Ces deux années de la vie de Ginguené en ont été peut-être les plus heureuses; car il n'était distrait de ses études que par des fonctions publiques qui se rattachaient elles-mêmes aux sciences, aux lettres et aux arts. Vers la fin de 1797, il partit pour Turin en qualité de ministre plénipotentiaire de la France. S'il n'eût fallu, pour remplir cette mission difficile, que beaucoup de sagacité, d'urbanité et de franchise, il aurait pu s'y promettre des succès; mais s'il fallait de l'astuce et de la souplesse, c'étaient là des talens qui devaient lui manquer toujours et un art dont il n'avait pas fait l'apprentissage. Il ne passa que sept mois en Piémont, et à l'exception d'un voyage de quelques jours à Milan en 1798, il ne put exécuter le projet qu'il avait dès long-temps formé, de visiter toutes les parties de l'Italie. Il a exprimé ce regret en 1814 dans l'une des notes qui accompagnent ses poésies diverses. «Des travaux, dit-il, dont j'avais l'idée, et que j'ai publiés depuis, ont prouvé que ce n'était point une simple fantaisie de curieux que je voulais satisfaire. Des milliers de Français ont été envoyés dans cette Italie, dont la langue, les mœurs, la littérature, les arts leur étaient totalement étrangers: il était écrit que je n'aurais pas ce bonheur; et je mourrai probablement sans avoir vu le beau pays dont je me suis occupé toute ma vie.»
De retour à Paris et à sa campagne de St. – Prix, Ginguené avait repris le cours de ses travaux paisibles, lorsqu'à la fin de l'année 1799, il fut élu membre du tribunat. Le devoir qu'il avait à remplir en cette qualité était de résister aux entreprises d'un ambitieux qui venait de s'emparer à main armée d'une magistrature suprême, et qui aspirait à concentrer en lui seul tous les droits et tous les pouvoirs. On voyait trop que ce parvenu n'aurait assez ni de probité, ni de lumières, pour mettre de lui-même un terme à ses usurpations au dedans, ni à ses conquêtes au dehors; et, qu'abandonné à son audace aveugle, il allait courir de succès en succès à sa perte, et compromettre, avec sa propre fortune, des intérêts bien plus chers, la liberté publique, l'indépendance, et, s'il se pouvait, l'honneur même de la nation française. Il s'agissait de le contenir au moins dans les limites légales de l'autorité, déjà beaucoup trop étendue, dont il venait de s'investir. Ginguené s'est montré fidèle à cette obligation sacrée: son caractère, ses opinions, ses habitudes morales l'entraînèrent et le fixèrent dans les rangs périlleux de l'opposition. Inaccessible aux séductions et supérieur aux menaces, il ne laissa aucun espoir d'obtenir de lui de lâches complaisances. S'il avait pu être tenté d'en avoir, il en eût été assez détourné par l'ignominie des faveurs même qui les devaient récompenser. On s'abuserait néanmoins si l'on supposait que ses efforts et ceux de ses collègues tendissent alors à renverser un gouvernement qu'ils s'étaient engagés à maintenir. C'est une idée qui ne vient pas aux hommes qui ont une conscience: leur respect pour les devoirs qu'ils ont consenti à s'imposer est la plus sûre des fidélités. Les circonstances déplacent les intérêts et les vains hommages; la loyauté seule enchaîne. Le but auquel aspirait Ginguené en 1800, 1801 et 1802, au sein du tribunat, était de conserver ce qui subsistait encore de lois, d'ordre et de liberté en France. Voilà ce qu'il voulait inflexiblement, ce qu'il réclamait en toute occasion, avec une énergie que l'on trouva importune. Son discours contre l'établissement des tribunaux spéciaux, c'est-à-dire inconstitutionnels et tyranniques, excita l'une des plus violentes colères de cette époque, et provoqua, au lieu de réponse, une invective grossière qui, dans le Journal de Paris, fut attribuée au héros accoutumé à vaincre toutes les résistances et toutes les libertés. Peu de mois après on commença l'épuration du tribunat, et Ginguené fut compris parmi les vingt premiers éliminés. Le héros daigna garder contre lui des ressentimens qui depuis s'amortirent tant soit peu, et ne s'éteignirent jamais. Ginguené, dans les quatorze années suivantes de sa vie, n'est plus rentré dans la carrière politique; mais il s'est élevé à des rangs de plus en plus honorables dans la république des lettres.
