Читать книгу «CONVERSATIONS AVEC TSAREVITCH ALEXIS. Souvenirs de la famille de Filatov de Tsesarevitch Alexis» онлайн полностью📖 — Oleg Filatov — MyBook.
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Il rêvait que je devienne avocat. Quand je lui demandais pourquoi il y tenait tant, ilrépondait: « Eh bien, ainsi tu pourrais régler tes affaires. Tu saurais quoi faire.” Il me fitaussi apprendre les langues étrangères. Quand je m’étonnais qu’il ne me parlât pas en allemand qu’il connaissait bien, ou ne l’enseignât pas, il ripostait que, depuis la guerre, il en étaitvenu à détester cette langue.

Enfant, je n’avais aucun mal à enregistrer tout ça. Il n’y a pas de barrière, rien àcraindre, surtout quand ce sont vos parents qui vous apprennent tout. J’ignorais la peur quand j’étais avec mon père. J’avais l’impression d’être un coq en pâte auprès de lui. C’était unpère de famille exemplaire qui passait beaucoup de temps avec ses enfants et nous enseigna presque tout. Par exemple, à écrire de la main gauche de façon à développer les deux hémisphères du cerveau. Il soutenait que jadis, les nobles étaient capables de manier l’épée des deux mains et de la faire passer du bras blessé au bras sain. Père fabriqua lui-même un tambourà broder et me fit apprendre la broderie – point de croix, plumetis, etc. Quand je m’enoffusquai, estimant que je n’en avais nul besoin, il répliqua: « Que veux-tu dire? Il faut savoir tout faire.” Il vérifiait avec soin mon travail quand j’avais brodé des mouchoirs pour offrir àmaman et mes sœurs à l’occasion de leur anniversaire. Il nous enseigna le dessin. À tenir uncrayon à papier d’abord, puis à s’en servir, après quoi seulement il nous donnait des crayonsde couleurs. Il nous montra comment faire pour dessiner sur une grille afin d’observer lasymétrie et dessiner de mémoire. Plus tard, nous passâmes à l’aquarelle, puis à l’huile. Père voulait que je montre mon travail dans des concours d’art, et je m’exécutai. Il faisait de lasculpture avec nous – en utilisant de l’argile et de la plasticine. Il nous apprit aussi à rédiger descompositions, à choisir les éléments dont nous avions besoin dans les livres, à lire les pages endiagonale et à sélectionner ce qu’il nous fallait pour développer un thème. Pour que nous sachions exprimer figurativement nos pensées, il nous demandait de décrire par écrit, met-tons, le vol des oiseaux au printemps. Il construisait lui-même des abris pour les étourneaux etnous apprit à aimer et étudier la nature. Il avait une prédilection pour le printemps et semblaitabattu à l’approche de l’automne. Il n’y avait pas d’église dans notre communauté et son âmese ressourçait dans la nature. À ce propos, il connaissait très bien les plantes médicinales.

Il n’essayait jamais de nous imposer son savoir ou ses aptitudes. Un vol d’oies passait au-dessus de nos têtes et il demandait brusquement: « Combien y en avait-il?” Dès qu’onavait vu quelque chose une fois, il fallait le mémoriser instantanément. C’était ainsi qu’il avait été élevé. J'étais censé me souvenir du premier coup du nom des rues, des immeubles, des gens, des numéros des trains, des bus, et même dans quelle direction soufflait le ventlorsqu’ils m’emmenaient à Orenbourg. En sortant d’un bâtiment que je ne connaissais pas, je devais lui décrire les objets qui s’y trouvaient et selon quelle disposition. Il était très observateur lui-même. Quand on marchait avec lui dans une foule, il disait: « Tu as vu cet hommequi vient de passer? Il avait une démarche particulière. As-tu vu celui-là? Il n’arrête pas deregarder autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose.” Il remarquait toutes sortes dedétails insignifiants et me faisait me souvenir de tout.

