Notice sur sa Vie; Coup-d'œil général sur ses différents ouvrages, autres que le Décameron; en latin, Traités mythologiques, historiques, etc.; seize Églogues; en italien, Poëmes; Romans en prose; la Vie du Dante; Commentaire sur la Divina Commedia.
L'effort que la nature fit en Italie au quatorzième siècle, en y produisant presque à la fois trois grands hommes, fut d'autant plus heureux qu'ils reçurent d'elle tous trois un génie différent. Ils prirent, pour monter sur le Parnasse, trois routes si diverses, qu'ils arrivèrent au sommet sans se rencontrer ni se nuire; et l'on jouit aujourd'hui de leurs productions, sans que celles de l'un puissent ni donner l'idée de celles de l'autre, ni y être préférées ou même comparées, ni, par conséquent en tenir lieu. Celui qui vint le dernier des trois parut s'élever moins haut que les deux autres; mais c'est le genre où il excella qui n'a pas la même élévation. La manière dont il le traita n'est pas moins parfaite; et il est, comme eux, au premier rang, puisque, comme eux, il n'a pu encore être surpassé.
Jean Boccace naquit en 1313 1, d'une famille estimée dans le commerce, originaire de Certaldo, château situé à vingt milles de Florence, au bord de la rivière d'Elsa, dans une vallée qui, du nom de cette rivière, a pris le nom de Val d'Elsa. Son père, nommé Boccaccio di Chellino, c'est-à-dire Boccace, fils de Michel, ou peut-être même un de ses aïeux, quitta Certaldo pour aller s'établir à Florence, où il acquit les droits de citoyen. Quoique Boccace joignît toute sa vie à son nom les mots da Certaldo, il n'était point né dans ce château; il voulut seulement désigner le lieu qui avait été le berceau de sa famille. Boccaccio di Chellino, appelé à Paris par les affaires de son commerce, y avait eu, dans sa jeunesse, une liaison d'amour, dont Jean Boccace fut le fruit. Né à Paris, il fut conduit encore enfant à Florence, par son père, et y reçut la première éducation, sous un grammairien habile, nommé Giovanni da Strada. Il annonça bientôt les dispositions les plus brillantes; il en montra surtout de très-précoces pour la poésie. Dès l'âge de sept ans, sans savoir un mot des règles de la versification, il composait des fables, ou des espèces de récits en vers, qui lui firent donner le surnom de poëte, parmi les enfants de son âge.
Mais son père, qui n'était pas riche, ne voulant pas faire de lui un littérateur ni un poëte, mais un bon marchand, comme il l'était lui-même, interrompit ses études lorsqu'il n'avait que dix ans, et le plaça chez un autre marchand, pour y apprendre l'arithmétique et la tenue des livres. Quelques mois après, ce marchand vint s'établir à Paris pour son commerce, et amena avec lui le jeune Boccace, qui continua de marquer si peu de goût pour cet état, et donna si peu de satisfaction à son maître, que celui-ci prit le parti de le renvoyer à Florence, après six ans d'essais, de contrainte, et de remontrances inutiles. Boccace, de retour chez son père, y passa quelques années toujours dans les mêmes contrariétés, toujours entraîné, parmi ses occupations mercantiles, vers la littérature et les arts d'imagination. Son père essaya de le faire voyager dans plusieurs villes d'Italie, pour s'instruire plus en grand et avec plus d'agrément de son état. A l'âge de vingt ans, ses voyages le conduisirent à Naples 2. En parcourant les curiosités des environs, il visita le tombeau de Virgile. A la vue de ce monument, le génie poétique, qui sommeillait en lui, se réveilla et se déclara si fortement, qu'il lui fit oublier le commerce et les projets de son père. Toutes ses études devinrent poétiques. Virgile, Horace, Ovide, furent ses maîtres; il y joignit le Dante; il lut et expliqua plusieurs fois la Divina Commedia, et l'une de ses premières compositions poétiques fut peut-être celle des Arguments de ce poëme 3. Enfin, il le possédait si bien, qu'il en avait sans cesse à la bouche les plus beaux traits, et qu'il lui arrivait souvent de se servir des expressions du Dante pour rendre ses propres pensées.
