Il s'agit de reprendre en sous-oeuvre les piliers isolés d'une salle, lesquels s'écrasent sous sa charge, parce que les matériaux employés sont trop fragiles et trop bas d'assises. À plusieurs époques, quelques-uns de ces piliers ont été repris, et on leur a donné des sections qui ne sont point celles tracées primitivement. Devrons-nous, en refaisant ces piliers à neuf, copier ces sections variées, et nous en tenir aux hauteurs d'assises anciennes, lesquelles sont trop faibles? Non; nous reproduirons pour tous les piliers la section primitive, et nous les élèverons en gros blocs pour prévenir le retour des accidents qui sont la cause de notre opération. Mais quelques-uns de ces piliers ont eu leur section modifiée par suite d'un projet de changement que l'on voulait faire subir au monument; changement qui, au point de vue des progrès de l'art, est d'une grande importance, ainsi que cela eut lieu, par exemple, à Notre-Dame de Paris au XIVe siècle. Les reprenant en sous-oeuvre, détruirons-nous cette trace si intéressante d'un projet qui n'a pas été entièrement exécuté, mais qui dénote les tendances d'une école? Non; nous les reproduirons dans leur forme modifiée, puisque ces modifications peuvent éclaircir un point de l'histoire de l'art. Dans un édifice du XIIIe siècle, dont l'écoulement des eaux se faisait par les larmiers, comme à la cathédrale de Chartres, par exemple, on a cru devoir, pour mieux régler cet écoulement, ajouter des gargouilles aux chéneaux pendant le XVe siècle. Ces gargouilles sont mauvaises, il faut les remplacer. Substituerons-nous à leur place, sous prétexte d'unité, des gargouilles du XIIIe siècle? Non; car nous détruirions ainsi les traces d'une disposition primitive intéressante. Nous insisterons au contraire sur la restauration postérieure, en maintenant son style.
Entre les contre-forts d'une nef, des chapelles ont été ajoutées après coup. Les murs sous les fenêtres de ces chapelles et les pieds-droits des baies ne se relient en aucune façon avec ces contre-forts plus anciens, et font bien voir que ces constructions sont ajoutées après coup. Il est nécessaire de reconstruire, et les parements extérieurs de ces contre-forts qui sont rongés par le temps, et les fermetures des chapelles. Devrons-nous relier ces deux constructions d'époques différentes et que nous restaurons en même temps? Non; nous conserverons soigneusement l'appareil distinct des deux parties, les déliaisons, afin que l'on puisse toujours reconnaître, que les chapelles ont été ajoutées après coup entre les contre-forts.
De même, dans les parties cachées des édifices, devrons-nous respecter scrupuleusement toutes les traces qui peuvent servir à constater des adjonctions, des modifications aux dispositions primitives.
Il existe certaines cathédrales en France, parmi celles refaites à la fin du XIIe siècle, qui n'avaient point de transsept. Telles sont, par exemple, les cathédrales de Sens, de Meaux, de Senlis. Aux XIVe et XVe siècles, des transsepts ont été ajoutés aux nefs, en prenant deux de leurs travées. Ces modifications ont été plus ou moins adroitement faites; mais, pour les yeux exercés, elles laissent subsister des traces des dispositions primitives. C'est dans des cas semblables que le restaurateur doit être scrupuleux jusqu'à l'excès, et qu'il doit plutôt faire ressortir les traces de ces modifications que les dissimuler.
Mais s'il s'agit de faire à neuf des portions de monuments dont il ne reste nulle trace, soit par des nécessités de constructions, soit pour compléter une oeuvre mutilée, c'est alors que l'architecte chargé d'une restauration doit se bien pénétrer du style propre au mouvement dont la restauration lui est confiée. Tel pinacle du XIIIe siècle, copié sur un édifice du même temps, fera une tache si vous le transportez sur un autre. Tel profil pris sur un petit édifice jurera appliqué à un grand. C'est d'ailleurs une erreur grossière de croire qu'un membre d'architecture du moyen âge peut être grandi ou diminué impunément. Dans cette architecture, chaque membre est à l'échelle du monument pour lequel il est composé. Changer cette échelle, c'est rendre ce membre difforme. Et à ce sujet nous ferons remarquer que la plupart des monuments gothiques que l'on élève à neuf aujourd'hui reproduisent souvent à une autre échelle des édifices connus. Telle église sera un diminutif de la cathédrale de Chartres, telle autre de l'église Saint-Ouen de Rouen. C'est partir d'un principe opposé à celui qu'admettaient, avec tant de raison, les maîtres du moyen âge. Mais si ces défauts sont choquants dans des édifices neufs et leur enlèvent toute valeur, ils sont monstrueux lorsqu'il s'agit de restaurations. Chaque monument du moyen âge a son échelle relative à l'ensemble, bien que cette échelle soit toujours soumise à la dimension de l'homme. Il faut donc y regarder à deux fois lorsqu'il s'agit de compléter des parties manquantes à un édifice du moyen âge, et s'être bien pénétré de l'échelle admise par le constructeur primitif.
