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UN HONNÊTE HOMME

DANS TOUTE LA FORCE DU MOT

Je vais raconter les faits simplement; la moralité s'en dégagera d'elle-même.

C'était pas plus tard qu'hier (je ne suis pas, moi comme mon vieil ami Odon G. de M. dont les plus récentes anecdotes remontent à la fin du treizième siècle).

C'était pas plus tard qu'hier.

J'avais passé toute la journée au polygone de Fontainebleau où j'assistais aux expériences du nouveau canon de siège en osier, beaucoup plus léger que celui employé jusqu'à présent en bronze ou en acier et tout aussi profitable, comme dirait mon vieux camarade le général Poilu de Sainte-Bellone.

(Ajoutons incidemment que j'ai rencontré dans les rues de Fontainebleau mon jeune ami Max Lebaudy, très gentil en tringlot et prenant gaiement son parti de sa nouvelle position. Il voulait me retenir à dîner, mais impossible, préalablement engagé que j'étais au mess de MM. les canonniers de l'École. Ce sera pour une autre fois.)

Après avoir absorbé, en gaie compagnie, quelques verres de l'excellente bière des barons de Tucher, j'envahis le train qui, partant à 10 h. 5 de Fontainebleau, devait me déposer à Paris à 11 h. 24.

(Je précise, pour faire plaisir à M. Dopffer.)

Dans le compartiment où m'amena le destin se trouvaient, déjà installés, un monsieur et un petit garçon.

Le monsieur n'avait rien d'extraordinaire, le petit garçon non plus (un tic de famille, probablement).

Malgré ma haute situation dans la presse quotidienne, je consentis tout de même à engager la conversation avec ces êtres dénués d'intérêt.

Le monsieur, et aussi le petit garçon son fils, arrivaient de Valence d'où ils étaient partis à cinq heures du matin, et c'est bien long, disait le monsieur de Valence, toute une journée passée en chemin de fer.

–Pourquoi, dis-je, n'avez-vous pas pris l'express, puisque vous voyagez en première?

–Ah! voilà!

Je dus me contenter de cette sommaire explication. D'ailleurs, la chose m'était bien équivalente.

Le monsieur me demanda ce qu'on disait à Paris des nouveaux scandales.

Je fis ce que je fais toujours en pareil cas (c'est idiot, mais rien ne me réjouit tant!).

Je lui fournis une quantité énorme de tuyaux, la plupart contraires à la stricte vérité et même à la simple raison, d'autres rigoureusement exacts, d'autres enfin légèrement panachés.

Je lui appris l'arrestation imminente de MM. Théodore de Wyzewa et Anatole France, très compromis dans cette regrettable affaire de bidons qui cause un réel chagrin aux vrais amis de la Presse.

Le great event de la saison, c'était la réouverture du théâtre du Chat-Noir. La petite salle de la rue Victor-Massé, ajoutai-je dans un style de couriériste théâtral, ne désemplit pas, et c'est justice, car on y trouve accouplés la rigolade énorme et le frisson du Grand Art (si tu n'es pas content, mon vieux Gentilhomme-Cabaretier!)

L'homme de Valence (la belle Valence!) m'écoutait ravi, mais un peu préoccupé de je ne savais quoi.

À chaque instant, il croyait devoir consulter sa montre.

À onze heures cinq juste, il se leva et, comme accomplissant l'opération la plus coutumière du monde, il tira la sonnette d'alarme.

Je le répète, il tira la sonnette d'alarme.

Je me fis ce raisonnement:

–Cet homme est devenu soudain fou, il va se livrer aux plus dangereuses excentricités; mais comme il est très aimable, il tient à m'éviter la peine de tirer moi-même la sonnette d'alarme.

Cependant, ralentissait sa marche le train et se montrait à la portière la tête effarée du conducteur.

–Quoi! quoi! Qu'y a-t-il?

–Oh! répondit en souriant le monsieur de Valence, tranquillisez-vous, mon ami! Il ne se passe rien de nature à altérer la sécurité des voyageurs. Il ne s'agit, en ce moment, que des intérêts de la Compagnie.

–Les intérêts…

–Les intérêts de la Compagnie, parfaitement! Ce petit garçon qui est avec moi, mon fils en un mot, est né le 7 décembre 1887, à onze heures cinq du soir. Il vient donc d'entrer à cette minute dans sa septième année. Or, il est monté dans le train avec un ticket de demi-place; il doit donc à votre administration la petite différence qui résulte de cet état de choses. Veuillez me donner acte de ma déclaration et m'indiquer le léger supplément à verser en vos mains.