Le père de Boccace, qui était un bonhomme, le voyant si invinciblement passionné pour les lettres, lui permit enfin de s'y livrer: il exigea seulement qu'il étudiât aussi le droit canon. Boccace essaya de lui obéir; mais il fit comme Pétrarque et comme tant d'autres hommes célèbres, il ne put prendre aucun goût pour tout ce fatras des Décrétales, et revint avec une nouvelle ardeur à la poésie et aux lettres. Il approfondit plus qu'il ne l'avait fait jusqu'alors l'étude de la bonne latinité; il apprit les éléments de la langue grecque, soit en Calabre, où elle était assez commune, soit à Naples, où il s'était intimement lié avec Paul de Pérouse, grammairien très-versé dans cette langue, et bibliothécaire du roi Robert. Il s'éleva même à de plus hautes études, et cultiva les mathématiques, l'astronomie ou plutôt l'astrologie, où il eut pour maître un Génois alors célèbre, nommé Andalone del Nero, qui avait beaucoup voyagé. Il étudia aussi la philosophie sacrée ou la théologie, mais il ne paraît pas qu'il y eût fait de grands progrès.
Boccace était fixé à Naples depuis huit ans, lorsqu'il y jouit d'un spectacle fait pour enflammer de plus en plus son génie poétique. Il fut témoin de l'accueil honorable que Pétrarque reçut à la cour du roi Robert, et de l'examen solennel que ce roi fit subir au poëte 4. Il entendit sortir de cette bouche éloquente l'éloge de la poésie et l'exposition des plus secrètes beautés de l'art. Cette pompe extraordinaire, et le bruit qui retentît à Naples des fêtes données à Rome pour le couronnement de Pétrarque, le remplirent d'une émulation généreuse, où il entrait si peu d'envie, qu'il sentit dès ce moment naître en lui, pour ce grand poëte, la vénération d'un disciple et la tendre affection d'un ami.
Cette époque est marquée dans sa vie par la naissance d'un attachement d'une autre espèce. Il n'était pas tellement livré à l'étude, qu'il ne donnât une partie de son temps aux plaisirs de son âge. Doué d'une belle figure, d'un esprit vif et d'une santé brillante, au milieu d'une ville où la corruption des mœurs était extrême, il avait mis peu de réserve et peut-être de choix dans ses amours. Mais cette année-là même, dans une église, et la veille de Pâques, il vit, pour la première fois, la jeune princesse Marie, fille naturelle du roi Robert, mariée depuis sept ou huit ans avec un gentilhomme napolitain, et qui joignait à une beauté parfaite les talents et les qualités les plus aimables 5. Devenu amoureux d'elle, comme Pétrarque le devint de Laure, il le fut d'une autre manière, et obtint d'elle d'autres succès. C'est elle qu'il a si souvent désignée sous le nom de Fiammetta, et c'est pour elle qu'il composa le roman qui porte ce nom, et celui qui est intitulé Filocopo. Il ne lui dédia pas seulement son poëme de la Théséide, comme le dit le comte Mazzuchelli 6, il le composa aussi pour elle: il lui dit même dans sa dédicace, que si elle le lit avec attention, elle reconnaîtra, dans les aventures de deux amants, celles qui leur sont arrivées à eux-mêmes. Dans plusieurs endroits de ces trois ouvrages, il parle de leurs amours; il en parle d'une manière différente, et même un peu contradictoire. Le fond était réel et très-réel; mais il y ajouta, dans ses récits, du poétique et du romanesque. A dire vrai, on s'y intéresse peu. Ce fut une liaison d'amour-propre et de plaisir, mais non pas une de ces passions qui disposent de la vie, et qui y répandent leur intérêt comme leur influence. Dante et Pétrarque n'aimèrent point des filles de rois; mais, dans l'histoire de leur vie, comme dans leurs ouvrages, tout est plein de Béatrix et de Laure. Ce sont elles qui paraissent des reines, et Marie, déguisée sous le nom de Fiammetta, n'a l'air que d'une femme galante, comme tant d'autres.