Dans les restaurations, il est une condition dominante qu'il faut toujours avoir présente à l'esprit. C'est de ne substituer à toute partie enlevée que des matériaux meilleurs et des moyens plus énergiques ou plus parfaits. Il faut que l'édifice restauré ait passé pour l'avenir, par suite de l'opération à laquelle on l'a soumis, un bail plus long que celui déjà écoulé. On ne peut nier que tout travail de restauration est pour une construction une épreuve assez dure. Les échafauds, les étais, les arrachements nécessaires, les enlèvements partiels de maçonnerie, causent dans l'oeuvre un ébranlement qui parfois a déterminé des accidents très-graves. Il est donc prudent de compter que toute construction laissée a perdu une certaine partie de sa force, par suite de ces ébranlements, et que vous devez suppléer à cet amoindrissement de forces par la puissance des parties neuves, par des perfectionnements dans le système de la structure, par des chaînages bien entendus, par des résistances plus grandes. Inutile de dire que le choix des matériaux entre pour une grande part dans les travaux, de restauration. Beaucoup d'édifices ne menacent ruine que par la faiblesse ou la qualité médiocre des matériaux employés. Toute pierre à enlever doit donc être remplacée par une pierre d'une qualité supérieure. Tout système de cramponnage supprimé doit être remplacé par un chaînage continu posé à la place occupée par ces crampons; car on ne saurait modifier les conditions d'équilibre d'un monument qui a six ou sept siècles d'existence, sans courir des risques. Les constructions, comme les individus, prennent certaines habitudes d'être avec lesquelles il faut compter. Ils ont (si l'on ose ainsi s'exprimer) leur tempérament, qu'il faut étudier et bien connaître avant d'entreprendre un traitement régulier. La nature des matériaux, la qualité des mortiers, le sol, le système général de la structure par points d'appui verticaux ou par liaisons horizontales, le poids et le plus ou moins de concrétion des voûtes, le plus ou moins d'élasticité de la bâtisse, constituent des tempéraments différents. Dans tel édifice où les points d'appui verticaux sont fortement roidis par des colonnes en délit, comme en Bourgogne, par exemple, les constructions se comporteront tout autrement que dans un édifice de Normandie ou de Picardie, où toute la structure est faite en petites assises basses. Les moyens de reprises, d'étaiement qui réussiront ici, causeront ailleurs des accidents. Si l'on peut reprendre impunément par parties une pile composée entièrement d'assises basses, ce même travail, exécuté derrière des colonnes en délit, causera des brisures. C'est alors qu'il faut bourrer les joints de mortier à l'aide de palettes de fer et à coups de marteau, pour éviter toute dépression si minime qu'elle soit; qu'il faut même, en certains cas, enlever les monostyles pendant les reprises des assises, pour les replacer après que tout le travail en sous-oeuvre est achevé et a pris le temps de s'asseoir.
Si l'architecte chargé de la restauration d'un édifice doit connaître les formes, les styles appartenant à cet édifice et à l'école dont il est sorti, il doit mieux encore, s'il est possible, connaître sa structure, son anatomie, son tempérament, car avant tout il faut qu'il le fasse vivre. Il faut qu'il ait pénétré dans toutes les parties de cette structure, comme si lui-même l'avait dirigée, et cette connaissance acquise, il doit avoir à sa disposition plusieurs moyens pour entreprendre un travail de reprise. Si l'un de ces moyens vient à faillir, un second, un troisième, doivent être tout prêts.