J'ai tenu à signaler au public cet acte de probité qui nous consolera de bien des défaillances actuelles.

Combien d'entre vous, lecteurs et lectrices, vous trouvant dans cette situation, n'auriez rien dit et ne vous croiriez point coupables!

Le sens moral fiche le camp à grands pas, décidément.

DES GENS POLIS

Un des phénomènes sociaux qui me consternent le plus par les temps troublés que nous traversons, c'est la disparition de ces belles manières qui firent longtemps à la France une réputation méritée.

Hélas! en fait de talons rouges, il ne reste plus que ceux des garçons d'abattoir! (Ça, j'ai la prétention que ce soit un mot, et un joli.)

Aussi fus-je délicieusement surpris, hier, me trouvant au Havre et lisant la chronique des tribunaux du Petit Havre, de découvrir une cause où les prévenus donnèrent à la magistrature et à la gendarmerie de notre pays l'exemple rare de la tenue parfaite et du mot choisi.

Ceux de mes lecteurs qui sont bien élevés (et ils le sont tous) seront enchantés de constater que la tradition des bonnes manières n'est pas tout à fait défunte en France.

Je ne change pas un mot au compte rendu si édifiant du Petit Havre:

TRIBUNAL CORRECTIONNEL DU HAVRE

Présidence de M. Delalande, juge
Audience du 2 janvier 1895
POLITESSE FRANÇAISE

«Nous avons la prétention d'être le peuple le plus courtois de la terre, et, certes, nous ne l'avons pas usurpée, étant donné qu'on retrouve la politesse jusque dans la bouche des locataires de madame Juliette Pineau.

»On aurait tort de supposer qu'il y a de notre part, dans cette déclaration, une ombre de mépris pour l'excellente madame Pineau; mais celle-ci est directrice d'un humble garni, et ce n'est point de sa faute si, de temps à autre, quelques-uns de ses pensionnaires passent de leurs chambres à celle de la correctionnelle.

»C'est, aujourd'hui, le cas de Jeanne Lefustec, âgée de dix-sept ans, et d'Alphonse Landon, son camarade de chambrée, qu'elle affectionne bien tendrement, qu'elle défend avant elle-même avec beaucoup d'énergie.

»Que leur reproche-t-on?

»1o D'avoir, ensemble et de concert,—pour parler le langage juridique,—soustrait un oreiller à leur logeuse;

»2o De ne posséder, ni l'un ni l'autre, aucun moyen avouable d'existence;

»3o Jeanne, seule, d'avoir retourné les poches d'un marin, avec lequel elle avait trompé son cher Alphonse.

»Monde bien vulgaire, direz-vous. D'accord; mais ce qui l'a relevé aux yeux de tous, c'est cette politesse exquise dont nous vous parlions tout à l'heure.

»—Me permettez-vous, monsieur le président, déclare mademoiselle Jeanne, de vous établir la parfaite innocence de monsieur mon amant dans l'affaire du vol? Il était parti chez madame sa mère pour lui présenter ses vœux de nouvelle année, tandis que je causais, au coin du quai, avec un monsieur de la douane, qui faisait le quart.

»—Je ne sais pas au juste, messieurs, réplique le prévenu, si c'est monsieur le douanier qui faisait le quart; mais je puis vous assurer que mademoiselle ma maîtresse et moi sommes innocents. Notre chambre fermait très mal, et un inconnu aura chipé l'oreiller pendant que nous étions absents.

»Faute de preuves contraires, les inculpés gagnent cette première manche.

»Mademoiselle Jeanne se défend, avec non moins de correction, d'avoir plumé un matelot.

»—Je vous avoue, dit-elle, qu'il m'est arrivé de trahir la foi jurée. J'ai un faible pour ces messieurs de la flotte; mais, loin de les dépouiller, je me fais un cas de conscience de ne pas même les écorcher. D'ailleurs, si un membre de la marine française m'accuse, montrez-le-moi.

»—Vous savez bien qu'il est en mer?…

»—Alors, n'en parlons plus, monsieur le président…

»De fait, on n'en parle plus.

»Malheureusement pour ce couple plein d'urbanité, il reste à dire un mot de son état social.

»Le propre de cet état est de ne pas exister. Des renseignements très précis prouvent que mademoiselle Jeanne tient un commerce de faveurs pour lequel on ne délivre aucune patente, et que son excellent ami avait une large part dans les bénéfices.

»Aussi est-ce bien en vain, cette fois, qu'ils se congratulent:

»—Monsieur mon amant exerce la profession de journalier.

