Читать бесплатно книгу «Les etranges noces de Rouletabille» Гастона Леру полностью онлайн — MyBook

III
LES COMITADJIS

Le lendemain matin, la petite troupe continua de s'enfoncer vers le Sud-Est.

–Il me semble que nous nous éloignons bien de l'armée, dit Rouletabille.

–Je vous ai donné ma parole que nous la retrouverons à temps, répliqua Athanase.

–Et Gaulow! lui cria la voix gutturale d'Ivana.

–Nous le retrouverons aussi, Ivana!… mes cavaliers m'ont quitté pour faire de la bonne besogne… Quand ils auront des nouvelles sûres de Kara-Sélim, ils me les feront savoir… tranquillisez-vous!…

Elle cingla sa bête et prit de l'avance, sans répondre.

Athanase marchait tantôt très en avant de la bande et tantôt en arrière.

Il paraissait encore plus sombre et préoccupé qu'à l'ordinaire.

Soudain l'attention de Rouletabille fut attirée par une figure qu'il n'avait pas encore vue. Ce nouveau personnage avait dû rejoindre les muletiers à la première heure du jour. C'était un vieillard qui frappait par un certain air de majesté, bien qu'il fût habillé de haillons et qu'il marchât la tête basse et comme plongé dans un rêve…

Rouletabille se rapprocha d'Athanase:

–Qui est-ce? demanda-t-il.

–C'est le bonhomme Cyrille, célèbre pour ses malheurs.

–Il a l'air, en effet, très malheureux, dit Rouletabille.

–Non, maintenant, la joie l'habite… Il a pu s'échapper des prisons d'Anatolie, et est revenu dans le pays qu'il n'avait point revu depuis la guerre de l'Indépendance.

–Et pourquoi vient-il avec nous?

–Parce que, répliqua d'une façon assez mystérieuse Athanase… parce qu'il y a des raisons pour qu'il vienne avec moi…

Mais il ne s'attarda pas à l'effet produit par ces dernières paroles et continua:

–Voilà un homme!… On peut le dire: un homme qui a vu le monde dans sa jeunesse, qui a vécu en Bessarabie, à Odessa, à Galatz, à Bucarest, enfin à l'étranger et qui est revenu dans sa patrie quand il a eu compris pour quoi l'homme est né, c'est-à-dire pour la liberté. Il a travaillé jadis avec Levisky à l'organisation d'un comité révolutionnaire et, pour être libre dans ses actions, il a tué sa femme qui s'opposait à ses manifestations patriotiques. Enfin, il a connu mon père, qui, lui aussi, était un de ces hommes…

–Vous devriez le faire monter sur une de nos mules…

–Non, les mules sont déjà trop chargées, et puis, du reste, nous voici arrivés…

–Où?…

Athanase répondit singulièrement:

–Dans un endroit qui vous intéressera… vous pourrez faire ensuite un bel article… N'êtes-vous pas venu chez nous pour cela?…

Et, comme on débouchait dans une clairière, au bord d'une sombre forêt de pins, un geste d'Athanase arrêta les muletiers…

Et voici ce que vit Rouletabille:

Le bonhomme Cyrille était tombé à genoux, à l'aspect d'un village, que l'on apercevait, en contre-bas, à travers les branches. Avec quelle émotion il semblait revoir, après tant d'années de prisons turques, cet amas de pauvres masures aux soubassements de pierre jaunâtre, aux clayonnages enduits de chaux, aux toits en terrasse! Un peu plus loin, il y avait un misérable pont de bois jeté au travers du torrent. Soudain, il s'arracha à cette contemplation et se leva, en apercevant un vieillard courbé par les ans comme lui-même et qui gravissait péniblement la côte un fusil sur l'épaule.

–Ivan! s'écria-t-il.

A cette voix, l'autre s'approcha avec précaution. Il ne reconnaissait point cette figure, mais Cyrille se nomma et les deux vieillards tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

–Celui-là, fit Athanase, est Ivan, le charron, qui a connu aussi mon père.

Et il donna des détails sur Ivan avec une grande volubilité et une jubilation évidente.