N'oublions pas que les monuments du moyen âge ne sont pas construits comme les monuments de l'antiquité romaine, dont la structure procède par résistances passives, opposées à des forces actives. Dans les constructions du moyen âge, tout membre agit. Si la voûte pousse, l'arc-boutant ou le contre-fort contre-butent. Si un sommier s'écrase, il ne suffit pas de l'étayer verticalement, il faut prévenir les poussées diverses qui agissent sur lui en sens inverse. Si un arc se déforme, il ne suffit point de le cintrer, car il sert de butée à d'autres arcs qui ont une action oblique. Si vous enlevez un poids quelconque sur une pile, ce poids a une action de pression à laquelle il faut suppléer. En un mot, vous n'avez pas à maintenir des forces inertes agissant seulement dans le sens vertical, mais des forces qui toutes agissent en sens opposé, pour établir un équilibre; tout enlèvement d'une partie tend donc à déranger cet équilibre. Si ces problèmes posés au restaurateur déroutent et embarrassent à chaque instant le constructeur qui n'a pas fait une appréciation exacte de ces conditions d'équilibre, ils deviennent un stimulant pour celui qui connaît bien l'édifice à réparer. C'est une guerre, une suite de manoeuvres qu'il faut modifier chaque jour par une observation constante des effets qui peuvent se produire. Nous avons vu, par exemple, des tours, des clochers établis sur quatre points d'appui, porter les charges, par suite de reprises en sous-oeuvre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et dont l'axe changeait son point de projection horizontale de quelques centimètres en vingt-quatre heures.
Ce sont là de ces effets dont l'architecte expérimenté se joue, mais à la condition d'avoir toujours dix moyens pour un de prévenir un accident; à la condition d'inspirer assez de confiance aux ouvriers, pour que des paniques ne puissent vous enlever les moyens de parer à chaque événement, sans délais, sans tâtonnements, sans manifester des craintes. L'architecte, dans ces cas difficiles qui se présentent souvent pendant les restaurations, doit avoir tout prévu, jusqu'aux effets les plus inattendus, et doit avoir en réserve, sans hâte et sans trouble, les moyens d'en prévenir les conséquences désastreuses. Disons que dans ces sortes de travaux les ouvriers, qui chez nous comprennent fort bien les manoeuvres qu'on leur ordonne, montrent autant de confiance et de dévouement lorsqu'ils ont éprouvé la prévoyance et le sang-froid du chef, qu'ils montrent de défiance lorsqu'ils aperçoivent l'apparence d'un trouble dans les ordres donnés.
Les travaux de restauration qui, au point de vue sérieux, pratique, appartiennent à notre temps, lui feront honneur. Ils ont forcé les architectes à étendre leurs connaissances, à s'enquérir des moyens énergiques, expéditifs, sûrs; à se mettre en rapports plus directs avec les ouvriers de bâtiments, à les instruire aussi, et à former des noyaux, soit en province, soit à Paris, qui fournissent, à tout prendre, les meilleurs sujets, dans les grands chantiers.
C'est grâce à ces travaux de restauration, que des industries importantes se sont relevées 17, que l'exécution des maçonneries est devenue plus soignée, que l'emploi des matériaux s'est répandu; car les architectes chargés de travaux de restauration, souvent dans des villes ou villages ignorés, dépourvus de tout, ont dû s'enquérir de carrières, au besoin en faire rouvrir d'anciennes, former des ateliers. Loin de trouver toutes les ressources que fournissent les grands centres, ils ont dû en créer, façonner des ouvriers, établir des méthodes régulières, soit comme comptabilité, soit comme conduite de chantiers. C'est ainsi que des matériaux qui étaient inexploités ont été mis dans la circulation; que des méthodes régulières se sont répandues dans des départements qui n'en possédaient pas; que des centres d'ouvriers devenus capables ont fourni des sujets dans un rayon étendu; que l'habitude de résoudre des difficultés de construction s'est introduite au milieu de populations sachant à peine élever les maisons les plus simples. La centralisation administrative française a des mérites et des avantages que nous ne lui contestons pas, elle a cimenté l'unité politique; mais il ne faut pas se dissimuler ses inconvénients. Pour ne parler ici que de l'architecture, la centralisation a non-seulement enlevé aux provinces leurs écoles, et avec elles les procédés particuliers, les industries locales, mais les sujets capables qui tous venaient s'absorber à Paris ou dans deux ou trois grands centres; si bien que dans les chefs-lieux de département, il y a trente ans, on ne trouvait ni un architecte, ni un entrepreneur, ni un chef d'atelier, ni un ouvrier en état de diriger et d'exécuter des travaux quelque peu importants. Il suffit, pour avoir la preuve de ce que nous disons ici, de regarder en passant les églises, mairies, les marchés, hôpitaux, etc., bâtis de 1815 à 1835, et qui sont restés debout dans les villes de province (car beaucoup