– Ah! dit Tirloir, i’faut qu’j’écrive, j’peux pas rester huit jours sans écrire. Ça n’a rien à faire.
– Moi aussi, dit Eudore, i’ faut qu’ j’écrive à ma p’tit’ femme.
– A va bien, Mariette?
– Oui, oui. T’en fais pas pour Mariette.
D’aucuns se sont déjà installés pour la correspondance. Barque debout, son papier posé à plat sur un carnet dans une anfractuosité de la paroi, semble en proie à une inspiration. Il écrit, écrit, penché, le regard captivé, l’air absorbé d’un cavalier lancé au galop.
Lamuse, qui n’a pas d’imagination, passe son temps, une fois qu’il s’est assis, qu’il a posé sur la pointe matelassée de ses genoux sa pochette de papier et mouillé son crayon-encre, à relire les dernières lettres reçues, et à ne pas savoir quoi dire d’autre que ce qu’il a déjà dit, et à s’entêter à vouloir dire autre chose.
Une douceur de sentimentalité semble répandue sur le petit Eudore qui s’est recroquevillé dans une sorte de niche de terre. Il se recueille, le crayon aux doigts, les yeux sur son papier; rêveur, il regarde, il dévisage, il voit, et on voit l’autre ciel qui l’éclaire. Son regard va là-bas. Il est agrandi jusqu’à chez lui…
Le moment des lettres est celui où l’on est le plus et le mieux ce que l’on fut. Plusieurs hommes s’abandonnent au passé et reparlent d’abord de mangeaille.
Sous l’écorce des formes grossières et obscurcies, d’autres cœurs laissent murmurer tout haut un souvenir et évoquent des clartés antiques: le matin d’été, quand le vert frais du jardin déteint dans toute la blancheur de la chambre campagnarde, ou quand, dans les plaines, le vent donne au champ de blé des remuements lents et forts, et, à côté, agite le carré d’avoine de petits frissons vifs et féminins. Ou bien, le soir d’hiver, la table autour de laquelle sont les femmes et leur douceur et où se tient debout la lampe caressante, avec le tendre éclat de sa vie et la robe de son abat-jour.
Cependant le père Blaire reprend sa bague commencée. Il a enfilé la rondelle encore informe d’aluminium dans un bout de bois rond et il la frotte avec la lime. Il s’applique à ce travail, réfléchissant de toutes ses forces, deux plis sculptés sur le front. Parfois il s’arrête, se redresse, et regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.
– Tu comprends, m’a-t-il dit une fois à propos d’une autre bague, il ne s’agit pas de bien ou de pas bien. L’important, c’est que je l’aye faite pour ma femme, tu comprends? Quand j’étais à rien faire, à avoir la cosse, je regardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grosse femme mafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, à cette sacrée bague. On peut dire que nous l’avons faite ensemble, tu comprends? La preuve c’est qu’elle me tenait compagnie et que j’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyée à la mère Blaire.
Il en fait à présent une autre où il y aura du cuivre. Il travaille avec ardeur. C’est son cœur qui veut s’exprimer le mieux possible et s’acharne à une sorte de calligraphie.
Dans ces trous dénudés de la terre, ces hommes inclinés avec respect sur ces bijoux légers, élémentaires, si petits que la grosse main durcie les tient difficilement et les laisse couler, ont l’air encore plus sauvages, plus primitifs, et plus humains, que sous tout autre aspect.
On pense au premier inventeur, père des artistes, qui tâcha de donner à des choses durables la forme de ce qu’il voyait et l’âme de ce qu’il ressentait.
– En v’là qui vont passer, annonce Biquet, mobile, qui fait le concierge dans notre secteur de tranchée. Y en a une tinée.
Justement, un adjudant, sanglé du ventre et du menton, débouche en brandissant son fourreau de sabre:
– Dégagez, vous autres! Ben quoi, dégagez, que j’vous dis! Vous êtes là à faire flanelle… Allons oust, la fuite! J’veux plus vous voir dans le passage, hé!
On se range mollement. Quelques-uns avec lenteur, sur les côtés, s’enfoncent par degrés dans le sol.
C’est une compagnie de territoriaux chargés dans le secteur des travaux de terrassement de seconde ligne et de l’entretien des boyaux d’arrière. Ils apparaissent, armés de leurs outils, misérablement fagotés et tirant la patte.
On les regarde un à un approcher, passer, s’effacer. Ce sont de petits vieux rabougris, aux joues poudrées de cendre, ou de gros poussifs encerclés à l’étroit dans leurs capotes passées et tachées, auxquelles manquent des boutons et dont l’étoffe bâille, édentée…
Tirette et Barque, les deux loustics, adossés et serrés sur la paroi, les dévisagent d’abord en silence. Puis ils se mettent à sourire.
– Le défilé des balayeurs, dit Tirette.
– On va rigoler trois minutes, annonce Barque.
Quelques-uns des vieux travailleurs sont cocasses. Celui-ci, qui arrive dans la file, a des épaules tombantes de bouteille; il est extrêmement mince du thorax et maigre des jambes, et, néanmoins, il est ventru.
Barque n’y tient plus.
– Eh, dis donc, Dubidon!
– Mince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe, infiniment rapiécée, de tous les bleus.
Il interpelle le vétéran.
– Eh! l’père-échantillons… Eh, dis donc, là-bas, toi, insiste-t-il.
L’autre se tourne, le regarde, bouche bée.