La caractéristique d'Athanase, que commençait à démêler Rouletabille, était dans cette opposition continuelle d'une sournoiserie qui lui venait de son long métier d'espion et d'une franchise soudaine où se manifestaient avec éclat ses sentiments jusqu'alors les plus cachés. Ensuite, Athanase conversa à voix basse avec les deux vieillards qui saluèrent les voyageurs et disparurent bientôt derrière les troncs noirs de la forêt desséchée. Athanase attendit quelques minutes, puis il dit aux jeunes gens:

–Maintenant, suivez-moi en silence et vous n'aurez pas perdu votre temps si vous avez de vrais coeurs d'homme.

La singularité avec laquelle Athanase s'exprimait, la lumière qui brillait dans ses yeux et sur son front avaient frappé le reporter.

–Que veut-il dire? Nous ne l'avons jamais vu ainsi… faisait La Candeur, peu rassuré.

–On dirait un apôtre, dit Rouletabille.

–Moi, je n'aime pas les apôtres, répliqua l'autre.

–Je parie qu'on va voir quelque chose de rigolo, dit Vladimir.

Ivana se taisait.

Ils suivirent Athanase au plus profond de la forêt, en s'éloignant sur la gauche du village que l'on apercevait encore par instant au bas du coteau.

Quand ils furent arrivés dans une sorte de ravin, Athanase les fit se tenir tranquilles, immobiles et muets. Ils n'attendirent pas longtemps. D'abord se montrèrent une demi-douzaine de chasseurs bulgares qui paraissaient équipés pour aller tuer le gros animal. Au milieu d'eux, il y avait un jeune homme aux joues écarlates qui semblait fort timide et entre les mains de qui on avait mis un drapeau brodé de mots slaves qui signifiaient: «La liberté ou la mort!!»

L'un des chasseurs, après avoir parlé à Athanase, monta sur un roc et siffla d'une certaine façon. Tous gardèrent dès lors le plus grand silence, jusqu'au moment où une sorte de pope parut, sortant d'un buisson. Athanase s'inclina et tous s'inclinèrent devant le pope qui considéra quelque temps Rouletabille et sa troupe, et qui finit par sourire en montrant des dents éclatantes. Ce pope avait à sa ceinture pastorale un crucifix et deux énormes pistolets et un magnifique cimeterre qui datait au moins du sultan Selim. Il s'appelait Goïo. Vladimir traduisait à Rouletabille tous les propos échangés, d'où il résultait qu'une grande joie s'était déjà répandue dans le village à la nouvelle que les armées avaient passé la frontière. Entre les comitadjis, il était aussi question d'un certain Dotchov dont le nom semblait faire bouillir toutes les cervelles et aussi d'un certain «pré des porchers» dont les termes: svinartka lenki, revenaient à chaque instant dans la conversation comme un leit-motiv.

La petite troupe grossissait sans cesse; il arrivait des Bulgares de partout, on aurait dit qu'ils sortaient de terre, qu'ils tombaient des arbres.

Le pope Goïo s'agitait au milieu d'eux et, pour mieux se faire entendre, parlait en agitant le crucifix d'une main et l'un de ses pistolets de l'autre.

Ce brave ecclésiastique avait une façon spéciale de catéchiser les fidèles. Il demandait au jeune homme qui portait le drapeau et qui était un néophyte:

–Combien as-tu l'intention de tuer de Turcs? Combien as-tu fabriqué de cartouches? Si tu en as fait moins de trois cents, tu n'auras pas la communion. As-tu bien graissé tes armes? préparé des biscuits?

Et comme on riait autour de lui, il déclara en se tournant vers la troupe:

–C'est comme ça que je confesse depuis deux mois!

–Quand nous aurons affranchi la Thrace, nous te ferons exarque! s'écria Ivan le Charron.

–Il y en a déjà un à Constantinople! répliqua-t-il. Deux soleils ne peuvent exister en même temps. Mais que le diable emporte celui qui m'a fait pope!

Là-dessus, il tira de sa poche un morceau d'étoffe blanche qu'il suspendit à son cou, à quoi on reconnut que c'était un rabat; il prit le sabre du sultan Selim d'une main, montra le Christ de l'autre, cependant qu'il avait encore un pistolet sous un bras et expliqua d'une voix tonnante, au néophyte, la sainteté du serment. Le néophyte jura. Tous jurèrent et s'écrièrent:

–Enfin le sang versé en Thrace va être vengé!

