Beaucoup de Parisiens, et pas mal de Parisiennes, éprouvent une vive tendance à s'imaginer que le bout du monde consiste en Neuilly l'hiver et en Trouville l'été.
Il y a là un gros malentendu contre lequel tous les bons esprits devraient s'appliquer à réagir.
Les départements français, ô gens de Paris, existent ailleurs que dans les géographies. Ils sont peuplés d'habitants en tout semblables à vous, d'habitants qui participent à la vie de la France et qui contribuent, par leurs efforts, par leurs arts, par leur fortune, à la prospérité et à la grandeur de notre cher pays.
Mais je n'insiste pas. Ça me ficherait en colère, comme dit Sarcey, et, malade comme je suis, la moindre émotion peut me tuer.
Je préfère découper, dans une lettre que je viens de recevoir, le passage suivant. Lisez-le attentivement, Mesdames et Messieurs, et vous vous rendrez bien compte que Paris ne détient pas le record des suprêmes rigolades:
«Je parierais, mon cher Allais, que vous, si Parisien, vous ne connaissez pas un petit jeu ravissant qui passionne, depuis cet hiver, notre société élégante de Saint-Jean-d'Angély. C'est la jolie madame Marouillet qui nous l'a appris, cette madame Marouillet dont je vous parlai tant de fois, la femme du docteur Marouillet, le distingué président de l'Académie morale et technique d'Aunis et Saintonge.
»Vous savez qu'il y a thé chez les Marouillet tous les vendredis: une habitude de Paris qui s'est merveilleusement implantée dans notre province; nous sommes là un petit clan de fonctionnaires qui ne demandons qu'à nous amuser, et qui y réussissons parfaitement, je vous assure, depuis que les Marouillet ont donné l'élan; tout blasé que vous êtes, je doute fort que vous ne prissiez plaisir à une partie de bête hombrée avec mademoiselle Charras, que nous appelons, par analogie, la «Superbe», et avec madame Legrice-Morand; et si vous entendiez cette dernière chanter: «Salut! petite maison verte!» la nouvelle romance du commandant Thomeret, vous comprendriez vite le peu de regrets que nous éprouvons pour vos divettes.
»Mais ce qui vous ravirait plus encore, ou je vous connais mal, c'est le petit jeu de madame Marouillet.
»Tout le monde s'assied en cercle, coude à coude; chacun tient l'index droit levé; la main gauche est à demi-fermée, le bout du pouce effleurant l'extrémité du médium, de façon à former comme un petit puits, l'orifice en l'air. Celui qui dirige le jeu commande: Chacun son trou! ou Trou commun! ou Trou du voisin! et aussitôt chaque joueur abat l'index au milieu du cercle quand on a commandé trou commun, ou l'insinue dans le petit puits que le voisin forme de sa main gauche, ou dans son propre petit puits. Vous ne sauriez imaginer rien de plus distrayant, pour peu qu'on mette de l'entrain et de la vivacité dans les commandements; et je vous garantis que quand c'est madame Marouillet qui commande, ou encore le petit d'Angoulins, pour pouvoir les suivre, et, au milieu de l'entre-croisement des mains, ne pas s'embrouiller dans les différents trous, il faut une attention et une dextérité pas banales.
»D'ailleurs, quand on se trompe, c'est peut-être encore plus amusant, car alors ce sont des contestations sans fin et drôles au possible:
»—Trou commun, monsieur Burisson; vous faites trou du voisin, un gage!—Pas du tout, chacun son trou!—Non, trou commun!—Trou du voisin!—Troun de l'air! ajoute toujours M. Burisson, qui a le génie de l'à-propos et du calembour. Ce M. Burisson est impayable; entre nous, je le soupçonne souvent de se tromper exprès et d'être légèrement fumiste, comme vous dites sur le boulevard; ce qui est certain, c'est qu'il nous fera mourir.
»Trou commun, mon cher Allais, et mille choses autour.
»FRANC-NOHAIN.»
Franc-Nohain n'est pas le vrai nom du signataire de cette lettre.