Il commença, dans l'hiver de 1802 à 1803, au sein de l'Athénée de Paris, un cours de littérature italienne, qu'il reprit en 1805 et 1806, et qui attira toujours une grande affluence d'auditeurs. Beaucoup de littérateurs éclairés le suivaient assidûment, et y trouvaient, au milieu des plus agréables détails, cette exactitude sévère qui caractérise la véritable instruction, et dont les exemples avaient été jusqu'alors fort rares dans les chaires de littérature. Quelques-unes de ces leçons, celles qui se retrouvent dans une partie du premier volume de l'Histoire littéraire d'Italie, avaient été prononcées à l'Athénée, lorsqu'en 1803 un arrêté des consuls abrogea la loi qui avait organisé l'Institut, abolit la classe des sciences morales et politiques, et rétablit l'Académie française et l'Académie des inscriptions, sous les noms de classe de la langue et de la littérature française, et de classe d'histoire et de littérature ancienne. Peu de mois auparavant une commission avait été formée au sein de l'ancien Institut, pour rédiger un dictionnaire de la langue française; mais on feignit de trouver étrange que cette commission, dont Ginguené était membre, n'eût point achevé ce travail en une demi-année. On se plaignait sérieusement de cette lenteur, surtout dans le Journal de Paris, et on la présentait comme la plus décisive raison de ressusciter une académie française, qui serait bien plus diligente, et qui en effet n'a cessé, depuis 1803 jusqu'à ce jour, de préparer une édition nouvelle de ce dictionnaire. Lorsqu'on publia en 1803 la première liste de la classe de littérature française, plusieurs personnes croyaient y rencontrer le nom de Ginguené, se figurant qu'il y était assez appelé par le genre de ses talens, de ses études et de ses ouvrages; mais les rédacteurs de ces listes en avaient jugé autrement. On pourrait observer que parmi les membres de l'Institut, qui alors réglaient ainsi les rangs de leurs confrères, figuraient quelques-uns de ceux qui depuis ont été exclus de l'une et de l'autre de ces académies; mais remarquons seulement qu'ils avaient omis le nom de Ginguené même sur le tableau des membres de la classe d'histoire et de littérature ancienne, en sorte qu'il ne se retrouvait nulle part; exclusion qui eût été par trop honorable, puisqu'elle eût été l'unique 6. Ce n'était qu'une inadvertance, malgré le soin extrême qu'on avait apporté à cette classification. Il advint que David Leroi et l'ex-bénédictin Poirier, compris dans ce premier tableau, moururent fort peu de jours après sa publication, et laissèrent deux places vacantes. On remplit l'une par le nom de Ginguené, et M. Joseph Bonaparte fut appelé, par voie d'élection, à la seconde.
Ginguené, dès 1803, lut à la classe de littérature ancienne les premiers chapitres de son histoire littéraire d'Italie; il voulait profiter des lumières de ses collègues, surtout en ce qui concernait la littérature arabe dans le quatrième de ces chapitres; et il eût continué ces lectures, s'il n'eût craint de s'engager peut-être en d'inutiles controverses: plus tard, il a lu à cette compagnie savante les articles relatifs à Machiavel et à l'Alamanni, insérés depuis dans les tomes VIII et IX de son ouvrage. La classe de littérature ancienne avait aussi entendu la lecture de sa traduction en vers du poëme de Catulle sur les noces de Thétis et de Pélée, ainsi que la préface qui contient l'histoire critique de ce poëme. Tout ce travail a été publié en 1812 avec des corrections, des additions, des notes et le texte latin 7.
