Signor! la barque est sur le rivage; – le vent est levé: nous n'attendons plus que vous.
Je suis prêt. Mon père, encore votre main.
La voici. Hélas! comme la tienne tremble!
Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu.
Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?
Non-rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.
Vous devenez pâle, – laissez-moi vous soutenir, – plus pâle! – holà! quelque aide! de l'eau!
Il se meurt!
Je suis prêt maintenant. – Un nuage étrange couvre mes yeux; – où est la porte?
Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir. – Mon bien-aimé! ô ciel! comme le mouvement de son cœur est faible!
De la lumière! Est-ce là de la lumière? – je me meurs. (L'officier lui présente de l'eau.)
Peut-être sera-t-il mieux au grand air.
Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme-
La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel! – mon Foscari, comment vous trouvez-vous?
Bien! (Il expire.)
Il est passé.
Il est libre.
Non, – non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce cœur: – il n'aurait pu me laisser ainsi.
Ma fille!
Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille: – tu n'as plus de fils. Ô Foscari!
Il nous faut emporter le corps.
Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls peuvent honorer sa mémoire.
Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.
Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, comme étant leur sujet: – maintenant il m'appartient. – Mon déplorable fils!
Et je vis encore!
Marina! vos enfans vivent.
Mes enfans! oui-ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère m'a-t-elle mis au monde!
Mes malheureux enfans!
Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible! – vous! Qu'est donc devenu le stoïcisme de l'homme d'état?
Là!
Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes: – vous les réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne pleurera plus jamais-jamais, ô ciel! jamais!
Qu'y a-t-il ici?
Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel. Retourne au séjour des tourmens!
Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et nous ne faisons que passer.
Passez donc!
Nous cherchons le Doge.
Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées. Êtes-vous contens?
À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père!
Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini.
Signor, je suis prêt.
Non, – pas maintenant.
Cependant, il importe beaucoup.
S'il en est ainsi, je le répète encore, – je suis prêt.
Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau, s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur.
Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas à craindre qu'elles me consolent.
Je voudrais qu'elles le pussent.
Je ne m'adresse pas à vous, mais à Lorédano. Il me comprend.
Je le prévoyais bien.
Que voulez-vous dire?
Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de Foscari; – le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton forfait.
Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure.
On ne peut dans ce moment le troubler.
Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler?
Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.
La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.
Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les affaires?
La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui oserait braver la loi?
L'humanité!
Quoi! parce que son fils est mort?
Et qu'il n'est pas encore enseveli.
Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien ne peut en arrêter l'effet.
Non, je ne consentirai jamais.
Vous avez consenti à l'essentiel, – remettez-vous à moi du reste.
Son abdication presse-t-elle donc tant?
L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut retarder d'un jour l'exécution d'une loi.
Vous avez un fils.
Oui, – et même j'avais un père.
Cependant, toujours aussi inexorable?
Toujours.
Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose, laissez-le enterrer son fils.
Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père, – et j'y consens. Les hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de drogues homicides.
Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?
Très-sûr.
Il semble pourtant la loyauté même.
Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore.
Quoi! cet étranger convaincu de trahison?
Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule, Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de vous 3.» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt, l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant l'exécution; – certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari et ses frères le sont également: – jamais ils ne m'ont fait sourire.
Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?
Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa victime.
Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit d'autres sous son pouvoir.
Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon malheureux père.
Ainsi vous êtes inébranlable?
Qui donc aurait pu m'ébranler?
Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts, vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous?
Plus profondément.
Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous assoupir près de vos pères.
Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal, et m'exhorter à la vengeance.
Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs d'illusions comme cette maladie du cœur.
Où allez-vous?
Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier Foscari.
Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes bien souvent.
Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir.
Puis-je continuer?
Passez.
Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité?
Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: Mon fils! Je dois m'éloigner.
Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté.
Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour faire connaître la résolution du conseil.
Je proteste dès maintenant contre elle.
À votre aise: – je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
Бесплатно
Установите приложение, чтобы читать эту книгу бесплатно
О проекте
О подписке