Trésorier général dans un des plus fertiles départements de notre chère France sud-occidentale, ce sympathique fonctionnaire se double d'un poète amorphe d'une rare envergure.
Son petit volume, qui vient de paraître: Inattentions et sollicitudes, est dans toutes les mains.
Dans l'hôtel, fort confortable d'ailleurs, où je vis depuis plus d'un mois, s'épanouit—si j'en excepte une rare pincée de braves gens très gentils—toute une potée de muffs ineffables et de bourgeois sans bornes.
Oh! ces têtes! Oh! ces conversations! Leur idéal d'art se satisfait aux tableaux du fécal Bonnat et de Bouguereau, spécialiste en baudruches rosâtres.
Leur soif de justice sociale s'étanche aux idées (!) de Deschanel ou de Leroy-Beaulieu, si tant est qu'ils connaissent seulement de nom ces veules sociologues comiques à force d'inconscience.
Et dévots, avec ça! Dévots d'un cagotisme à faire vomir Huysmans!
Ah! les salauds! Et la veine qu'ils ont qu'on ne soit pas méchant!
–Vous me croirez si vous voulez, disait ce matin une abominable vieille chipie à son voisin de table, mais à Paris, dans les quartiers ouvriers, il n'est pas rare de trouver des écailles d'huîtres dans les tas d'ordures (sic)!
Et le voisin de table, un hobereau fatigué par toutes sortes de débauches occultes, se refusait à accepter une telle monstruosité:
–Des huîtres! râlait-il. Des huîtres! Et ces gens-là se plaignent!
Pauvre petite douzaine de portugaises à douze sous, pensiez-vous jamais indigner tant le monde orléaniste, clérical et bien pensant de la côte d'azur!
Une rare pincée de braves gens très gentils, ai-je dit en commençant.
Heureusement!
Et, parmi eux, un ménage, un vieux ménage composé, comme cela arrive souvent, dans les vieux ménages, d'une vieille dame et d'un vieux monsieur.
La vieille dame, toute de bonne grâce et de malice spirituelle; le vieux monsieur, comme flottant sans trêve en quelque nuage de candeur effarée.
La dame ressemble à toutes les vieilles grand'mères.
Le monsieur rappelle le portrait de Darwin, de ce grand Darwin dont un curé de notre hôtel disait, l'autre jour:
–C'est encore comme cet ignoble Darvin, etc.
Et rien de touchant comme la continuelle attention dont lady Darwin (car c'est ainsi que nous la baptisâmes) entoure son vieux naturaliste.
Lui, le bonhomme, il est toujours sorti, et, quand on l'interpelle directement, il met un petit temps à descendre de sa chimère. Hein?… quoi?… qu'est-ce qu'il y a?…
Selon les circonstances, il s'effare des normes les plus admises, pour, la minute d'après, demeurer tout quiet devant le moins prévu des cataclysmes.
Dernièrement, sa femme, au moment du déjeuner, lui mit dans son verre un bouquet de violettes. Le bonhomme, sans se déconcerter pour si peu, jugea seulement que ça n'était pas bien commode pour boire.
Comme sa femme insistait sur le symbole:
–Tu ne me demandes pas à cause de quoi ces fleurs?
–À cause de quoi?
–Eh bien!… notre trentième anniversaire!
–Quel anniversaire?
–De notre mariage, parbleu!
–Ah! vraiment! Ah! vraiment! C'est très curieux.
Et, devant nos sourires sympathiques, la dame nous mit au courant de la nature de son mari.
Le meilleur homme de la création, mais aussi le plus distrait.
–Imaginez-vous, conta-t-elle en souriant, que le jour de notre mariage, il fit répéter six fois à M. le maire la question classique: Consentez-vous à prendre pour épouse, etc.? À la fin, il s'écria: «Oh! je vous demande pardon, monsieur le maire, je pensais à autre chose!»
Au cours de la nuit de noces, il pria sa femme d'allumer la bougie.
–Pourquoi? demandait la jeune femme.
–Je ne peux pas me souvenir de votre physionomie.
À part ça, d'une exquise bonté, d'une tendresse folle. Une âme pétrie de concorde et d'harmonie.
