Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile avant la nuit.
Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père?
Vous le verrez.
Où?
Ici ou dans l'appartement ducal: – il n'a pas dit où. Que ne supportez-vous votre exil comme il le supporte!
Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés.
Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés?
Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent.
Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les libres vagues. – Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le faut; mais loin de cette horrible, injuste et-
Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie?
Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix vieilles têtes; enfin, jusqu'à ton silence. Et quand tu pourrais encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi, voudrait le faire à ta place?
Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici?
Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.
Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite.
Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux.
Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage auprès de nous?
Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari pour lui apprendre le décret des Dix.
L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.
Et comment?
Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche.
Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles?
À lui faire connaître qu'il est connu.
La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe.
Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier.
Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari, – vous connaissez donc votre sentence?
Je retourne à Candie?
Oui, – pour la vie.
Pour peu de tems.
J'ai dit-pour la vie.
Et je répète-pour peu de tems.
Une année d'emprisonnement à la Cannée, – ensuite la liberté de l'île entière.
C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne?
Oui, si elle le veut.
Qui a réclamé pour moi cette justice?
Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.
Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses semblables.
Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui offre.
Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité! – Mais assez.
Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette dame, dont la famille est noble comme la vôtre.
Plus noble.
Comment, plus noble?
Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est généreux, quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte, et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore: l'homme généreux? Si la famille est quelque chose, c'est pour les vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh! n'affectez pas de l'indignation, – mais reportez vos yeux en arrière; considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient eux-mêmes d'un fils tel que vous, – cœur aride et dévoré de haine!
Encore, Marina!
Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager.
Cela serait difficile.
Nullement. Il les partage déjà: – c'est en vain qu'il cherche à dérober ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort, les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son cœur glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour avance l'heure inévitable de son châtiment.
Vous avez perdu la raison.
Cela peut être; mais quelle est la cause de ce délire?
Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.
Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos prières, – pour compter nos pleurs et nos sanglots, – pour contempler le naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain; en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime, – idée devant laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes! Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer: et cependant, comment vous trouvez-vous?
Comme un roc.
Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes, mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui.
Mon père!
Jacopo! mon fils! – mon fils!
Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu prononcer mon nom-notre nom!
Mon enfant! que ne peux-tu savoir-
Il m'est échappé rarement des murmures.
C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.
Doge! regardez-là! (Elle indique Lorédano.)
Je vois cet homme-eh bien?
De la prudence!
Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est naturel qu'elle la recommande aux autres.
Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de toucher une vipère.
Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano.
Vous pouvez le connaître mieux encore.
Oui, mais non pas plus pervers sans doute.
Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue?
Tu vois ces cheveux blancs.
Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père, embrassez-moi! je vous ai toujours aimé, – jamais plus qu'aujourd'hui. Ayez soin de mes enfans, – ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas les voir aussi?
Non, – pas ici.
Partout ils peuvent embrasser leurs parens.
Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit. Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile, – ce cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à craindre pour eux: ce n'est pas leur atmosphère, bien que vous, – vous aussi, – et avant tous les autres, et comme en étant le plus digne, -vous, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le moindre danger.
Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je m'éloignerai sans les avoir vus.
Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement.
Et faudra-t-il tous les quitter?
Il le faut.
Sans une seule exception?
Ils sont le bien de l'état.
Je supposais qu'ils étaient le mien.
Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance maternelle.
C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits, – ce que vous voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses fils et les mères de ses fils!
L'heure approche, et les vents sont favorables.
Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur liberté?
Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc de la riva di Schiavoni.
Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur père.
Allons, mon fils, du courage!
Je ferai tous mes efforts.
Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel nous sommes en partie redevables de notre captivité passée.
Et de la délivrance présente.
Il dit vrai.
Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité; mais je ne lui reproche rien.
Le tems presse, signor.
Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière fois ces murailles humides et-
Enfant! pas de pleurs.
Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures, elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son cœur, – ce cœur trop sensible, – et je saurai essuyer ces larmes amères ou y joindre les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge! conduisez-nous.
La torche!
Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano, pleurant comme un avide héritier.
Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.
Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui devais être votre soutien.
Prenez mon bras.
Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor, arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours.
FIN DU TROISIÈME ACTE.
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