La Décade, continuée depuis 1805, sous le titre de Revue, fut supprimée en 1807, au grand regret de tous les amis des lettres et de la saine critique. Ginguené a coopéré depuis à quelques autres journaux littéraires; mais la classe de littérature ancienne le chargea, en cette même année 1807, de travaux plus importans. L'un consistait à rédiger chaque année l'analyse de tous les mémoires lus dans son sein; il a pendant sept ans rempli cette tâche. Il lisait ces exposés aux séances publiques annuelles, et leur donnait un peu plus d'étendue en les livrant à l'impression Réunis, ils offrent un précis historique des travaux de cette compagnie depuis 1807 jusqu'en 1813 8, et il serait superflu d'ajouter que la clarté de la diction et l'élégance des formes y conservent partout aux matières ce qu'elles ont d'importance et d'intérêt. En même temps, Ginguené avait été nommé membre de la commission établie pour continuer l'histoire littéraire de la France, dont il existait douze tomes in-4°., publiés par les Bénédictins. Les quatre derniers ne correspondaient encore qu'à la première moitié du douzième siècle; et pour atteindre l'année 1200, sans changer de méthode, il a fallu composer trois autres volumes qui ont paru en 1814, 1817 et 1820. Tous trois contiennent plusieurs morceaux de Ginguené; morceaux qui par la nature même de leurs sujets, tiennent de plus près que beaucoup d'autres aux annales de la littérature française proprement dite; car ils concernent les trouvères et les troubadours. Ginguené avait déjà rattaché l'histoire des poëtes provençaux à celle des poëtes italiens, dans le troisième chapitre de son grand ouvrage: il fait ici plus particulièrement connaître la vie et les productions d'environ quarante troubadours du douzième siècle, tels que Guillaume IX, comte de Poitou, Arnauld Daniel, Pierre Vidal, etc. Il a consacré dans ce même recueil de pareils articles aux trouvères, c'est-à-dire aux poëtes français ou anglo-normands de cette même époque, par exemple à Benoît de Sainte-Maure, Chrétien de Troyes, Lambert Li-Cors, Alexandre de Paris. Ajoutons que presque toutes les notices relatives à des poëtes latins dans ces trois volumes sont aussi de Ginguené; on y peut distinguer celles qui concernent Léonius, Pierre le Peintre, et Gautier, l'auteur de l'Alexandréide.
Pour se délasser d'études si sérieuses, Ginguené composait des fables qu'il a publiées au nombre de cinquante en 1810 9. Les sujets, presque tous empruntés d'auteurs italiens, Capaccio, Pignotti, Bertola, Casti, Gherardo de' Rossi, Giambattista Roberti, se sont revêtus, en passant dans notre langue, de formes aimables et piquantes. En ce genre difficile, la plus grande témérité est d'imiter Lafontaine; il est moins périlleux et plus modeste d'essayer de faire autrement que lui, et c'est ce qu'a tenté Ginguené, avec un succès peu éclatant, mais réel et supérieur peut-être à celui qu'il s'était promis; car il n'avait cherché que son propre amusement dans ces compositions ingénieuses. On s'aperçut du caractère épigrammatique de ces apologues; le journal de Paris en dénonça cinq ou six et accusa l'auteur d'avoir de l'humeur contre quelqu'un. Ginguené avait pourtant soumis son recueil de fables à la censure qui en avait supprimé six, et mutilé deux ou trois autres; il a depuis, en 1814, réparé ces altérations et ces omissions en publiant dix fables nouvelles 10 avec les poésies diverses ci-dessus indiquées.
Une édition des poëmes d'Ossian, traduits par Letourneur, parut en 1810, ayant pour préliminaire un mémoire de Ginguené sur l'état de la question relative à l'authenticité de ces productions; c'est un excellent morceau d'histoire littéraire 11 où tous les faits sont impartialement exposés, et dont la conclusion est que probablement ces poésies ont été composées en effet par un ancien barde. En 1811, il prit soin de l'édition des Œuvres du poëte Lebrun, et y attacha une notice historique, où se reconnaît le langage de la vérité et de la justice autant que celui de l'amitié. Les quatre premiers volumes de la Biographie universelle, publiés aussi en 1811, contenaient plusieurs articles de Ginguené, qui n'a pas cessé depuis de coopérer à ce recueil, le plus vaste, le plus riche, et le plus varié qui existe en ce genre. Les morceaux qu'il y a fournis se prolongent jusqu'au trente-quatrième volume, imprimé en 1823. Il est vrai que les sujets sont quelquefois les mêmes qu'en certaines parties de son histoire littéraire d'Italie; mais cette histoire finit avec le seizième siècle, et c'est fort souvent à des littérateurs italiens des trois siècles suivans que se rapportent les articles qu'il a insérés dans la Biographie 12. Réunis et disposés dans l'ordre chronologique, ils offriraient une esquisse des annales de la littérature italienne depuis l'an 1600 jusqu'à nos jours et formeraient une sorte de supplément au principal ouvrage de Ginguené.
Les trois premiers volumes de cet ouvrage ont paru en 1811; les deux suivans, en 1812; le sixième, en 1813 13
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