La vieille dame concluait en riant:
–C'est à ce point, que je n'ai jamais essayé de faire des œufs brouillés à la maison!
–?????
–D'un mot, il les aurait réconciliés.
L'accueil que me réservait le Captain Cap fut totalement dénué, comment dirai-je? d'expansion. (Attribuez ce fait à un récent malentendu.)
Mais l'âme de Cap est une grande âme, et Cap, sur ma mine déconfite, sur mon visible chagrin, ne crut pas devoir maintenir la basse température de son accueil.
Au contraire même, et soudain, je le vis bondir sur la plate-forme de la cordialité.
–Qu'est-ce que vous prenez, Allais?
–Je me disposais à vous le demander, Captain.
–Moi, un verre d'eau rougie.
–Et moi, de l'eau sucrée avec de la fleur d'oranger.
–Ne prenez pas trop de fleur d'oranger; elle est très forte dans cette maison… Méfiez-vous!
Et Cap, au bout d'un court silence:
–Vous souvient-il, mon cher Alphonse, d'une conversation que nous eûmes naguère, relativement à des œufs?
–Parfaitement!… Des œufs de harengs saurs, n'est-ce pas, que Casimir Périer s'amusait à faire couver par des autruches empaillées?
–Non, pas ceux-là. Je veux parler des œufs de poules.
–Des œufs de poules?
–Oui, des œufs de poules. Vous ouvrez d'énormes prunelles… Ignorez-vous donc que la poule soit ovipare?
–Non, Cap. Tout jeune, je fus initié à ce détail.
–Vous souvenez-vous pas qu'un jour j'admirais devant vous… (admirer au sens latin du mot: mirari, s'étonner) j'admirais que les marchands d'œufs fussent assez idiots pour ne pas vendre très cher, et tout de suite, leurs œufs frais, au lieu d'attendre—ainsi qu'ils font—que ces mêmes œufs aient perdu de leur fraîcheur en même temps et de leur valeur?
–Je me souviens, Cap.
–C'est heureux… Savez-vous, avec ce système-là, ce qui est arrivé à un de mes amis?
–Je brûle de l'apprendre.
–Mon ami entre, hier soir, chez un fruitier. Il demande un œuf très frais, tout ce qu'il y a de plus frais, pour gober avant de se coucher.
–Excellente coutume.
–Mon ami rentre chez lui… D'un coup sec de son couteau, il brise la coquille de l'œuf, et de cette coquille surgit brusquement un petit poussin. Furieux d'être dérangé à pareille heure, le jeune gallinacé saute aux yeux de mon ami et les lui crève tous les deux.
–Voilà un événement bien particulier!
–Particulière ou pas, une telle aventure ne devrait jamais se produire dans un gouvernement issu du suffrage universel.
–Mais quel remède?…
–Il est trouvé! Un de mes amis…
–Celui qui a eu les yeux crevés?
–Non, un autre… un aviculteur turc des environs de Valence, dont voici la carte: Baldek-Hatzar, au Vélau (Drôme), a résolu la question. Oh! mon Dieu, c'est bien simple!
–Parlez sans crainte, Cap.
–Voici: le gouvernement s'arrogera le monopole des œufs comme il a déjà celui du tabac et des allumettes. Chaque poule exerçant son industrie sur le territoire de la République française sera munie, à son orifice postérieur, d'un appareil enregistreur, compteur et dateur. Cet appareil, très simple, en somme, se compose d'un mouvement d'horlogerie donnant les dates et les heures, d'un rouleau encreur et d'un timbre dateur. Le tout pèse 68 gr. et 99 centig.
–Merveilleux, Cap, merveilleux!
–Alors, plus de duperie, plus de fraude, plus de poussins inattendus!… Des expériences ont été faites qui réussirent à souhait. Mon ami, le Turc Baldek-Hatzar, a écrit au ministre de l'agriculture et au ministre des finances. Ces messieurs n'ont pas encore daigné répondre. Ah! elle est chouette, votre Europe!
–À qui le dites-vous?…
Et Cap commanda deux tasses de tilleul, que nous sablâmes gaiement avant de nous séparer.
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