Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à demain?
Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature. Donnez-moi la plume. – (Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, seigneur.
Vous avez oublié; il n'est pas signé.
Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller.
Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc-
Je vous remercie; j'ai fait.
Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à Venise.
Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes!
Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos.
Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront.
Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance de la patrie.
Peut-être.
Elle devrait complètement se manifester.
Je ne me plains pas, monsieur.
Mon noble seigneur, pardonnez-moi.
Pourquoi?
Ah! mon cœur saigne pour vous.
Pour moi, seigneur?
Et pour votre-
Arrêtez!
Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance, pour ne pas partager profondément le sort de votre fils.
Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé?
Comment, monseigneur?
Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le à ceux qui vous envoient.
J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure de sa réunion.
Dites quand ils voudront; – maintenant, à l'instant même si cela leur convient: je suis le serviteur de l'état.
Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.
Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils voudront; je me trouverai où je dois être, et ce que j'ai toujours été.
Prince.
Parlez.
La noble dame Foscari demande une audience.
Introduisez-la. Pauvre Marina!
Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur.
Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état ne l'exige pas.
Je voulais vous parler de lui.
De votre époux?
De votre fils.
Je vous écoute, ma fille!
J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant un certain nombre d'heures.
Cette permission, vous l'avez encore.
Elle est révoquée.
Par qui?
Par les Dix. – Quand nous arrivâmes au Pont des Soupirs, je me préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni.
En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à nouvelle réunion.
Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous les autres devraient céder sous le ciel. – Grand Dieu! et tu vois cela!
Ma fille, – ma fille!
Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant. – Et méritez-vous d'en avoir, – vous qui pouvez parler froidement de votre fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver?
Vous le voyez, je ne pleure pas; – et plût à Dieu que je le pusse. Ma fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les gouverner, – je sacrifierais tout encore pour lui.
Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.
Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les mystères de sa puissance. Écoutez-moi: – ceux qui poursuivent Foscari en veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but, c'est-à-dire à-mais ils ne sont pas encore vainqueurs.
Ils vous ont pourtant terrassé.
Non, non, – car je vis encore.
Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?
Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir-mais il l'a fait évanouir: – il faut qu'il retourne-
Dans la terre d'exil?
J'ai dit.
Et m'est-il interdit de le suivre?
Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari les ont rendus plus sévères.
Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur cœur est insensible, ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées.
Vous ignorez-
Je sais-je sais-et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités par des femmes, – des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu parler d'amour, – qui auraient uni leurs mains pour des engagemens sacrés, – qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de leurs peines, à se désespérer de leur mort; – comment, s'ils avaient seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers les vôtres, envers vous-même, vous qui les défendez?
Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites.
Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins.
Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de m'émouvoir.
Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?
Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le poids… – mais je te plains, ma pauvre Marina!
Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton fils, vieillard insensible; -plaindre! toi! pour ton cœur c'est un mot bien étrange: – comment se présente-t-il sur tes lèvres?
Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si tu pouvais lire-
Ou? – ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes enfin? – Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te vantes?
Là.
Dans la terre?
Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce cœur, plus léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux.
Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?
De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes; tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait quand mon père me le transmit.
Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari.
Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour moi: – j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison.
Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un cœur plus loyal, plus noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! lui déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée; son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes, pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans! – Ah! si vous aimiez seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la grâce de votre infâme conduite.
Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de Jacopo.
Encore ce mot.
N'a-t-il pas été condamné?
Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables?
Le tems peut relever sa mémoire: – je voudrais l'espérer. Il était mon orgueil, – ma-mais oublions-j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant, quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal!
Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces douloureux instans.
Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père, des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut que je les remplisse.
Un message des Dix.
Qui le porte?
Le noble Lorédano.
Lui! – qu'il entre cependant.
Dois-je me retirer?
Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et autrement-(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que souhaitez-vous?
Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.
Ils ont bien choisi leur organe.
C'est leur choix qui fait que vous me voyez ici.
Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur courtoisie. – Parlez.
Nous avons décidé-
Nous?
Les Dix en conseil.
Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir?
Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que votre âge.
Cela est nouveau. – Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les remercie néanmoins.
Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en présence du Doge ou sans lui.
Il y a quelques années, en effet, que je le sais; – long-tems avant d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas, seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore quand je siégeais déjà dans ce conseil.
Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir d'eux: tous deux ils moururent subitement.
S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes d'une agonie prolongée.
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