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CHAPITRE IV
MIEL ET FIEL

«Chez les anciens, les jeunes gens qui sacrifiaient à Junon nuptiale ôtaient le fiel de la victime immolée, et le jetaient au loin, pour témoigner leur résolution de bannir de leur union la colère et l'amertume8

L'auteur ne nous dit pas si le symbole était véridique ou menteur. Mais l'histoire des mœurs, qui domine l'histoire des gouvernements, le dit pour lui. Les plus anciens témoignages prouvent assez que les passions humaines ont, de tout temps et partout, fait à peu près la même somme de ravages, et que beaucoup de ceux qui avaient jeté au loin le fiel de la victime avaient conservé leur propre fiel en leurs flancs.

C'est cela qu'il faut arracher, dès le seuil du mariage, et jeter au vent pour qu'il le dessèche et l'emporte. On l'a proclamé bien des fois: le temps des symboles et des mythes est accompli; nous sommes arrivés à l'époque du fait. C'est à nous de faire passer cette image des rites antiques dans la réalité, et c'est à ce prix seul que la vie à deux donnera sa pleine source de joies individuelles et de forces actives contribuant au bien social.

Je trouve, dans les écrits d'une Anglaise, Mrs. Chapone, que j'ai déjà eu l'occasion de citer, une page qui développe avec une calme élévation et un rare bon sens la pensée que je viens d'indiquer. Se reportant aux conditions qui s'imposent aux mariés, vis-à-vis de leur famille respective, Mrs. Chapone demande à la jeune femme: «Si c'est un devoir important d'éviter toute discussion et tous désagréments avec ceux qui sont de la proche parenté de votre mari, de quelle conséquence n'est-il pas d'éviter toutes les occasions d'avoir du ressentiment l'un contre l'autre!»

Elle poursuit: «Quoi qu'on puisse dire des querelles d'amoureux, croyez-moi, celles des gens mariés ont toujours d'épouvantables conséquences, pour peu qu'elles aient quelque durée ou quelque gravité. Si on les laisse amener des expressions d'amertume ou de mépris, ou trahir chez l'un des époux un sentiment habituel d'aversion ou de répugnance pour quelque particularité physique ou morale de l'autre, ce sont là des blessures qui ne se guérissent presque jamais complètement… Le souvenir douloureux de ce qui s'est passé surviendra souvent aux heures les plus tendres, et la moindre bagatelle le réveillera et le renouvellera. Il faut, dès le début, être particulièrement en garde contre cette source de malheur. De nouveaux mariés, dans l'excès même de leur amour, se laissent parfois aller à de petites scènes de jalousie et à des querelles puériles, qui, tout d'abord, aboutissent peut-être à un redoublement de tendresse, mais qui, souvent répétées, perdent leurs agréables effets, et ne tardent pas à en produire d'autres d'une nature tout opposée. La dispute devient chaque fois plus sérieuse; la jalousie et la défiance poussent des racines; le caractère se gâte des deux côtés; les habitudes d'aigreur, de contradiction, d'interprétation méchante prennent le dessus et finissent par dominer toute autre affection qui leur a donné naissance. Ne perdez jamais de vue que le bonheur du mariage repose tout entier sur une solide et permanente amitié, – à quoi rien n'est plus opposé que la jalousie et la défiance. Ces défauts ne sont pas moins contraires aux vrais intérêts de la passion. Vous ne gagnerez jamais rien à exiger de l'affection de votre mari plus qu'elle ne peut naturellement vous donner; la peur d'alarmer votre jalousie et d'amener une querelle pourra bien le forcer à feindre une tendresse plus vive que celle qu'il ressent; mais cet effort, cette contrainte même diminue et par degrés éteint réellement cette tendresse. Si donc il paraissait moins affectueux et moins attentif que vous ne le désirez, il faut ou réveiller sa passion en déployant quelque grâce nouvelle, quelque charme irrésistible de douceur et de sensibilité, ou bien vous conformer, du moins en apparence, au degré d'affection que son exemple prescrit; car c'est votre rôle de suivre modestement sa direction, plutôt que de lui faire sentir le désagrément de ne pas être capable de marcher du même pas que lui. La vérité est que c'est l'orgueil, plutôt que la tendresse, qui d'ordinaire dicte à une personne susceptible ses déraisonnables exigences; et cet orgueil est récompensé, comme il le mérite, par des mortifications et le froid éloignement de ceux qui en souffrent.»