Lorsque j’y songe, il me paraît curieux que, dès ma prime enfance, vers neuf ans, ilm’ait appris à me souvenir de ses paroles dès la première fois. “Rappelle-t’en sur-le-champcar je ne vais pas me répéter. Tu dois le savoir pour ne pas réitérer les erreurs et ne raconterien à personne, sinon on risque de gros ennuis.” À l’époque déjà, je comprenais qu’il se faisait du souci pour nous mais aussi pour d’autres gens. Il nous parlait d’eux et nous faisait voirleurs photographies en disant: “Je te les montre une fois. Je ne te les remontrerai pas. Souviens-toi de ces visages.” Nous ignorions s’ils étaient vivants ou morts.

Parfois, des personnes venues d’endroits inconnus lui rendaient de brèves visites. Il sortait avec eux pour parler. Nous ne les avions jamais vues et ne les revîmes jamais non plus. Il refusait de nous révéler qui elles étaient et pourquoi elles étaient venues. Il se bornait à sourire et ne disait rien, Il ne voulait sans doute pas que nous soyons au courant de sa vie antérieure depeur que nous exposions ces gens, ainsi que nous-mêmes, au danger. Dans les années 1960, mon père écrivait des cartes postales à quelqu’un; il les confiait à mes jeunes sœurs qui ne savaient pas encore lire pour quelles les mettent à la boîte. Si nous lui demandions à qui cescartes étaient adressées et ce qu’il y avait écrit, il se contentait de sourire sans un mot.

Il avait des amis étonnants. Par exemple, le vieux Iavorski qui vivait dans notre village. Un jour, mon père m’emmena le voir quand j’avais dans les neuf ans. Je vis un vieillard, enchemise blanche de paysan, penché sur un poêle. « Dis-moi, grand-père, comment NikolaiIvanovitch Kouznetsov est-il mort?” demanda brusquement mon père. Le vieil homme seredressa sur un coude et me regarda: « Et qui est avec toi?” « C’est mon fils, tu peux parlerdevant lui.” Alors le vieil homme nous raconta comment il avait attendu Kouznetsov avecStroutinski, conformément à son ordre de mission. Il était dans les transmissions en Pologne. Ils l’attendaient devant Lvov, mais il ne vint jamais. Finalement ils apprirent que Nikolai Ivanovitch Kouznetsov était mort; il s’était fait sauter la cervelle lorsque, blessé, ilétait tombé entre les mains des nationalistes. Pour moi, le plus intéressant était les circonstances dans lesquelles mon père l’avait rencontré, il affirmait qu’il était à Uralmach (fabriquede machines de l’Oural), où il essayait de dénicher un emploi.

Souvent, lorsque nous étions enfants, nous voyions comme notre père paraissait seulen dépit du fait qu’il avait une femme, notre maman, qui trimait inlassablement pour nousélever. Durant toutes ces années, en particulier les années 1960, il passait beaucoup detemps près de sa radio, à écouter les « informations” du matin jusqu’au soir. Ce fut alorsqu’il commença à me parler de la révolution, de politique, de Chamberlain. Il évoquait constamment Kerenski. Non seulement il savait qui il était, mais pour je ne sais quelle raison, comment il avait fui et où il vivait. Il disait que Kerenski avait prétendu être un leader, mais qu’en réalité, c’était un aventurier. Mon père revenait continuellement sur l’idée queles tsars s’inquiétaient en permanence pour l’État, le Trésor, et l’Armée, sans laquelle il riyavait pas d’État, et protégeaient leur Église orthodoxe. Il nous expliqua comment on avaittué Trotski en Amérique latine.

