– Oui, mais c’est avec le Picon, marmottait l’une, qu’il faut faire attention. Si vous n’avez pas la main légère, vous ne trouverez pas vos seize doses par bouteille, et alors, vous manquez trop à gagner. Je ne dis pas qu’on y est de son porte-monnaie, non tout de même, mais on manque à gagner. Pour parer à ça, il faudrait s’entendre entre débitants, mais l’entente est si difficile, même dans l’intérêt général!
Dehors, rayonnement torride, criblé de mouches. Les bestioles, rares il y avait quelques jours encore, multipliaient partout les murmures de leurs minuscules et innombrables moteurs. Je sors accompagné de Lamuse. On va flâner. Aujourd’hui, on sera tranquille: c’est repos complet, à cause de la marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bien plus avantageux de profiter de ce repos pour se promener librement: demain on sera repris par l’exercice et les corvées…
Il y en a de moins chanceux que nous, qui d’ores et déjà sont impliqués dans l’engrenage des corvées.
A Lamuse qui lui demande de venir flânocher avec nous, Corvisart répond en tripotant sur sa face oblongue son petit nez rond planté horizontalement comme un bouchon:
– J’peux pas: J’ suis d’ colombins!
Il montre la pelle et le balai à l’aide desquels il accomplit le long des murs, penché dans une atmosphère malade, sa tâche de boueux et de vidangeur.
Nous marchons à pas alanguis. L’après-midi pèse sur la campagne assoupie, et écrase les estomacs garnis et ornés richement de victuaille. On échange de rares propos.
Là-bas, on entend des cris: Barque est en proie à une ménagerie de ménagères… Et la scène est épiée par une fillette pâle, aux cheveux réunis par derrière en un pinceau de filasse, à la bouche brodée de boutons de fièvre, et par des femmes qui, installées devant leur porte, dans un peu d’ombre, travaillent à quelque fade ouvrage de lingerie.
Six hommes passent conduits par un caporal-fourrier. Ils sont porteurs de piles de capotes neuves, et de ballots de chaussures.
Lamuse considère ses pieds boursouflés, racornis:
– Y a pas d’erreur. I’ m’ faut des péniches, un peu plus tu verrais mes panards à travers celles-ci… J’peux pourtant pas marcher sur la peau d’ mes pinceaux, hein?
Un aéroplane ronfle. On suit ses évolutions, la face en l’air, le cou tordu, les yeux larmoyants de l’éclat aigu du ciel. Quand nos regards sont retombés ici-bas, Lamuse me déclare:
– Ces machines-là, jamais ça ne deviendra pratique, jamais.
– Comment peux-tu dire ça! On a fait tellement de progrès, si vite…
– Oui, mais on s’arrêtera là. On ne fera jamais mieux, jamais.
Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refus buté que l’ignorance oppose, toutes les fois qu’elle peut, aux promesses du progrès, et je laisse mon gros camarade s’imaginer opiniâtrement que l’extraordinaire effort de la science et de l’industrie s’est, tout à coup, arrêté à lui.
Ayant commencé à me dévoiler sa pensée profonde, il continue, et, rapprochant et baissant la tête, il me dit:
– Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.
– Ah! fis-je.
– Oui, mon vieux. Tu n’ remarques jamais rien, toi, j’ai r’marqué (et Lamuse me sourit avec indulgence). Alors, tu saisis: si elle est venue c’est qu’on l’intéresse, pas? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pas d’erreur.
Il reprend:
– Mon vieux, veux-tu que je te dise? Elle est venue pour moi.
– En es-tu sûr, mon pauvre vieux?
– Oui, dit sourdement l’homme-bœuf. D’abord, j’la veux. Et puis, à deux fois, mon vieux, j’lai trouvée sur mon passage, juste sur mon passage, à moi, t’entends bien? Tu m’diras qu’elle s’est sauvée; c’est qu’elle est timide, ça, oui…
Il se figea au milieu de la rue et me regarda en face. Sa figure épaisse, aux joues et au nez humides de graisse, était grave. Il porta son poing globuleux à sa moustache jaune sombre soigneusement roulée, et la lissa avec tendresse. Puis il continua à me montrer son cœur.