Ce qu'il y a de particulier dans cet état, et ce que Mrs. Chapone fait bien ressortir, c'est que l'amour travaille ici contre lui-même. Or l'amour étant aveugle, comme chacun sait, ni l'un ni l'autre des époux ne s'aperçoivent du dommage causé, de la sape de plus en plus profonde qui se creuse et fera crouler l'édifice. Au contraire, il arrive qu'ils prennent goût à ces reproches et à ces querelles, sachant quels rapprochements, quels élans de passion les suivent. Comme ces gourmands au palais blasé qui ont besoin de tous les feux du poivre, du piment et du curry pour goûter la saveur d'un mets, les caresses de l'amour leur semblent fades s'ils ne les font précéder de l'orage des paroles injurieuses ou amères, et parfois – je le dis quoi qu'il m'en coûte – de la grêle des coups.

Mais, de même que ces abus de condiments gâtent l'estomac, les scènes de ménage, quelque tendre qu'en soit le dénouement ordinaire, gâtent le cœur. Un jour vient où la récompense ne paraît pas valoir le prix dont on l'achète, et le moindre mal qui puisse résulter de telles coutumes matrimoniales, c'est que l'impression de lassitude et de dégoût se produise chez les deux époux à la fois. Ils sont, du moins, en condition de reconnaître en même temps leur tort et de s'en corriger, ou, s'ils s'en sentent incapables, de s'entendre pour se créer, soit dans le mariage, soit en dehors, un modus vivendi où la part du scandale, toujours trop grande, sera réduite à son minimum.

«Il n'y a guère de gens plus aigres que ceux qui sont doux par intérêt», dit Vauvenargues. Aussi ne faisons-nous pas appel au seul intérêt. C'est à l'intelligence et au cœur que nous nous adressons à la fois pour mettre en garde les nouveaux époux contre ces mouvements désordonnés de la passion qui s'use elle-même et, comme le fruit décevant des rivages de la Mer Morte, ne laisse qu'une cendre amère dans la bouche des étourdis qui pensaient y puiser des jouissances toujours renouvelées et sans cesse de plus haut goût.

Il faut être doux parce qu'on a du plaisir à l'être: parce qu'il n'est rien de meilleur au monde que d'être agréable à qui l'on aime, et que, quand le mari trouve que sa femme est bonne et que la femme trouve que son mari est bon, ils ont à eux deux ramené sur terre, pour eux et ceux qui les entourent, le paradis.

Le sujet est trop grave pour admettre la plaisanterie vulgaire qui n'a pour effet que le rire physique, lorsque son ineptie ou sa trivialité ne font pas hausser les épaules d'impatience et d'ennui. On ne s'attend donc pas à trouver ici la répétition des éternelles sottises sur la couleur du ménage et autres gaudrioles de la même farine. On ne m'en voudra pourtant pas, je l'espère, de rapporter, dans un intérêt de curiosité d'autant plus permise qu'elle se rattache étroitement à la question qui nous occupe, une explication assez ingénieuse et inattendue de la couleur jaune prise comme symbole conjugal.

L'auteur des Mémoires historiques et galans pense qu'Ovide, en représentant l'Hymen croceo velatus amictu, «a voulu sans doute nous faire une leçon de ce qui est si essentiel au mariage. Les soucis d'une famille dont vous vous chargez, le risque que vous courez de tant de coups de fortune, la jalousie inévitable que vous avez d'une femme, pour peu qu'elle vous agrée, ou que votre honneur vous touche, ne sont-ce pas autant de sujets de jaunisse! et n'est-ce pas une merveille, si le tempérament le plus vigoureux et le plus enjoué ne tombe pas dans un état ictérique?»

La jalousie est, à coup sûr, la disposition morale la plus propre à faire naître cet état, et il n'est guère de description de jaloux ou de jalouse qui ne soit marquée de ce trait: jaune comme un coing. C'est en effet celle qui met le plus de bile dans le sang, la passion fielleuse par excellence.

