Lacey balayait le plancher de la boutique dont elle était l'heureuse locataire, le cœur en liesse.
C'était la première fois qu'elle ressentait cette impression. Sa vie, son destin, son avenir lui appartenaient. Elle cogitait à cent à l'heure, faisait des projets. Elle transformerait l'arrière-boutique en salle des ventes, en l'honneur de son père. Elle avait assisté à des tonnes de ventes aux enchères quand elle travaillait pour Saskia (plutôt côté acheteur que vendeur) mais possédait les connaissances requises. Elle tenait un magasin pour la première fois. Tout effort mérite récompense.
Une silhouette passa devant la devanture, s’arrêta net et scruta la vitrine. Elle s'arrêta de balayer, espérant qu'il s'agisse de Tom, la silhouette immobile était celle d'une femme mais pas n'importe laquelle, Lacey la reconnut illico. Maigre, une robe noire, les mêmes cheveux longs noirs et ondulés qu'elle. Son double maléfique – la vendeuse du magasin d'à côté.
Elle fit irruption dans la boutique, la porte d'entrée n’était pas fermée.
“Que faites-vous ici ?”
Lacey posa le balai contre le comptoir et lui tendit la main. “Lacey Doyle. Votre nouvelle voisine.”
La femme regarda la main de Lacey d'un air dégoûté, comme si elle était couverte de microbes. “Pardon ?”
“Je suis votre nouvelle voisine,” répéta Lacey avec assurance. “Je viens de louer ce local.”
La vendeuse avait pris une claque. “Mais ...” marmonna-t-elle.
“Vous êtes la propriétaire ou une simple employée ?” demanda Lacey en essayant de la faire atterrir.
La femme hocha la tête, comme hypnotisée. “La propriétaire. Taryn. Taryn Maguire.” Elle arbora un sourire amical une fois remise de sa surprise. “Ravie d'avoir une nouvelle voisine. C’est génial ! Le manque de lumière a du bon, ça cachera l'aspect vétuste.”
Lacey se retint de ne pas contre-attaquer, fruit de longues années d'expérience grâce à sa mère, habituée à souffler le chaud et le froid.
Taryn éclata de rire, comme pour faire oublier sa répartie malheureuse. “Comment avez-vous fait pour le louer ? Je croyais que Stephen comptait vendre.”
Lacey haussa les épaules. “C'était son intention mais ses plans ont changé.”
Taryn était crispée. Elle scrutait le magasin, son nez retroussé semblait s'allonger, son dégoût allait crescendo.
“Et vous allez vendre des antiquités ?”
“C'est exact. Mon père était antiquaire, c'est ma façon de lui rendre hommage.”
“Une antiquaire,” répéta Taryn. De toute évidence, la présence d'une boutique d’antiquités près de sa boutique huppée lui déplaisait. Elle regardait Lacey de ses yeux perçants. “Vous avez le droit ? Vous arrivez et hop, vous ouvrez un magasin ?
“J'ai un visa,” rétorqua froidement Lacey.
“C'est ... intéressant,” répondit Taryn en choisissant ses mots avec soin. “Lorsqu'un étranger souhaite travailler ici, l'employeur doit prouver qu'un britannique ne brigue pas déjà le poste. Je constate que ces règles ne s'appliquent pas à la création d'entreprise …” Son ton méprisant était flagrant. “Stephen a loué à une étrangère ? Alors que le magasin est vide depuis quoi, deux jours ?” Sa pseudo-politesse fondait comme neige au soleil.
Lacey préféra ne pas répondre.
“Un vrai coup de chance. Stephen était dans le magasin tandis que je passais dans le coin. Il était anéanti par le départ précipité des anciens locataires, ils lui ont laissé des impayés, les astres me sont favorables. On s'aide mutuellement. C'est le destin.”
Taryn était écarlate.
“LE DESTIN ?” hurla-t-elle, son agressivité latente faisait son apparition au grand jour. “LE DESTIN ? Ça fait des mois que je négocie avec Stephen. Il avait promis de me le vendre s'il se libérait ! J’étais censée agrandir mon local en achetant le sien !”
Lacey haussa les épaules. “Je ne l’ai pas acheté, je le loue. Il vous le vendra le moment venu. Ce moment n'est encore venu, voilà tout.”
“J'y crois pas !” se lamentait Taryn. “Vous débarquez ici et lui forcez la main pour signer le bail ? Qu'il signe en quelques jours ? Vous l’avez menacé ? Fait du vaudou ?”
Lacey ne céda pas. “Demandez-lui plutôt pourquoi il préfère me le louer que vous le vendre,” tout en songeant Peut-être que je le mérite ?
“Vous m’avez volé ma boutique,” conclut Taryn.
Elle sortit du magasin en claquant la porte, ses longs cheveux noirs flottant au vent tandis qu’elle s’éloignait.
La nouvelle vie de Lacey ne promettait pas d'être aussi idyllique qu’elle l’imaginait. Elle avait vu juste, Taryn était son double maléfique. Elle savait comment y remédier.