Mon père était invalide. Il disait toujours: “Je suis né comme ça, infirme.” Son pied gauche était atrophié; il chaussait du 40, et du 42 du pied droit. Un jour, il m’a dit que sonpied ne s’était pas déformé avant 1940 environ. Il avait une scoliose, des cicatrices dans le doset sur les bras et des traces de blessures dues à des éclats d’obus à la taille, sous l’omoplate gauche et au talon gauche. Cela suscitait des questions perplexes chez nous. Il n’avait jamaisfait la guerre, mais il était invalide. Quand était-ce arrivé? Où? Mais cela ne se faisait pas deparler de ça en famille. Un jour, alors que j’étais encore petit, je vis son dos couvert de cicatrices et lui demandai ce qui s’était passé. « Il est arrivé une histoire. On a tiré sur nous dans une cave et tué des gens.” Quand je l’interrogeai sur son pied, il agitait la main en disant que si on avait coupé l’autre pied, il aurait été totalement incapable de travailler. « Ainsi aumoins, je peux gagner ma vie.” Il avait continuellement mal au pied, il s’était coupé le talon avec un rasoir et il avait une terrible cicatrice. Il allait spécialement à Leningrad pour s’acheter des « bottes de général” avec une cambrure haute; on en trouvait dans les années soixante. Il disait qu’auparavant, il avait une semelle orthopédique, on lui avait feit des étire-ments et des massages du pied. Il avait voulu se faire opérer, mais il craignait que son cœurn’y résiste pas, bien qu’il fut relativement jeune.

Il n’allait jamais chez le médecin et il ne reste aucun certificat médical faisant état desa maladie. Un jour cependant, en 1975, nous l’obligeâmes à aller se faire faire un bilan. C’estla seule information que nous possédons sur son état de santé. Nous n`avons jamais vu non plus de photographies de mon père lorsqu’il était jeune. Il y en avait quelques-unes qui dataient d’avant guerre; les rares autres avaient été prises beaucoup plus tard. D’unemanière générale, nous avons très peu de documents sur lui bien qu’il insistât pour que nous conservions soigneusement tous nos dossiers et papiers. Il disait qu’on avait égaré son certificat de naissance et qu’il avait dû le reconstituer à partir des registres de l’église. « C’est undentiste qui a défini mon âge. Mais il s’est trompé.” Ma mère se souvient qu’en 1952, il lui avait avoué qu’il avait 48 ans.

En dépit de son infirmité, il faisait preuve d’une endurance stupéfiante. Il était capable de parcourir de longs trajets sans canne en prenant appui “tour à tour sur une jambe, puis sur l’autre. Il faisait une promenade presque chaque jour, surtout l’été, durantses congés, où il lui arrivait de couvrir plusieurs kilomètres pour aller pêcher dans larivière. Il avait une grande force spirituelle et beaucoup de dignité. Je ne me souviens pasqu’on l’ait jamais humilié ou traité d’invalide. Il se démontait complètement quand samaladie l’empêchait de faire quelque chose. On en discutait et puis il se calmait. Toute savie, il a fait certains mouvements de gymnastique suédoise, en prétendant que sans cela, ilserait maigre comme un clou.

Il lui arrivait souvent de tomber malade brusquement. Nous ne parvenions pas à déterminer ce qu’il avait, mais il n’allait jamais voir le médecin. Il se mettait au lit et restait couché des heures durant. Il avalait des remèdes et prenait toujours de l’acide ascorbique. Quand je lui demandai ce qui n’allait pas, il me répondait: “Je tiens ça de mes parents. Et j’ai été handicapé toute ma vie. Les gens disent que mes parents n’auraient pas dû semarier, mais ils l’ont fait quand même et je suis né comme ça.” Quand il souffrait parcequ’il s’était cogné le pied, il bandait la meurtrissure et s’allongeait ou s’asseyait tout voûtéen marmonnant inlassablement quelque chose. Une fois je l’ai entendu réciter le C’était son mode de défense. Il disait souvent: « Il ne peut rien y avoir de plus terrible dans la vie. Le plus atroce de tout, ce fut la cave Ipatiev.” Bien sûr, ces remarques restèrent gravées dans nos mémoires. Notre Père.

Il se levait en général de bonne heure, faisait sa gymnastique, s’aspergeait d’eau froideet se rasait avec soin. Cela m’étonnait. Qu’est-ce que tu es, papa, un soldat?” m’exclamaije. « Non, répliquait-il, mais mes ancêtres étaient tous des soldats.” Il était très soigné etpointilleux quant à son apparence, et s’il devait aller quelque part, alors il mettait un tempsfou à se préparer. Il allait travailler dignement et on voyait bien que cela comptait plus quetout pour lui. Quand j’eus 16 ans, il commença à me faire faire des haltères. L’été, j’adorais nager et je me débrouillais bien. Il nous apprit qu’il était plus facile de nager sur le dos ou en papillon, si on ne Élisait pas de bruit.

