Avez-vous confiance dans un pareil projet?
Oui.
Sa vieillesse en sera bien affligée.
Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du fardeau de l'état.
Son cœur en sera brisé.
La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui de son fils sur le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému.
Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait rien trouver à lui envier. Où est-il?
Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari.
Ils se disent adieu.
Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité de Doge.
Et quand le fils met-il à la voile?
Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il est tems de les avertir.
Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens?
Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.
À mes yeux trop cruelle.
Elle est trop douce. – Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de mon père et de mon oncle.
Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée?
Sans doute.
Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?
Non.
Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services.
Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir l'extrême courtoisie d'abdiquer.
Et s'il ne veut pas?
Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection.
Mais les lois? -
Quelles lois? – Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je serais, dans cette circonstance, législateur.
À vos propres périls?
Ce n'est pas ici le cas, – vous dis-je; nous en avons le droit.
Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer, et deux fois on la lui a refusée.
Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois.
Sans qu'il le demande?
Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si elles partaient du cœur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir, il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite.
Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous appuierais sans hésiter.
Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son trône.
Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre.
Plus rarement encore les octogénaires.
Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?
Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne convient. Allons! rendons-nous au conseil!
Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif?
Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées d'avance. Nous sommes cités; – il suffit.
Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi.
En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins pourquoi vous auriez dû obéir.
Je ne prétends pas m'opposer, mais-
Dans Venise, mais désigne un traître. Ne hasardez pas de mais, à moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien rarement.
Je me tais.
Pourquoi d'ailleurs cette agitation? – Les Dix invoquent, dans leurs délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens; – vous êtes l'un de ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également honorable pour nous deux.
Sans doute. Je n'ajoute rien.
Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme novice dans les plus profonds mystères de l'état.
Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention.
Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils méritent en effet quelque intérêt de notre part.
Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir.
Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix.
Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis. – Entrons.
Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence, – et du moins nous ne serons pas les derniers.
Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans l'espace un point qui soit pour mon cœur comme une sorte de phare; j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je puisse revenir!
Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien voir au-delà.
Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez pas.
Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un devoir plus impérieux encore.
Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur.
L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas déployées: – qui sait? le vent peut changer.
Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée sont immuables; et la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera rapidement du havre.
Ô mers! où sont donc vos orages?
Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer?
Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères, comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster, souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois plus jamais revoir!
Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour moi qui ne vous quitte plus?
Non; – ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul, puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule innombrable des naufragés, n'aura recueilli un cœur aussi déchiré que le mien ne l'aura été. – Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se fait-il que je vive?
Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher un seul cri, – la prison et la torture?
Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père.
Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.
Pardonnez-
Eh quoi! mon fils?
Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie.
De quoi pourrais-tu t'accuser?
De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir celles que l'avenir me réserve!
Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.
J'espère que non.
Tu l'espères?
Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés.
Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer!
Ils peuvent se repentir.
Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte pas ceux des démons.
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