– J’ la veux, mais, tu sais, j’ la marierai bien, moi. Elle s’appelle Eudoxie Dumail. Avant j’ pensais pas à l’épouser. Mais depuis que j’ connais son nom de famille, i’ m’ semble que c’est changé, et j’marcherais bien. Ah! nom de Dieu, elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encore qu’elle soit jolie… Ah!..
Le gros garçon débordait d’une sentimentalité et d’une émotion qu’il cherchait à me prouver par des paroles.
– Ah! mon vieux!.. Y a des fois qu’i’faudrait me r’tenir avec un crochet, martela-t-il avec un sombre accent, tandis que le sang affluait aux quartiers de chair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elle est… Et moi, j’suis… Elle est si pas pareille – t’as remarqué, j’suis sûr, toi qui r’marques – . C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a je n’sais quoi qu’elle a qu’est pire qu’une Parisienne, même une Parisienne chic et endimanchée, pas? Elle… Moi, j’…
Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulu m’expliquer la splendeur de ce qu’il pensait. Mais il ignorait l’art de s’exprimer, et il se tut; il restait seul avec son émotion inavouable, toujours seul malgré lui.
…Nous nous avançâmes à côté l’un de l’autre le long des maisons. On voyait se ranger devant les portes des haquets chargés de barriques. On voyait les fenêtres donnant sur la rue se fleurir de massifs multicolores de boîtes de conserves, de faisceaux de mèches d’amadou – de tout ce que le soldat est forcé d’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie. Le commerce local avait été long à se déclencher; maintenant l’élan était donné; chacun se jetait dans le trafic, pris par la fièvre des chiffres, ébloui par les multiplications.
Les cloches sonnèrent. Un cortège déboucha. C’était un enterrement militaire. Une fourragère, conduite par un tringlot, portait un cercueil enveloppé dans un drapeau. A la suite, un piquet d’hommes, un adjudant, un aumônier et un civil.
– L’pauvre petit enterrement à queue coupée! dit Lamuse.
– L’ambulance n’est pas loin, murmura-t-il. A s’vide, que veux-tu! Ah! ceux qui sont morts sont bien heureux. Mais des fois, seulement, pas toujours… Voilà!
Nous avons dépassé les dernières maisons. Dans la campagne, au bout de la rue, le train régimentaire et le train de combat se sont installés: Les cuisines roulantes et les voitures tintinnabulantes qui les suivent avec leur bric à brac de matériel, les voitures à croix rouge, les camions, les fourragères, le cabriolet du vaguemestre.
Les tentes des conducteurs et des gardiens essaiment autour des voitures. Dans des espaces, des chevaux, les pieds sur la terre vide, regardent le trou du ciel avec leurs yeux minéraux. Quatre poilus plantent une table. La forge en plein air fume. Cette cité hétéroclite et grouillante, posée sur le champ défoncé dont les ornières parallèles et tournantes se pétrifient dans la chaleur, est frangée déjà largement d’ordures et de débris.
Au bord du camp, une grande voiture peinte en blanc tranche sur les autres par sa propreté et sa netteté. On dirait, au milieu d’une foire, la roulotte de luxe où l’on paye plus cher que dans les autres.
C’est la fameuse voiture stomatologique que cherchait Blaire.
Justement, Blaire est là, devant, qui la contemple. Il y a longtemps, sans doute, qu’il tourne autour, les yeux attachés sur elle. L’infirmier Sambremeuse, de la Division, revient de courses, et gravit l’escalier volant de bois peint, qui mène à la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boîte de biscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et une bouteille de Champagne. Blaire l’interpelle:
– Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-là, c’est les dentistes?
– C’est écrit dessus, répond Sambremeuse, un petit replet, propre, rasé, au menton blanc et empesé. Si tu ne le vois pas, c’est pas l’dentiste qu’il faut demander pour te soigner les piloches, c’est le vétérinaire pour te torcher la vue.
Blaire, s’étant approché, examine l’installation.
– C’est barloque, dit-il.
Il s’approche encore, s’éloigne, hésite à engager sa mâchoire dans cette voiture. Il se décide enfin, met un pied sur l’escalier, et disparaît dans la roulotte.