Ses plaisirs furent interrompus. Le père de Boccace, devenu vieux, et ayant perdu tous ses autres enfants, le rappela auprès de lui 7. Florence était alors dans de fâcheuses circonstances: c'était le temps de la tyrannie du duc d'Athènes 8, envoyé par le roi de Naples aux Florentins, sous prétexte de protéger leur liberté. L'abus qu'il fit de sa puissance la détruisit; il fut chassé; la lutte entre la noblesse et le peuple recommença; le gouvernement populaire prévalut, et les choses n'en allèrent pas mieux. Il ne paraît pas que Boccace prît aucune part à tous ces mouvements. Le souvenir de Fiammetta, et la composition de quelques ouvrages où il a consacré ce souvenir, étaient sa ressource contre l'importunité des agitations civiles. Il y écrivit entre autres l'Ameto ou l'Admète, joli roman mêlé de prose et de vers. Cependant son vieux père se remaria; la présence de son fils lui devint moins nécessaire, peut-être même importune. Boccace, rappelé à Naples par son amour et par quelque espérance de fortune, y reparut après deux ans d'absence 9; tout y était changé. Le roi Robert était mort; Jeanne, sa fille, régnait, ou plutôt une régence mal composée, des courtisans corrompus et l'odieuse Catanaise régnaient à sa place. Bientôt l'assassinat du roi André exposa ce royaume à des bouleversements plus terribles que ceux de Florence; et Boccace, qui ne cherchait que la paix, s'y trouva environné de nouveaux troubles.
Mais, pendant quelque temps, ni les troubles ni les maux publics n'interrompirent les fêtes et les divertissements de la cour et des cercles brillants de la ville. Marie en faisait l'ornement; Boccace continuait de jouir de son amour, et d'en immortaliser le souvenir dans ses ouvrages. Il paraît qu'il sut même se rendre agréable à la reine Jeanne, qui, au milieu des orages et des emportements de ses passions, aimait les lettres et se plaisait, à l'exemple de son père, dans la conversation des savants et des poëtes. Boccace a fait, en plusieurs endroits, de grands éloges de cette reine. Il eut bientôt à plaindre ses malheurs; bientôt aussi la mort de son père et les soins de famille qui en furent la suite, le rappelèrent à Florence 10, où il resta désormais fixé par la maturité de l'âge, l'estime de ses concitoyens, la part qu'il prit aux affaires, et ses liaisons avec les hommes distingués qui illustraient alors cette république.
L'année même de son retour, Pétrarque, qu'il n'avait pas revu depuis son triomphe, passa par Florence en se rendant à Rome pour le jubilé. Boccace le prévint par des vers latins qu'il lui adressa; il alla au-devant de lui, le reçut dans sa maison; et ce fut là, qu'à l'éternel honneur de l'un et de l'autre, ils se lièrent d'une amitié qui dura autant que leur vie. Rien ne fut plus utile à la direction des travaux littéraires de Boccace, et même à celle de sa conduite, que cette amitié. Les nœuds en furent encore resserrés à Padoue, l'année suivante, quand Boccace y fut envoyé par la république, pour porter à Pétrarque le décret qui lui rendait ses droits et ses biens. Ce n'était pas la première mission honorable dont il était chargé par ses concitoyens, et ce ne fut pas la dernière. Il s'était acquis parmi eux une grande considération; et le fils d'un marchand était devenu l'un des principaux personnages de Florence; chose au reste peu surprenante dans un état républicain où les meilleures familles subsistaient et s'élevaient par le commerce; c'était même une famille de marchands qui était destinée à enlever à Florence son orageuse liberté. Le père de Boccace, quoiqu'il ne fût pas riche, avait occupé les premières magistratures; il avait été l'un des Prieurs de la république. Il n'était donc pas étonnant que son fils, quoique jeune encore, y obtînt des emplois de confiance et des ambassades. Boccace avait été déjà envoyé à Ravenne, auprès des seigneurs de la Polenta. Lorsque les Florentins voulurent engager Louis, marquis de Brandebourg, fils de Louis de Bavière, à descendre en Italie pour abaisser la puissance des Visconti, ils le choisirent pour leur ambassadeur 11; et quand le bruit se répandit en Italie que Charles IV y allait entrer, ce fut encore lui qu'ils envoyèrent à Avignon pour concerter avec le pape Innocent VI, la manière dont ils se comporteraient avec cet empereur. Il y fut renvoyé, en 1365, en ambassade auprès d'Urbain V, qui avait paru mécontent de la conduite des Florentins. Enfin, deux ans après, il était un des magistrats chargés de la conduite des stipendiaires, et, dans la même année, il fut encore député vers le pape Urbain, non pas cette fois à Avignon, mais à Rome, où ce pontife avait rétabli le Saint-Siége.