– Dis donc, papa, si tu veux être bien gentil, tu me donneras l’adresse de ton tailleur de Londres.
La figure surannée et gribouillée de rides ricane – puis le bonhomme, arrêté un instant sous l’injonction de Barque, est bousculé par le flot qui le suit, et emporté.
Après quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victime se présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végète une espèce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et le dos voûté, ce territorial se tient mal debout.
– Tiens, braille Tirette en le désignant du doigt, le célèbre homme-accordéon! A la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n’en coûte rien!
Tandis que l’interpellé balbutie des injures, on rit ici et là.
Il n’en faut pas davantage pour exciter encore les deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par un public peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules de ces vieux frères d’armes qui peinent nuit et jour, au bord de la grande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.
Et même les autres spectateurs s’y mettent aussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu’eux.
– Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là, donc!
– Non, mais pige-moi la photographie de ce p’tit bas-du-cul. Eh! loin-du-ciel, eh!
– Et ç’ui-là qui n’en finit pas! Tu parles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’vaut l’jus. Oui, tu vaux l’jus, mon vieux!
L’homme en question fait de petits pas, en portant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bâtonné par le lumbago.
– Eh! grand-père, veux-tu deux sous? lui demande Barque en lui tapant sur l’épaule lorsqu’il passe à portée.
Le poilu déplumé, vexé, grogne: «Bougre de galapiat».
Alors, Barque lance d’une voix stridente:
– Dis donc, tu pourrais être poli, face de pet, vieux moule à caca!
L’ancien, se retournant tout d’une pièce, bafouille, furieux.
– Eh! mais, crie Barque en riant, c’est qu’i’ raloche, c’débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, et i’s’rait malfaisant s’il avait seulement soixante ans de moins.
– Et s’i’ n’était pas saoul, ajoute gratuitement Pépin, qui en cherche d’autres de l’œil dans le flux des arrivants.
La poitrine creuse du dernier traînard apparaît, puis son dos déformé disparaît.
Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.
Cependant les heures s’écoulent, et le soir commence à griser le ciel et à noircir les choses; il vient se mêler à la destinée aveugle, en même temps qu’à l’âme obscure et ignorante de la multitude qui est là ensevelie.
Dans le crépuscule, un piétinement roule; une rumeur; puis une autre troupe se fraye passage.
– Des tabors.
Ils défilent avec leurs faces bises, jaunes ou marron, leurs barbes rares, ou drues et frisées, leurs capotes vert jaune, leurs casques frottés de boue qui présentent un croissant à la place de notre grenade. Dans les figures épatées ou, au contraire, anguleuses et affûtées, luisantes comme des sous, on dirait que les yeux sont des billes d’ivoire et d’onyx. De temps en temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houille d’un tirailleur sénégalais. Derrière la compagnie, est un fanion rouge avec une main verte au milieu.
On les regarde et on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-là. Ils imposent, et même font un peu peur.
Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturellement, en première ligne. C’est leur place, et leur passage est l’indice d’une attaque très prochaine. Ils sont faits pour l’assaut.
– Eux et le canon 75, on peut dire qu’on leur z’y doit une chandelle! On l’a envoyée partout en avant dans les grands moments, la Division marocaine!
– Ils ne peuvent pas s’ajuster à nous. Ils vont trop vite. Et plus moyen de les arrêter…
De ces diables de bois blond, de bronze et d’ébène, les uns sont graves; leurs faces sont inquiétantes, muettes, comme des pièges qu’on voit. Les autres rient; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musique exotique, et montre les dents.
Et on rapporte des traits de Bicots: leur acharnement à l’assaut, leur ivresse d’aller à la fourchette, leur goût de ne pas faire quartier. On répète les histoires qu’ils racontent eux-mêmes volontiers, et tous un peu dans les mêmes termes et avec les mêmes gestes: Ils lèvent les bras: «Kam’rad, kam’rad!» «Non, pas kam’rad!» et ils exécutent la mimique de la baïonnette qu’on lance devant soi, à hauteur du ventre, puis qu’on retire, d’en bas, en s’aidant du pied.
Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi l’on parle. Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué, et répète, en faisant: non, de la tête: «Pas kam’rad, non pas kam’rad, jamais! Couper cabèche!»
– I’ sont vraiment d’une autre race que nous, avec leur peau de toile de tente, avoue Biquet qui, pourtant, n’a pas froid aux yeux. Le repos les embête, tu sais; ils ne vivent que pour le moment où l’officier remet sa montre dans sa poche et dit: «Allez, partez!»
– Au fond, ce sont de vrais soldats.
– Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.
L’heure s’est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, à attendre, depuis ce matin, et depuis des mois.
Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent: instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir.
Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines.
Quand on commence à ne plus voir très bien, on entend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre:
– Deuxième demi-section! Rassemblement!
On se range. L’appel se fait.
– Hue! dit le caporal.
On s’ébranle. Devant le dépôt d’outils, stationnement, piétinement. On charge chacun d’une pelle ou d’une pioche. Un gradé tend les manches dans l’ombre:
– Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous et dégagez.
On s’en va par le boyau perpendiculaire à la tranchée, droit vers l’avant, vers la frontière mobile, vivante et terrible de maintenant.
Parmi la grisaille céleste, en grandes orbes descendantes le halètement saccadé et puissant d’un avion qu’on ne voit plus tourne en remplissant l’espace. En avant, à droite, à gauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleu foncé de grosses lueurs brèves.
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