«Toute jalousie, dit un ancien poète anglais9, doit toujours être étranglée à sa naissance; ou le temps conspirera bientôt à la rendre assez forte pour surmonter la vérité.»

Le propre de la jalousie, en effet, est de donner aux visions que le soupçon fait surgir dans l'esprit le relief et la certitude de la réalité. Le jaloux objective les images qui hantent son cerveau avec une intensité curieuse pour l'observateur et formidable pour les époux. Car, sans insister sur cette facilité qu'a le jaloux – ou la jalouse – à se croire certain de ce qu'il imagine, surtout si c'est incroyable et monstrueux, – la jalousie crée, dans la vie à deux, tous les maux, et ne saurait en guérir un seul. C'est ce que voyait Fuller lorsqu'il écrivait: «Là où la jalousie est le geôlier, beaucoup s'échappent de leur prison; elle ouvre plus de voies au vice qu'elle n'en ferme.» La comédie de tous les âges et de tous les peuples a trouvé dans cette idée une source inépuisable de situations plaisantes et douloureuses à la fois, qui, à défaut des exemples que fournit en abondance l'expérience journalière de la vie, peuvent servir de documents et d'enseignement.

Le dicton populaire: «On n'est jaloux que de ce qu'on aime» n'est vrai que par rapport à un amour égoïste qui, tout en se portant sur autrui, n'est proprement que l'amour-propre ou l'amour de soi. Nous concevons la douleur immense, l'irrémédiable désespoir que peut jeter dans un cœur aimant la découverte de la trahison de l'être aimé. Nous concevons encore, tout en les blâmant et en les regrettant, les mouvements impétueux qui poussent en ces circonstances les personnes violentes et passionnées à des excès que les cours d'assises condamnent ou acquittent, au hasard de l'impression produite sur des jurés sensibles. Mais nous ne saurions considérer la jalousie à priori, si l'on peut dire, celle qui obsède l'esprit au fort même de l'amour partagé et qui, à défaut de motifs, se forge des catastrophes chimériques et se nourrit avidement du poison des soupçons, que comme une maladie morale dont il faut se guérir à tout prix, si l'on ne veut faire son propre malheur en même temps que le malheur de celui ou de celle qu'on aime plus que tout au monde, bien qu'en l'aimant fort mal.

En de pareilles maladies, il n'y a guère qu'un médecin et qu'un remède, à savoir la volonté. Mais, hélas! on ne veut pas, ou l'on ne peut pas vouloir. Il y a des maux où l'on se complaît, des plaies qu'on prend un âcre plaisir à aviver, des douleurs dont il est voluptueux de souffrir. La jalousie est une de ces tortures qui font goûter à leurs victimes les délices de la damnation.

On rapporte de Ninon de Lenclos cette parole: «Jamais une femme ne sait mauvais gré à son mari de plaire à plusieurs femmes, pourvu qu'elle soit toujours préférée.»

Malheureusement, en fait de mariage, l'autorité de Ninon est médiocre. Et puis de son temps, le fatalisme de la passion et l'irresponsabilité de la névrose étaient choses peu connues, qui ne troublaient guère la raison des gens. En ce temps-là, et même plus tard, on pouvait espérer convaincre et persuader par un dilemme, et l'auteur des Considérations sur le Génie et les Mœurs de ce siècle ne perdait pas sa peine en écrivant: «C'est faire une cruelle injure à une femme sage, que de lui témoigner de la jalousie; c'est faire trop d'honneur à une femme galante, et donner beau jeu à une coquette.»

Il laissait au lecteur le soin facile de retourner la proposition à l'usage de la femme envers le mari.

Aujourd'hui l'arsenal du raisonnement ne fournit point d'arme capable de porter un coup sûr, et, pour combattre les erreurs du sentiment, c'est au sentiment qu'il faut avoir recours. La seule considération qui puisse, croyons-nous, contrebalancer la jalousie dans une âme infestée de ce venin, c'est le désir de faire le bonheur de l'être aimé. Si la passion maudite laisse au jaloux une minute de clairvoyance et qu'il ait conscience des tourments qu'il inflige, il se guérira ou se dominera. S'il ne le faisait, son amour serait méprisable, car ce ne serait, répétons-le, qu'un égoïsme sans pitié.

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