C“était un vrai plaisir de le voir manier la hache lorsqu’il coupait du bois. Nous pensions qu’il fallait la moitié d’une vie pour savoir s’y prendre aussi bien. Il nous apprit à couper du bois sans risquer de nous blesser. Il disait que les guerriers russes savaient se défendre avec une hache en la faisant passer d’une main à l’autre. Il essaya même de nous apprendre àlancer une hache! À Fécole, il y avait un petit bureau militaire où l’on conservait des fusils depetit calibre. Il nous initia aussi au tir: tenir le canon, le presser contre notre joue, abaisser lagâchette tout en retenant son souffle et viser.

Il avait une attitude raisonnable vis-à-vis de la nourriture même s’il adorait le poisson, le cacao, le vin et le champagne. Lorsque nous étions enfants, à table, on nous donnaità tous une serviette amidonnée. Une soupière trônait au milieu de la table et tout était trèsformel. Nous devions attendre avant de prerfdre notre cuillère. Sinon, on risquait une tapesur le front. Quand Père s’ingéniait à nous apprendre les bonnes manières, à manier le couteau et la fourchette, à mettre le couvert, maman s’exclamait: « Voilà que tu recommences avec tes manies ridicules dignes de la Garde blanche. J’espère seulement que personne ne le découvre!” Plus tard, les choses changèrent. La porcelaine disparut, et on commença àmanger comme tout le monde. Toutes ces informations nous furent transmises jusqu’à uncertain âge. À l’évidence, mon père pensa alors que cette aptitude (à être bien élevé) n’avait plus de raison d’être. Je crois qu’il savait, et avait vécu suffisamment de choses pour remplir des livres etdes bobines de films. Il disait qu’il suffisait d’avoir lu et de Maxime Gorki pour savoir comment s’était déroulée sa jeunesse. Quand je lus je lui demandai: « Papa, Nikolai Ostrovski, c’était toi?” Il sourit et me répondit: « Non, ce n’était pas moi. D’ailleurs, mon sort a été pire que le sien.” Il nous racontait souvent qu’il avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse. À titre de comparaison, il citait le livre de Mark Twain à propos de Tom Sawyer; il aimait aussi beaucoup Jack London. Il regardait avec attention les films de guerre ou d’espionnage. Il remarquait quelle allure il fallaita voir et comment il fallait apprendre à ne pas dire un mot de trop. Il appréciait beaucoup les dictons tels que « Ma langue est mon ennemi”, ou encore « On nous a donné unelangue pour cacher nos pensées”. J’ignore d’où il tenait ce genre de renseignements, mais il nous racontait que les Allemands avaient une école d’espionnage où ils apprenaient l’or-thodoxie et le catéchisme. Puis on les parachutait en Russie. Selon lui, certains espions sefirent attraper un jour à la gare de Tioumen alors qu’ils tentaient d’empoisonner de lanourriture et des bidons de lait. Nous vivions au sein d’une colonie germano-hollandaise fondée à l’époque de Catherine II, dans le district de Novosergievsk, province d’Orenbourg. Notre village avait un nom peu commun: Pretoria. C’était comme l’Allemagne ou la Hollande en miniature: des mou-lins, des fabriques de fromage et un mode de vie particulier. Les maisons étaient en grosses pierres, les grands toits et les portes en bois épais. En tirant sur une corde, on ouvrait la moitié de la porte – la partie supérieure, en bois sculpté. On ne verrouillait jamais rien. Il n’yavait pas de voleurs. Tout était propre. Mon père qui enseignait la géographie au lycée étaittrès respecté. Ses élèves l’adoraient. Beaucoup de gens le connaissaient en ville ainsi que danstoute la province. C’était un homme avenant et il prenait part à de nombreuses activitésciviles – il était délégué. Mes universités Voyage parmi les gens Et l’acier fut trempé,