»—Mademoiselle ma maîtresse vivait des ressources de mon travail.

»Discours inutiles: tous deux vont vivre aux frais de l'État pendant un mois.

»Ils prennent, du reste, la chose de la meilleure grâce du monde et saluent le tribunal; puis, s'inclinant devant le gendarme qui se dispose à les emmener, lui disent en souriant:

»—Après vous, monsieur le gendarme!

»Mais Pandore de répondre sur un ton qui n'admet pas de réplique:

»—Je n'en ferai rien!

»P. L.»

Si je n'avais l'horreur des plaisanteries faciles, j'ajouterais que la demoiselle Jeanne Lefustec est trop au lit pour être honnête. Mais je n'en ferai rien, considérant qu'on ne doit jamais insulter une femme qui tombe, même avec une fleur.

LE CAPTAIN CAP

DEVANT L'ÉTAT CIVIL D'UN ORANG-OUTANG

En arrivant à Nice, le Captain Cap et moi, deux affiches murales se disputèrent la gloire d'attirer notre attention.

(La phrase que je viens d'écrire est d'une syntaxe plutôt discutable. On ne dirait vraiment pas que j'ai fait mes humanités.)

Celle de ces deux affiches qui me charma, moi, en voici la teneur:

X…, PÉDICURE
TELLE RUE, TEL NUMÉRO
LE SEUL PÉDICURE SÉRIEUX DE NICE

Jamais, comme en ce moment, je ne sentis l'horreur de toute absence, sur mes abatis, de cors, durillons, œils de perdrix et autres stratagèmes.

Avoir sous la main un artiste qui, non content d'être sérieux, tient en même temps à être le seul sérieux d'une importante bourgade comme Nice, et ne trouver point matière à l'utiliser! regrettable, ah! que!…

Cap me proposa bien un truc qu'il tenait d'une vieille coutume en usage chez les femmes de saura-t-on jamais quel archipel polynésien, lesquelles femmes font consister tout leur charme à détenir le plus grand nombre possible de durillons sur les parties du corps les moins indiquées pour cette fin.

Je ne crus point devoir accepter, pour ce que ce jeu n'en valait point la chandelle, et nous passâmes à un autre genre de sport.

Celle des affiches murales que préféra Cap, annonçait à Urbi, Orbi and Co, que tout individu, titulaire d'une petite somme variant entre vingt-cinq centimes et un franc, pouvait s'offrir le spectacle d'un orang-outang, autrement dit, messieurs et dames, le véritable homme des bois, le seul (tel mon pédicure du début) ayant paru en France depuis les laps les plus reculés.

Une gravure complétait ce texte, une gravure figurant le buste du quadrumane, et autour de cette gravure, ainsi qu'une inscription de médaille, s'étalaient ces mots, circulairement:

Je m'appelle Auguste: 10,000 francs à qui prouvera le contraire!

Dix mille francs à qui prouvera le contraire!

Le contraire de quoi? Que le monstre en question fût un véritable orang-outang, un authentique homme des bois, ou simplement qu'il s'appelât, de son vrai nom, Auguste?

Pour l'âme limpide de Cap, nul doute ne savait exister.

Il s'agissait de démontrer que ce singe ridicule ne s'appelait pas Auguste, de toucher les 500 louis et d'aller faire sauter la banque à Monte-Carlo!

Ah! mon Dieu, ça n'était pas bien compliqué!

Et Cap ne cessait de me répéter:

–Je ne sais pas, mais quelque chose me dit que cet orang ne s'appelle pas Auguste.

–Dam!

–Pourquoi dam? Ce sale gorille n'a pas une tête à s'appeler Auguste,

–Dam!

–Allais, si vous répétez encore une seule fois ce mot dam, je vous f… un coup d'aviron sur la g…!

Tout ce qu'on voudra sur la g…, hormis un aviron! Telle est ma devise.

Je n'insistai point et nous parlâmes d'autre chose.

Le soir même, Cap filait sur Antibes, regagnant son yacht, le Roi des Madrépores, et je demeurai une grande quinzaine sans le revoir.

Un matin, je fus réveillé par de grands éclats de voix dans mon antichambre: le clairon triomphal du Captain ébranlait mes parois.

–Ah! ah! proclamait Cap, je les ai, les preuves, je les tiens!

–Les preuves de quoi? m'étirai-je en ma couche.

–Je savais bien que ce sale chimpanzé ne s'appelait pas Auguste!

–Ah!

–Je viens de recevoir une dépêche de Bornéo, sa ville natale. Non seulement il ne s'appelle pas Auguste, mais encore il s'appelle Charles!