Lacey ferma boutique et se dirigea d'un pas résolu vers le salon de coiffure. Une rousse était assise, feuilletant nonchalamment un magazine entre deux clients.
“Puis-je vous aider ?” demanda-t-elle en levant les yeux vers Lacey.
“Oui,” répondit Lacey plus résolue que jamais. “On coupe !”
Elle n’avait jamais eu le courage de réaliser son rêve. David aimait les cheveux longs. Il était hors de question qu'elle ressemble à sa jumelle diabolique une seconde de plus. Le moment de tout couper était venu. Se débarrasser de l’ancienne Lacey. Une nouvelle vie, avec ses propres règles, débutait.
“Vous êtes sûre ?” demanda la coiffeuse. “Vous avez l'air décidée mais je préfère demander. Je ne voudrais pas que vous le regrettiez.”
“Sûre certaine. J'aurais réalisé trois de mes rêves en l'espace de quelques jours.”
La femme s'empara des ciseaux en souriant. “Ça marche. En avant pour la coupe !”
“Et voilà,” Ivan s’extirpa du placard sous l'évier de la cuisine. “Ce tuyau ne devrait plus causer de problèmes.”
Il se redressa en tirant sur son tee-shirt gris froissé découvrant son ventre blanc. Lacey fit comme si de rien n'était.
“Merci de l'avoir réparé si rapidement,” dit Lacey, reconnaissante à son propriétaire de régler les nombreux problèmes domestiques en un temps record. Elle se sentait coupable de l'obliger à monter si souvent à Crag Cottage ; la falaise était abrupte et Ivan n’était plus tout jeune.
“Je vous sers quelque-chose ? Un thé ? Une bière ?”
Elle connaissait déjà la réponse. Ivan était timide et ne voulait pas s’imposer mais elle proposait toujours.
Il eut un petit rire. “Non merci, Lacey, j'ai à faire ce soir. Pas de repos pour les braves, comme dit le proverbe.”
“À qui le dites-vous. Je suis arrivée au magasin à cinq heures et rentrée à vingt heures.”
Ivan la regardait d'un air perplexe. “Le magasin ?”
“ Oh !” s'exclama Lacey, “Je croyais vous en avoir parlé quand vous débouchiez les gouttières. Je vais ouvrir ma boutique d'antiquités. Je loue le local de Stephen et Martha, l'ancienne jardinerie.”
Ivan était stupéfait. “Je vous croyais en vacances !”
“Effectivement mais j'ai décidé de rester. Pas ici, bien sûr. Je trouverai un autre logement dès que vous voudrez le récupérer.”
“Non, je suis hyper content,” déclara Ivan, aux anges. “Si vous êtes heureuse ici, je suis comblé. Ça ne vous dérange pas trop de me voir chez vous pour réparer ?”
“Au contraire,” répondit Lacey en souriant. “Je me sentirais seule, autrement.”
C’était ce qui lui manquait le plus depuis qu'elle avait quitté New York ; non pas la ville, son l’appartement ou les rues familières, mais ses proches.
“Je prendrai un chien,” ajouta-t-elle en riant.
“Vous n’avez pas encore rencontré votre voisine ? Une dame adorable, une excentrique. Son border collie rassemble les moutons.”
“J'ai vu les moutons. Ils viennent dans le jardin.”
“Ah. Il doit y avoir un trou dans la clôture. Je m'en occuperai. Elle est toujours partante pour une thé, ou une bière,” ajouta-t-il en la gratifiant d'un clin d'œil qui lui rappela son père.
“Ah bon ? Elle ne verra pas d'inconvénient à ce qu’une Américaine frappe à sa porte ?”
“Gina ? Absolument pas. Elle va adorer ! Passez la voir. Je vous promets que vous ne le regretterez pas.”
Lacey suivit le conseil d'Ivan et se dirigea vers la maison voisine. “Voisine” mon œil. Sa maison était située à cinq bonnes minutes de marche sur la falaise.
Sa maison de plain-pied était la copie conforme de la sienne. Elle frappa à la porte, un remue-ménage lui parvint, un chien aboyait, une voix féminine lui ordonnait de se calmer. La porte s'entrebâilla de quelques centimètres sur une femme aux cheveux longs gris et bouclés, la soixantaine, au visage étrangement enfantin. Elle portait un cardigan en laine saumon et une jupe longue à fleurs, un border collie à la truffe noir et blanc essayait de se frayer un passage.
“Boudicca, ôte-toi du milieu.”
“Boudicca ?” demanda Lacey. “C'est pas commun pour un chien.”
“En l'honneur de cette reine guerrière païenne qui s'est révoltée contre les Romains et réduit Londres en cendres. Que puis-je faire pour vous ma chère ?”
La femme plut instantanément à Lacey. “Je m’appelle Lacey. J'habite à côté, je tenais à me présenter puisque je vais habiter ici définitivement.”
“À côté ? A Crag Cottage ?”
“Exact.”
Elle rayonnait, ouvrit grand la porte et les bras. “Oh !” elle exultait et serra Lacey dans ses bras. Boudicca, folle de joie, sautait et aboyait. “Georgina Vickers. Georgie pour la famille, Gina pour les intimes.”