Après cela Athanase prononça quelques paroles qui obtinrent un gros succès et il dit:

–Maintenant, allons au pré des porchers!

Tous répétèrent dans leur langue: «Allons au pré des porchers!»

Toute la bande se mit en branle en agitant des armes. Seul, Athanase, qui venait le dernier, affectait un grand recueillement.

–A quelle comédie, allons-nous? se demandait Rouletabille.

Ivana suivait les événements, avec une trompeuse indifférence.

Vladimir répétait:

–Vous allez voir que ça va être rigolo!

La Candeur tirait prudemment son cheval par la bride, car on passait par des chemins peu ordinaires pour arriver au «pré des porchers». Enfin on l'atteignit, ce fameux pré. Il était assez éloigné du village et dans un endroit sauvage et lugubre, dominé par des collines abruptes. Un torrent faisait entendre sa méchante musique entre une double rangée d'arbres qui, penchés au-dessus de la rivière, l'un vers l'autre, avaient l'air, de se raconter des histoires épouvantables qui les faisaient frissonner. Un pont était là que tous traversèrent en silence et l'on s'arrêta sur l'autre rive, sous les arbres.

–Nous camperons ici, dit Athanase à Rouletabille. C'est là que j'ai affaire.

–Quelle affaire et pourquoi tous ces gens-là nous ont-ils accompagnés?…

–C'est parce qu'ils veulent nous offrir à souper et se réjouir avec nous de la bonne besogne qui se prépare.

Et il se tourna vers les autres et cria avec exaltation et dans la langue bulgare:

–Regardez, voilà les femmes qui arrivent avec les agneaux, et les porchers avec les porcs… Mais voici le maître du pré des porchers, le nommé Dotchov lui-même, qui est, ma foi, comme vous voyez, un vieillard très respectable. Encore un qui a vu la guerre de l'Indépendance et qui a connu mon brave homme de père. Dotchov est accompagné de son bon ami Ivan le Charron. Ils ont combattu autrefois ensemble, se préparent à de nouvelles batailles et peuvent se réjouir de compagnie avec nous. Avancez, avancez, vieillards respectables!…

Vladimir, en traduisant les discours bulgares d'Athanase, ne pouvait s'empêcher de répéter à Rouletabille:

–Qu'est-ce qu'il prépare? Ça ne va pas être ordinaire, cette affaire-là! Le plus fou me paraît Athanase… Regardez, regardez comme il est aimable avec ce vieux Dotchov, qu'il met au centre, à la place d'honneur et cependant il le regarde avec des yeux qui tuent.

Pendant ce temps, on avait allumé les feux et les agneaux étaient préparés à la heidouk, c'est-à-dire avec leur peau, tout entiers, dans les trous chauffés comme un four de boulanger. Et les femmes venues du village, commençaient de danser le choro, au son de la gaïda.

–Tu vois, mon vieux camarade, comme nous sommes gais, disait Ivan le Charron au vieillard Dotchov, lequel, assis à la turque, au centre de la bande, semblait présider à la fête.

–Pourquoi ne tue-t-on point mes cochons? fit Dotchov; je les ai fait amener par mes porchers pour qu'ils engraissent la fête.

–C'est Athanase qui ne veut pas, répondit Ivan le Charron. Je lui en ai demandé la raison; il m'a répondu qu'il ne les trouvait pas encore assez gras pour une fête pareille!…

–Mais de quelle fête, au fond, s'agit-il donc? demanda encore Dotchov!

–Demande-le à Athanase! demande-le à Athanase!…

Athanase, appelé, répliqua:

–On te le dira au raki. Mais avant tu nous raconteras une histoire du temps où tu fabriquais avec mon père des canons en bois de cerisier!

–Oui, oui, fit Dotchov! Ah! nous en avons fait de toutes sortes avec ton père. On fabriquait des canons avec ce qu'on pouvait et on allait chanter dans les villages: «Lève-toi, lève-loi, héros du Balkan!» Ton père chantait bien…

–Et ma mère aimait la soupe aux choux! Mais les cochons préféraient les oreilles de mon père!