Nous poursuivons la promenade… On tourne dans un sentier dont les hauts buissons sont poivrés de poussière. Les bruits s’apaisent. La lumière éclate partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y étale d’aveuglantes et brûlantes blancheurs ça et là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu.
Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger de pas, et nous nous trouvons face à face avec Eudoxie!
Lamuse pousse une exclamation sourde. Peut-être s’imagine-t-il, encore une fois, qu’elle le cherchait, croit-il à quelque don du destin… Il va à elle, de toute sa masse.
Elle le regarde, s’arrête, encadrée par de l’aubépine. Sa figure étrangement maigre et pâle s’inquiète, ses paupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle est nu-tête; son corsage de toile est échancré sur le cou, à l’aurore de sa chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cette femme couronnée d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle et étonne le regard. Ses yeux scintillent: ses dents, aussi, étincellent dans la vive blessure de sa bouche entr’ouverte, rouge comme le cœur.
– Dites-moi… J’vais vous dire… halète Lamuse. Vous m’plaisez tant…
Il avance le bras vers la précieuse passante immobile.
Elle a un haut-le-corps, et lui répond:
– Laissez-moi tranquille, vous me dégoûtez!
La main de l’homme se jette sur une des petites mains. Elle essaie de la retirer et la secoue pour se dégager. Ses cheveux d’une intense blondeur se défont, et remuent comme des flammes. Il l’attire à lui. Il tend le cou vers elle, et ses lèvres aussi se tendent en avant. Il veut l’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toute sa vie. Il mourrait pour la toucher avec sa bouche.
Mais elle se débat, elle jette un cri étouffé; on voit palpiter son cou, sa jolie figure s’enlaidir haineusement.
Je m’approche et mets la main sur l’épaule de mon compagnon, mais mon intervention est inutile: il recule et gronde, vaincu.
– Vous n’êtes pas malade, des fois! lui crie Eudoxie.
– Non!.. gémit le malheureux, déconcerté, atterré, affolé.
– N’y revenez pas, vous savez! dit-elle.
Et elle s’en va, toute pantelante, et il ne la regarde même pas s’en aller: il reste les bras ballants, béant devant la place où elle était, martyrisé dans sa chair, réveillé d’elle et ne sachant plus de prière.
Je l’entraîne. Il me suit, muet, tumultueux, en reniflant, essoufflé comme s’il avait fui pendant longtemps.
Il baisse le bloc de sa grosse tête. Dans la clarté impitoyable de l’éternel printemps, il est pareil au pauvre cyclope qui rôdait sur les antiques rivages de Sicile, bafoué et dompté par la force lumineuse d’une enfant, tel un jouet monstrueux, au commencement des âges.
Le marchand de vin ambulant, poussant sa brouette bossuée d’un tonneau, a vendu quelques litres aux hommes de garde. Il disparaît au tournant de la route, avec sa face jaune et plate comme le camembert, ses rares cheveux légers, effilochés en flocons de poussière, si maigre dans son pantalon flottant qu’on dirait que ses pieds sont rattachés à son torse par des ficelles.
Et entre les poilus désœuvrés du corps de garde, au bout du pays, sous l’aile de la plaque indicatrice, ballottante et grinçante qui sert d’enseigne au village, il s’établit une conversation à propos de ce polichinelle errant.
– Il a une sale bougie, dit Bigornot. Et pis, veux-tu que je te dise? On ne devrait pas laisser tant de civelots se baguenauder sur le front, en douce poil-poil, surtout des mecs dont on ne connaît pas bien l’originalité.
– Tu abîmes, pou volant, répond Cornet.
– T’occupe pas, face de semelle, insiste Bigornot, on s’méfie pas assez. J’ sais c’ que j’ dis quand je l’ouvre.
– Tu sais pas, dit Canard, Pépère va à l’arrière.
– Les femmes ici, murmura La Mollette, a sont laides, c’est des r’mèdes.
