Nohant, 21 novembre 1855.
Ma belle mignonne,
J'ai été, et je suis encore toute malade; mais il ne faut pas le dire parce que ça m'attirerait trente lettres d'amis effrayés plus qu'il ne faut. Ce n'était qu'un rhume; mais les rhumes ont chez moi un caractère nerveux, d'un bien méchant caractère. Ils m'étouffent littéralement. Enfin, ça va un peu mieux; mais j'ai été retardée. La pièce était finie18, et dans la main du copiste; je l'ai arrêtée pour la retoucher. De corrections en corrections, j'ai gagné quelque chose de mieux, et le copiste (Émile) se relance de nouveau dans l'écriture moulée! C'est de cette nuit seulement que mon esprit se repose de cette méditation, ralentie sinon obstruée par le rhume, et je vous écris tout de suite avant d'aller me coucher. Ma lettre va vous trouver, j'espère, au milieu d'un nouveau succès; je ne me rappelle déjà plus de qui est cette Joconde. Est-ce celle de Léonard de Vinci? Vous êtes tout au moins aussi belle, et je suis sûre que l'on vous adore sous cet aspect comme sous tous les autres.
Je pense aller à Paris avec mon gros pataud de manuscrit à la fin du mois. C'est assez tôt, n'est-ce pas? Si c'est trop tôt pour que je serve à quelque chose, vous me le direz et je vous enverrai la pièce, si besoin est. Faut-il que j'écrive à M. Doucet pour lui dire où j'en suis? Compte-t-il sur moi? Est-ce dans ses mains qu'après vous avoir communiqué mon oeuvre, ainsi qu'à madame Allan (car, avant tout, il faut que vous me guidiez dans la distribution), je dois déposer le manuscrit?
M'ayez-vous trouvé un lecteur? car, pour moi, je n'en connais pas.
Régnier a un assez bon rôle dans ladite pièce: consentirait-il à lire? Je le lui demanderai; il me semble qu'il doit bien lire, mais je n'en sais rien.
Ne vous attendez pas à un rôle brillant, ma mignonne. C'est bon et tendre, c'est sincère, ça pleure et ça rit comme vous quand vous ne jouez pas. Mais j'ai peur que ce ne soit de l'eau claire pour ceux qui aiment le champagne.
La pièce est longue; votre rôle ne l'est, pas, bien qu'il soit l'âme et le motif de la pièce. Je ne sais pas si Bressant aimera le sien, c'est un rôle développé, mais qui reçoit la leçon, et lui, habitué à toujours plaire, à toujours vaincre, il se trouvera peut-être trop sacrifié à la moralité de la chose. L'autre monsieur de la pièce sera plus aimé du public; peut-être voudra-t-il faire celui-là; mais il n'y sera pas aussi bien dans ses qualités que dans l'autre, qui, en somme, est le premier de la chose. Madame Allan sera, je crois, contente, puisqu'elle veut être bête, cette chère femme. C'est elle qui sera le montant et la gaieté de la pièce. Provost n'a pas un long rôle, mais je le crois pas mal dessiné; en voudra-t-il? Enfin, j'aurai besoin de deux autres comiques moins conditionnés, mais assez délicats à choisir pour ne rien compromettre.
A présent, la pièce vaut-elle quelque chose ou rien du tout? Je ne sais pas, vous me le direz; car, à force d'y regarder, je n'y vois plus goutte. La recevra-t-on? ça n'est pas sûr: on a peut-être dit non d'avance.
Ah! j'oubliais: mademoiselle Dubois a du talent, n'est-ce pas? son rôle est des plus importants. J'ai reçu la prime. Je vous remercie d'avoir été un si joli homme d'affaires. Et, sur ce, ma belle et bonne enfant, je vous embrasse et je vous aime. Aimez-moi aussi comme une bonne fille à moi, que vous êtes.
GEORGE SAND.
Nohant, 26 novembre 1855.
Mon cher enfant, je suis bien contente de recevoir de vos nouvelles. Je ne demande qu'à vous être agréable, et j'ai déjà destiné un de mes rôles à mademoiselle Dubois, que vous m'avez recommandée l'année dernière. Je ne connais pas M. Bâche19, je ne l'ai jamais vu. Si vous ne l'avez pas recommandé par complaisance et si vous vous intéressez véritablement à lui, vous voilà forcé de me répondre; car je vous demande: Est-il grand, petit, gros, jeune, vieux, gai, sérieux? Ferait-il, par exemple, un grand seigneur louche de regard et de caractère, ou un valet fripon? Aurait-il la prétention d'un grand rôle ou en accepterait-il un petit? Enfin a-t-il vraiment de la composition et de l'originalité?