–Évidemment! évidemment! acquiesça Dotchov, troublé, à cause de la façon forcenée dont cet Athanase avait dit cela… évidemment, c'est grand dommage que les cochons aient mangé les oreilles de ton père!… Mais tu ne devrais pas me regarder comme ça. Tu sais bien que je ne pouvais rien faire pour les en empêcher!… Et puis, après tout, reprit Dotchov, en secouant sa noble tête de vieillard, et en levant les bras au ciel, je ne sais pas pourquoi on me reparle de cette affaire-là!… Elle m'a assez empêché de dormir!… et pourquoi Ivan le Charron m'a entraîné jusqu'ici!… et pourquoi vous m'asseyez en face du pont du pré des porchers!… Tout ça n'est pas gai pour quelqu'un qui a souffert ce que j'ai souffert!… Vous pourriez bien me laisser mourir tranquille sans me rappeler tout ça!… J'ai eu assez de chagrin de la mort de ton père! Demande à Ivan le Charron! j'en ai pleuré pendant des jours et des jours et j'en ai dit aux bachi-bouzouks!… Allons, soyons raisonnables et mangeons!…

–Nous allons manger, répondit Athanase, mais nous attendons encore un convive.

–Qui?

–Regarde là-bas, celui qui s'avance vers le pont…

–C'est un vieux mendiant qui n'est pas du pays, je ne le connais pas…

–Si… si… tu le connais… mais il revient de si loin… de si loin… Heureusement que je l'ai trouvé sur ma route, sans quoi il n'eût point retrouvé son chemin… et je l'ai invité pour ce soir, persuadé que nulle rencontre ne te serait aussi agréable, vieux Dotchov!…

–Sur la sainte Vierge, je ne le reconnais pas… Dis-lui qu'il approche.

Alors Athanase s'en va chercher le mendiant et le ramène par la main, jusqu'au vieux pont du pré aux porchers. Certainement, au fond des prisons d'Anatolie, le mendiant avait pensé ne plus le revoir, ce pont mémorable, fait de deux planches et d'une traverse pourrie. Par la main, Athanase amène donc le vieillard en haillons devant l'aimable et vénéré Dotchov, qui cligne des yeux:

–Non, non, je ne le reconnais pas!

–Tu ne reconnais pas le bon Cyrille, célèbre pour ses malheurs?

Dotchov, à ces mots, se leva terriblement pâle; cependant il eut la force de serrer sur son coeur le loqueteux avec la joie d'un père retrouvant son enfant.

–Dieu soit loué, Cyrille, je te retrouve. On te croyait mort! Et je t'ai pleuré longtemps, fidèle compagnon de ma jeunesse!…

Dotchov se rassied, car ses vieilles jambes n'ont plus la force de le supporter après une émotion semblable!

–Mais parle! parle! dit-il à Cyrille. Raconte-nous ton histoire. Tu as donc échappé, toi aussi, aux bachi-bouzouks? Je croyais qu'ils t'avaient fusillé, ce jour maudit…

–Est-ce le moment de parler? demanda Cyrille, à Athanase.

–Après le mouton… dit Athanase.

Alors Athanase fait servir le mouton. Le pope Goïo s'est tranché un morceau avec le cimeterre du sultan, et le dévore après un rapide signe de croix orthodoxe. Dotchov a fait une place près de lui à Cyrille, célèbre pour ses malheurs. Et, en dépeçant la viande odoriférante, avec leurs doigts, ils se renvoient vingt anecdotes du temps qu'ils couraient les grands bois du Balkan et de l'Istrandja pour échapper aux bachi-bouzouks.

Enfin, il y eut une distribution de raki; les filles qui dansaient le choro s'arrêtèrent et le gaïda se tut.

–Voilà le moment! Voilà le moment! disait Vladimir en poussant Rouletabille au premier plan…

Rouletabille s'étonnait:

–Ces Bulgares paraissent tout à fait chez eux. Où sont les autorités turques du village? Ils ne les craignent donc pas?

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