–Diable, c'est grave!… Et dites-moi, mon cher Cap, pensez-vous alors que Charles, l'orang de Nice, soit parent de Charles Laurent, de Paris?

–Dans votre conduite, mon cher Alphonse, le ridicule le dispute à l'odieux… J'ai reçu de notre consul à Bornéo toutes les pièces établissant, incontestablement, que le grand singe du Pont-Vieux s'appelle Charles. Vite, levez-vous et allons chez un avoué. À nous les 10,000 francs!

Mon notaire de Nice, M. Pineau, qui passe à juste titre pour l'un des plus éminents jurisconsultes des Alpes-Maritimes, nous donna l'adresse d'un excellent avoué, et notre papier-timbré fut rédigé en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire.

Mais, hélas! la petite fête foraine du Pont-Vieux était terminée.

Le faux Auguste, sa baraque, son barnum, tout déménagé à San-Remo, sur la terre d'Italie; et l'on n'ignore point que la loi italienne est formelle à cet égard: interdiction absolue de rechercher l'état civil de tout singe haut de 70 centimètres et plus.

VÉRITABLE RÉVOLUTION

DANS LA MOUSQUETERIE FRANÇAISE

À Nice, cet hiver, j'ai fait connaissance d'un ingénieux et téméraire lieutenant de chasseurs alpins qui s'appelait Élie Coïdal.

J'eus même l'occasion de parler de lui naguère au sujet de sa géniale bicyclette de montagne (dis-moi, lecteur, dis-moi, t'en souviens-tu?).

En se quittant, on s'était juré de s'écrire; c'est lui qui a tenu parole.

«Camp de Châlons, 19 avril.

»Mon cher Allais,

»Hélas! oui, mon pauvre vieux, cette lettre est datée du Camp de Châlons! Un port de mer dont tu ne peux pas te faire une idée, même approchante. Comme c'est loin, Nice et Monte-Carlo, et Beaulieu! (Te rappelles-tu notre déjeuner à Beaulieu et la fureur de la dame quand, le soir, tu lui racontas qu'on avait déjeuné vis-à-vis de la Grande Bleue? Elle la cherchait au Casino, cette Grande Bleue, pour lui crêper le chignon!)

»À parler sérieusement, je te dirai que je suis détaché jusqu'au 15 juillet à l'école de tir, ce qui ne comporte rien de spécialement récréatif.

»Loin des plaisirs mondains et frivoles, je me retrempe à l'étude des questions techniques susceptibles de rendre service à la France.

»Je ne me suis pas endormi sur les lauriers de ma bicyclette de montagne—j'ai travaillé le fusil et j'ai la prétention d'être arrivé à ce qu'on appelle quelque chose.

»Un article publié au commencement de ce mois dans les journaux, parlait louangeusement d'une nouvelle balle évidée de calibre cinq millimètres.

»Si la réduction du calibre produit des résultats si merveilleux, pourquoi ne pas arriver carrément au calibre de un millimètre?

»Un millimètre! vous récriez-vous. Une aiguille, alors?

»Parfaitement, une aiguille!

»Et comme toute aiguille qui se respecte a un chas4 et que tout chas est fait pour être enfilé, j'enfile dans le chas de mon aiguille un solide fil de 3 kilomètres de long, de telle sorte que mon aiguille traversant 15 ou 20 hommes, ces 15 ou 20 hommes se trouvent enfilés du même coup.

»Le chas de mon aiguille—j'oubliais ce détail—est placé au milieu (c'est le cas, d'ailleurs, de beaucoup de chas), de façon qu'après avoir traversé son dernier homme, l'aiguille se place d'elle-même en travers.

»Remarquez que le tireur conserve toujours le bon bout du fil.

»Et alors, en quelques secondes, les compagnies, les bataillons, les régiments ennemis se trouvent enfilés, ficelés, empaquetés, tout prêts à être envoyés vers des lieux de déportation.

»Le voilà bien, le fusil à aiguille, le voilà bien!

(Suivent quelques détails personnels non destinés à la publicité et des formules de courtoise sympathie qui n'apprendraient rien au lecteur.)

»Élie Coïdal.»

Et dire que les Comités n'auront qu'un cri pour repousser l'idée, pourtant si simple et si définitive, de mon ami le lieutenant Élie Coïdal!

Et savez-vous pourquoi?

Tout simplement parce que le lieutenant Élie Coïdal n'est pas de l'artillerie.

Il est défendu, paraît-il, à un chasseur alpin d'avoir du génie.

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