n'ont eu qu'une durée éphémère). Les neuf dixièmes de ces édifices (nous ne parlons pas de leur style) accusent une ignorance douloureuse des principes les plus élémentaires de la construction. La centralisation conduisait, en fait d'architecture, à la barbarie. Le savoir, les traditions, les méthodes, l'exécution matérielle, se retiraient peu à peu des extrémités. Si encore, à Paris, une école dirigée vers un but utile et pratique avait pu rendre aux membres éloignés des artistes capables de diriger des constructions, les écoles provinciales n'auraient pas moins été perdues, mais on aurait ainsi renvoyé sur la surface du territoire des hommes qui, comme cela se voit dans le service des ponts et chaussées, maintiennent à un niveau égal toutes les constructions entreprises dans les départements. L'école d'architecture établie à Paris, et établie à Paris seulement, songeait à toute autre chose; elle formait des lauréats pour l'Académie de France à Rome, bons dessinateurs, nourris de chimères, mais fort peu propres à diriger un chantier en France au XIXe siècle. Ces élus, rentrés sur le sol natal après un exil de cinq années, pendant lequel ils avaient relevé quelques monuments antiques, n'ayant jamais été mis aux prises avec les difficultés pratiques du métier, préféraient rester à Paris, en attendant qu'on leur confiât quelque oeuvre digne de leur talent, au labeur journalier que leur offrait la province. Si quelques-uns d'entre eux retournaient dans les départements, ce n'était que pour occuper des positions supérieures dans nos plus grandes villes. Les localités secondaires restaient ainsi en dehors de tout progrès d'art, de tout savoir, et se voyaient contraintes de confier la direction des travaux municipaux à des conducteurs des ponts et chaussées, à des arpenteurs, voire à des maîtres d'école un peu géomètres. Certes, les premiers qui pensèrent à sauver de la ruine les plus beaux édifices sur notre sol, légués par le passé, et qui organisèrent le service des monuments historiques, n'agirent que sous une inspiration d'artistes. Ils furent effrayés de la destruction qui menaçait tous ces débris si remarquables, et des actes de vandalisme accomplis chaque jour avec la plus aveugle indifférence; mais ils ne purent prévoir tout d'abord les résultats considérables de leur oeuvre, au point de vue purement utile. Cependant ils ne tardèrent point à reconnaître que plus les travaux qu'ils faisaient exécuter se trouvaient placés dans des localités isolées, plus l'influence bienfaisante de ces travaux se faisait sentir et rayonnait, pour ainsi dire. Après quelques années, des localités où l'on n'exploitait plus de belles carrières, où l'on ne trouvait ni un tailleur de pierre, ni un charpentier, ni un forgeron capable de façonner autre chose que des fers de chevaux, fournissaient à tous les arrondissements voisins d'excellents ouvriers, des méthodes économiques et sûres, avaient vu s'élever de bons entrepreneurs, des appareilleurs subtils, et inaugurer des principes d'ordre et de régularité dans la marche administrative des travaux. Quelques-uns de ces chantiers virent la plupart de leurs tailleurs de pierre fournir des appareilleurs pour un grand nombre d'ateliers. Heureusement, si dans notre pays la routine règne parfois en maîtresse dans les sommités, il est aisé de la vaincre en bas, avec de la persistance et du soin. Nos ouvriers, parce qu'ils sont intelligents, ne reconnaissent guère que la puissance de l'intelligence. Autant ils sont négligents et indifférents dans un chantier où le salaire est la seule récompense et la discipline le seul moyen d'action, autant ils sont actifs, soigneux, là où ils sentent une direction méthodique, sûre dans ses allures, où l'on prend la peine de leur expliquer l'avantage ou l'inconvénient de telle méthode. L'amour-propre est le stimulant le plus énergique chez ces hommes attachés à un travail manuel, et, en s'adressant à leur intelligence, à leur raison, on peut tout en obtenir.
Aussi avec quel intérêt les architectes qui s'étaient attachés à cette oeuvre de la restauration de nos anciens monuments, ne suivaient-ils pas de semaine en semaine les progrès de ces ouvriers arrivant peu à peu à se prendre d'amour pour l'oeuvre à laquelle ils concouraient? Il y aurait de notre part de l'ingratitude à ne pas consigner dans ces pages les sentiments de désintéressement, le dévouement qu'ont bien souvent manifestés ces ouvriers de nos chantiers de restauration; l'empressement avec lequel ils nous aidaient à vaincre des difficultés qui semblaient insurmontables, les périls même qu'ils affrontaient gaiement quand ils avaient une fois entrevu le but à atteindre. Ces qualités, nous les trouvons dans nos soldats, est-il surprenant qu'elles existent chez nos ouvriers?
Les travaux de restauration entrepris en France, d'abord sous la direction de la commission des monuments historiques, et plus tard par le service des édifices dits diocésains
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