“Et pour les voisins ?” la taquina Lacey, se libérant enfin de son étreinte.
“Gina,” lança-t-elle en prenant la main de Lacey. “Entrez ! Entrez ! Je vais mettre la bouilloire sur le feu.”
Lacey la suivit à l'intérieur sans se douter qu'elle entendrait très souvent désormais son fameux “Je vais mettre la bouilloire sur le feu.”
“C'est incroyable Boo ?” la femme s'adressait à son chien en fonçant dans un couloir bas de plafond. “Une voisine, enfin !”
Lacey les suivit dans la cuisine moitié plus petite la sienne, des tomettes rouge foncé, un immense îlot central en occupait la majeure partie. Une grande fenêtre au-dessus de l'évier donnait sur une pelouse remplie de fleurs, avec les vagues en toile de fond.
“Vous jardinez ?” demanda Lacey.
“Oui, c’est ma fierté et mon plaisir. Je cultive toutes sortes de fleurs et plantes médicinales, je suis un peu sorcière.” Sa description la fit rire. “Vous voulez goûter ?” elle indiqua une rangée de bocaux en verre jaune entassés sur une étagère en bois bancale. “Des remèdes contre la migraine, les crampes, les rages de dents, les rhumatismes ...”
“ Euh ... je prendrai un thé ” répondit Lacey.
“Et voilà !” s'exclama notre excentrique, en sortant deux tasses d'un placard. “Lequel ? English Breakfast ? Assam ? Earl Grey ? Lady Grey ?”
Lacey ignorait qu'il en existait tant de variétés. Qu'avait-elle bu avec Tom lors de leur “rendez-vous” ? Un pur moment de délice. Ce thé ravivait son souvenir.
“Le traditionnel ?” demanda Lacey, confuse. “Celui qu'on boit avec des scones ?”
“English Breakfast,” confirma Gina. Elle prit une boîte en fer-blanc dans le placard, en extirpa deux sachets qu'elle plongea dans des tasses dépareillées, remplit la bouilloire qu'elle mit à chauffer, se retourna et dévisagea Lacey avec une indéniable curiosité.
“Alors dites-moi. C'est comment, Wilfordshire ?”
“J'y suis venue en vacances quand j'étais enfant. J’avais adoré, je voulais voir si la magie opérerait toujours. ”
“Et ?”
Lacey pensa à Tom. Au magasin. À Crag Cottage. À tous les souvenirs avec son père, bien vivants malgré le voile d'oubli qui les avait recouverts depuis vingt ans. Elle esquissa un sourire. “Toujours aussi magique.”
“Comment avez-vous atterri à Crag Cottage ?” demanda Gina.
Lacey était sur le point de lui expliquer sa rencontre fortuite avec Ivan au Coach House mais sa voix se perdit dans le sifflement de la bouilloire. Gina leva un doigt, l’air de dire un instant et s'occupa de sa bouilloire, Boudicca zigzagant entre ses jambes.
Gina versa l'eau bouillante dans les tasses. “Du lait ?” demanda-t-elle en la regardant par-dessus son épaule à travers ses lunettes embuées.
Lacey se souvint que Tom lui avait apporté un petit pot à lait. “S'il vous plaît.”
“Du sucre ?”
“Si ça se boit ainsi.”
Gina haussa les épaules. “Ça dépend. Moi j'en prends, à moins que vous ne vouliez pas de sucre ?”
Lacey rigolait. “Si vous prenez du sucre, moi aussi.”
“D’ac,” dit Gina. “Un morceau ou deux ?”
Lacey écarquilla les yeux. “J’ignorais que la préparation du thé était si compliquée !”
Gina gloussa comme une sorcière. “C’est tout un art, ma chère ! Un morceau fait très distingué. Deux, beaucoup moins. Trois ? 'C'est le thé du maçon.” Elle fit une grimace, et gloussa de plus belle.
“Le thé du maçon ? Je m'en souviendrai.”
Gina acheva la préparation du thé, déposa les sachets sur la pile de sachets usagers entassés dans une soucoupe près de la bouilloire et apporta les tasses sur la table bancale. Elle s'installa, mit un morceau de sucre dans le thé de Lacey, mélangea et poussa la tasse vers son invitée.
Lacey l'accepta avec joie et but une gorgée. Le goût était semblable à celui de Tom, bien que plus prononcé, la saveur était assez proche pour lui procurer un frisson.
Boudicca, installée aux pieds de Gina, remuait joyeusement la queue.
“Vous me racontiez votre arrivée à Wilfordshire,” reprit Gina, reprenant la discussion là où elle en était restée avant l’interruption intempestive de la bouilloire.
“Divorce,” lâcha Lacey. Autant crever l’abcès.
“Oh, ma pauvre,” dit Gina en prenant tendrement sa main. “Moi aussi. Une époque affreuse. Ça remonte aux années quatre-vingt-dix, j'ai eu largement le temps de m’en remettre.”
О проекте
О подписке