Avant qu'il se fût lié d'amitié avec Pétrarque, il avait rendu à la supériorité poétique qu'il reconnaissait en lui l'hommage le moins équivoque. En s'adonnant dans sa jeunesse à la poésie vulgaire, il s'était flatté d'occuper la première place après Dante. Il ne connaissait pas alors les poésies italiennes de Pétrarque. Lorsqu'elles lui tombèrent entre les mains, il en fut si surpris et si découragé, qu'il jeta au feu presque tous les vers italiens qu'il avait faits. Pétrarque l'apprit dans la suite, et lui en fit de vifs reproches. On ne sait pas si ce mouvement d'admiration, de modestie, mêlé peut-être aussi d'un peu de dépit, fit périr des productions très-précieuses; mais ce qui en résulta d'heureux, fut que Boccace, voyant qu'il n'y avait plus de rang à prendre en poésie, tourna tous ses efforts du côté de la prose, qui reçut de lui non-seulement plus de régularité, mais le poli, les grâces, les formes élégantes et l'harmonie, que personne ne lui avait encore données. Ce fut au désespoir de ne pouvoir être le second en vers, qu'il dut d'être le premier en prose. Il s'éleva surtout dans ce rang, dans son grand et immortel ouvrage des Dix-Journées ou du Décameron. Il l'avait commencé à Naples; il le termina et le publia à Florence, trois ans après son retour 12. Le bruit que fit cette publication, l'admiration qu'elle excita, les critiques mêmes dont elle fut l'objet, portèrent au plus haut degré la réputation dont il jouissait déjà en Italie. Il sembla que la prose toscane n'avait encore fait que bégayer, qu'elle parlait enfin, que la langue était fixée, et que le vrai modèle de l'éloquence italienne existait pour toujours.
En même temps que Boccace rendait ce grand service à la langue vulgaire, il ne cessait d'appeler ses contemporains à l'étude des langues anciennes, de les étudier lui-même, de rechercher, de se procurer à grands frais ou par beaucoup de peines, les chefs-d'œuvre qui avaient pu échapper aux ravages de la barbarie et du temps. Dans les voyages qu'il faisait, soit pour remplir des missions publiques, soit pour cultiver des liaisons que ces missions mêmes lui donnaient occasion de former, il visitait partout les savants, les monuments, les bibliothèques; il recueillait les anciens manuscrits grecs ou latins, et les copiait de sa main, quand il n'avait pas le moyen de les acheter, ou qu'on ne voulait pas les vendre. Il transcrivit un si grand nombre d'historiens, d'orateurs et de poëtes latins, qu'il paraîtrait surprenant qu'un copiste de profession en eût autant écrit 13. Dans une excursion qu'il fit au Mont-Cassin, monastère célèbre où était une bibliothèque, pillée plusieurs fois pendant les siècles de barbarie, mais qui avait toujours réparé ses pertes, et qui passait pour l'une des plus riches en anciens manuscrits, il fut aussi étonné qu'affligé de trouver cette bibliothèque reléguée dans un grenier où il ne put monter que par une échelle. Il n'y avait ni porte ni clôture d'aucune espèce. L'herbe croissait aux fenêtres, et tous les livres étaient moisis et couverts de poussière. Il en ouvrit plusieurs, qu'il trouva dans le plus misérable état. La douleur qu'il en ressentit redoubla encore quand il apprit de l'un des moines que, lorsqu'ils voulaient gagner quelque argent, ils grattaient un volume, en effaçaient l'écriture, et écrivaient à la place des psautiers et d'autres livres d'église, qu'ils vendaient aux femmes et aux enfants 14. Tel est l'état où les anciens manuscrits n'étaient que trop souvent réduits dans la plupart des monastères; et c'est ainsi que, si l'on doit aux moines la conservation d'un grand nombre d'auteurs, on leur doit peut-être la perte d'un nombre plus grand encore.
Бесплатно
Установите приложение, чтобы читать эту книгу бесплатно
На этой странице вы можете прочитать онлайн книгу «Histoire littéraire d'Italie (3», автора Pierre Ginguené. Данная книга имеет возрастное ограничение 12+, относится к жанрам: «Зарубежная старинная литература», «Критика».. Книга «Histoire littéraire d'Italie (3» была издана в 2017 году. Приятного чтения!
О проекте
О подписке