze mille vers lâches, prolixes et cependant obscurs, sur six cents sujets différents. Alors aussi commence la série des auteurs de l'histoire Bysantine, peu recommandables, si on les compare aux Xénophons et aux Thucydides; mais qu'on se félicite encore de trouver parmi les ténèbres de ces temps barbares. Ils forment du moins dans la même langue une suite presque ininterrompue depuis les auteurs des bons siècles.
Cette langue, altérée dans ses mots et dans ses tours, était pourtant encore matériellement la langue d'Homère et de Démosthène, au lieu qu'on oserait à peine dire, en parlant du langage corrompu dans lequel on écrivait alors à Rome et dans l'Italie, comme en France et dans l'Europe entière, que ce fut la langue de Cicéron et de Virgile. Aussi, malgré la place honorable que ce siècle conserve dans l'Histoire littéraire d'Italie, quels monuments latins a-t-il laissés? de quels auteurs peut-il citer les productions? Quels sont ceux qui, dans cette dépravation générale, montrèrent du moins un bon esprit et quelques traces d'un meilleur style?
Les deux plus grands génies de ce siècle, qui remplirent de leur renommée l'Italie, la France et l'Angleterre, furent Lanfranc et Anselme. Le premier surtout, qui fut le maître du second, eut la plus forte et la plus heureuse influence sur l'amélioration des études. Né à Pavie 204, vers le commencementdu siècle, il y brilla dès sa première jeunesse dans les exercices du barreau, passa en France, se retira du monde, jeune encore, et entra dans une abbaye qu'il rendit célèbre, l'abbaye du Bec en Normandie. L'école qu'il y ouvrit devint fameuse, et la philosophie du Bec passa, pour ainsi dire, en proverbe 205. La dialectique de Lanfranc et sa manière d'écrire en latin, étaient en grande partie dégagées de la rouille de l'école. Le premier, depuis les siècles de barbarie, il essaya de faire renaître la science de la critique. Les ouvrages des pères de l'église, et même les livres saints (car on ne connaissait guère alors d'autre littérature), altérés et corrompus par l'ignorance des copistes, reprenaient, en passant sous ses yeux, leur pureté originelle. Il les examinait, les collationnait, les corrigeait de sa main, et ces copies ainsi restituées, devenaient des manuscrits authentiques et dignes de foi.
Guillaume, alors duc de Normandie, ayant acquis par la conquête de l'Angleterre, le surnom de Conquérant, voulut attirer Lanfranc dans ses nouveaux états, et le fit archevêque de Cantorbéry. Lanfranc occupa ce siège pendant dix-neuf ans. Sa vertu y fut mise à l'épreuve, et la faveur dont il jouissait fut troublée par les querelles qui s'élevèrent entre son roi et le pape Grégoire VII, à l'occasion des investitures; il ne cessa d'être un sujet soumis qu'autant qu'il le fallait pour obéir au souverain pontife, qui étendait sur toutes les couronnes ses prétentions de souveraineté. Sa résistance n'eut rien de séditieux, et sa modération éclata jusque dans l'exécution des ordres violents, auxquels il ne se croyait pas permis de résister. Elle ne brilla pas moins dans un concile tenu à Rome 206, où il fut appelé par le pape. L'hérésiarque Bérenger y fut cité pour ses erreurs. L'archevêque, chargé de le combattre, fit mieux, il le persuada, et le convertit.
Lanfranc, mort en 1089, n'a laissé qu'un traité de l'Eucharistie contre l'hérésie de Bérenger, et des lettres écrites, les unes avant, les autres pendant son épiscopat. Ce fut donc moins par ses ouvrages que par sa méthode d'enseignement qu'il servit au progrès de la philosophie et des lettres. C'est dans l'école qu'il tint au milieu de la forêt du Bec, que sont ses plus beaux titres de gloire. Parmi les personnages illustres qui en sortirent, il suffit de citer Ives de Chartres, regardé comme le restaurateur du droit canonique en France, et dont les lettres sont si précieuses pour notre histoire; Anselme, qui devint Pape sous le nom d'Alexandre II, et cet autre Anselme, dont la renommée littéraire égala celle de son maître.
Il était né en 1034, dans la ville d'Aoste, en Piémont 207. La réputation dont jouissait l'école du Bec, l'y attira de bonne heure. Il profita si bien des leçons de Lanfranc, qu'ayant embrassé la vie monastique, il fut, trois ans après, élu prieur, et ensuite abbé de cette maison. Quatre ou cinq ans après la mort de son maître, il fut appelé à lui succéder dans l'archevêché de Cantorbéry 208. Guillaume-le-Roux régnait alors. Il ne valait pas son père, mais il fut aussi ferme que lui sur l'article des investitures. Anselme ne se montra pas moins zélé pour la cause du Pape; il en résulta pour lui des querelles très-vives et un exil. Il se rendit en Italie auprès d'Urbain II. Il assista au concile de Bari 209, où il terrassa par sa dialectique les Grecs, entêtés à soutenir que dans la Trinité, le S. Esprit, ne procède uniquement que du père.
Rappelé en Angleterre par Henri Ier, Anselme s'y rendit; mais bientôt les intérêts de la cour de Rome qu'il voulut servir, le brouillèrent avec ce roi. Il repassa sur le continent, et peu de temps après revint se fixer dans l'abbaye du Bec. Ce fut à l'invitation de Henri lui-même, qui, désirant enfin s'accorder avec le Pape, se rendit plusieurs fois dans cet abbaye pour conférer avec Anselme. Le prélat ayant réussi dans cette négociation, retourna auprès du roi, rentra en possession de son archevêché, de ses dignités, de ses biens, et mourut deux ans après 210
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