Les autres hommes de garde, promenant leurs regards braqués dans l’espace, contemplent deux avions ennemis et l’écheveau embrouillé de leurs lacis. Autour des oiseaux mécaniques et rigides, qui, suivant le jeu des rayons, apparaissent dans les hauteurs, tantôt noirs comme des corbeaux, tantôt blancs comme des mouettes – des multitudes d’éclatements de shrapnells pointillent l’azur et semblent une longue volée de flocons de neige dans le beau temps.
On rentre. Deux promeneurs s’avancent. Ce sont Carassus et Cheyssier.
Ils annoncent que le cuisinier Pépère va s’en aller à l’arrière, cueilli par la loi Dalbiez et expédié dans un régiment territorial.
– V’la un filon pour Blaire, dit Carassus, qui a au milieu de la figure un drôle de grand nez qui ne lui va pas.
Dans le village, des bandes de poilus passent, ou des couples, liés par les liens entre-croisés du dialogue. On voit des isolés se joindre deux à deux, se quitter, puis, pleins encore de conversations, se rejoindre à nouveau, attirés l’un vers l’autre comme par un aimant.
Une cohue acharnée: au milieu, des blancheurs de papier ondoient. C’est le marchand de journaux qui vend, pour deux sous, les journaux à un sou. Fouillade est arrêté au milieu du chemin, maigre comme la patte d’un lièvre. A l’angle d’une maison, Paradis présente dans le soleil sa face rose comme le jambon.
Biquet nous rejoint, en petite tenue: veste et bonnet de police. Il se lèche les babines.
– J’ai rencontré des copains. On a bu un coup. Tu comprends; demain, va falloir se remettre à gratter; et, d’abord, nettoyer ses frusques et son lance-pierres. Rien qu’ma capote, ça va être quéqu’chose, à tirer au clair! C’est pus une capote, c’est une doublure d’une manière de cuirasse.
Moutreuil, employé au bureau, surgit, et hèle Biquet:
– Eh, l’ chiard! Une lettre. V’la une heure qu’on t’ cherche après! T’es jamais là, œuf!
– J’ peux pas être ici z’et là, gros sac. Donne voir.
Il examine, soupèse, et annonce en déchirant l’enveloppe:
– C’est d’ ma vieille.
On ralentit le pas. Il lit en suivant les lignes avec son doigt, en hochant la tête d’un air convaincu, et en remuant les lèvres comme une dévote.
A mesure qu’on gagne le centre du village, l’affluence augmente. On salue le commandant, et l’aumônier noir qui marche à côté, comme une promeneuse. On est interpellé par Pigeon, Guenon, le jeune Escutenaire, le chasseur Clodore. Lamuse semble être aveugle et sourd, et ne plus savoir que marcher.
Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent en tumulte annonçant une grande nouvelle:
– Tu sais, Pépère va s’en aller à l’arrière.
– C’est drôle, c’ qu’on s’ gourre! dit Biquet en levant le nez hors de sa lettre. La vieille s’en fait pour moi!
Il me montre un passage de la missive maternelle: «Quand tu recevras ma lettre, épèle-t-il, tu seras sans doute dans la boue et le froid, à n’avoir rien, privé de tout, mon pauvre Eugène…»
Il rit.
– Y a dix jours qu’elle m’a marqué ça. Elle n’y est pas du tout! On n’a pas froid, puisqu’i’ fait beau depuis c’ matin. On n’est pas malheureux, puisqu’on a une chambre où boulotter. On a eu des misères, mais on est bien maintenant.
Nous regagnons le chenil dont nous sommes locataires, en méditant cette phrase. Sa touchante simplicité m’émeut et me montre une âme, des multitudes d’âmes. Parce que le soleil s’est montré, parce qu’on a senti un rayon et un semblant de confort, le passé de souffrance n’existe plus, et l’avenir terrible n’existe pas non plus… «On est bien maintenant.» Tout est fini.
Biquet s’installe à la table, comme un monsieur, pour répondre. Il dispose avec soin et vérifie le papier, l’encre, la plume, puis promène bien régulièrement, en souriant, sa grosse écriture le long de la petite page.
– Tu rigolerais, me dit-il, si tu savais c’ que j’y écris, à la vieille.
Il relit sa lettre, s’en caresse, se sourit.
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