Vous me faites compliment de Favilla; moi, je ne vous ai pas vu depuis le Demi-Monde; vous n'étiez pas à Paris, je crois, quand j'ai vu la pièce. C'est un chef-d'oeuvre d'habileté, d'esprit et d'observation. C'est bien un progrès comme science du théâtre et de la vie, et pourtant j'aimais mieux Diane et Marguerite, parce que j'aime les pièces où je pleure. J'aime le drame plus que la comédie, et, comme une bonne femme, je veux me passionner pour un des personnages. Je regrettais que la jeune fille du Demi-Monde fût si peu développée après avoir été si bien posée, et que cette scélérate, si vraie, d'ailleurs et si bien jouée, fût le personnage absorbant de la pièce. Je sais bien qu'après avoir fait la Dame aux Camélias intéressante, vous deviez faire le revers de la médaille. L'art veut ces études impartiales et ces contrastes qui sont dans la vie. Aussi ce n'est pas une critique que je fais. Je vous tiens toujours pour le premier des auteurs dramatiques dans le genre nouveau, dans la manière d'aujourd'hui, comme votre père est le premier dans le genre d'hier. Moi, je suis du genre d'avant-hier ou d'après-demain, je ne sais pas et peu importe. Je m'amuse à ce que je fais; mais je m'amuse encore mieux à ce que vous faites, et vos pièces sont pour moi des événements de coeur et d'esprit. Me ferez-vous pleurer la prochaine fois? Si vous êtes dans cette veine-là, je vous promets de ne, pas m'en priver. Pourquoi est-ce que je ne vous vois pas quand je vais à Paris? C'est que vous n'avez pas le temps de me savoir là, et que, moi, je n'ai pas le temps de savoir si vous y êtes. C'est ici que vous devriez venir me voir, à Nohant. Vous auriez le temps d'y travailler et nous aurions les heures de récréation pour causer. Prenez donc ce parti-là un de ces jours, si vous m'aimez un peu, moi qui vous aime tant. Je vous envoie aussi les amitiés de Maurice, et je vous prie de dire mes tendresses à votre père. Pourquoi ne voit-on rien de lui? on aurait besoin de cela. Le drame héroïque n'a fini que parce que les maîtres l'ont quitté. Si vous me répondez et que vous ayez des nouvelles fraîches de Montigny, donnez-m'en. Et ce pauvre Villars, nous l'avons tué en ne lui donnant pas les premiers rôles. Mais est-ce notre faute?
GEORGE SAND.
Paris, 9 janvier 1856.
M. de Girardin me dit que je ne serai pas refusée. Donc, je m'enhardis, monsieur, à vous demander de venir dîner, avec lui et madame Arnould, chez moi, vendredi prochain, à six heures. Quand je dis chez moi, c'est une métaphore: je n'ai pas de chez moi à Paris; mais, pourvu qu'on dîne ensemble, vous me pardonnerez de vous traiter en artiste. C'est un prétexte pour moi, je vous prie de le croire, et je vous prie de vouloir bien en être dupe, et de me dire oui.
GEORGE SAND.
De chez M. de Girardin.
Paris,
Je viens de remercier Théophile Gautier de son bon article, et je vous remercie aussi du vôtre, cher monsieur20. Je passe par-dessus un scrupule de conscience qui m'a toujours empêchée de remercier la critique. Mais, comme vous comprenez d'où venait ce scrupule, vous comprendrez également pourquoi il disparaît vis-à-vis de vous.
Il y a une sotte fierté dont on est accusé par ceux qui n'en ont pas d'autre; il y en a une vraie sur laquelle ne se méprennent pas les caractères élevés. C'est pourquoi je vous dis avec confiance que je me sens encouragée par votre sympathie et que j'en suis reconnaissante.
Si la répétition générale de Comme il vous plaira vous inspire un peu d'intérêt, je serai reconnaissante aussi de vous y voir venir;
Bien à vous,
GEORGE SAND.
Paris, 13 avril 1856.
Chère fille, c'est moi qui te trouve oublieuse! sans Eugénie, je n'aurais eu qu'une fois de tes nouvelles depuis ton retour à Brinon. Ce n'est pas parce que je ne te réponds pas (tu sais trop la vie que je mène ici) que tu fais bien de me laisser apprendre par les autres comment tu te portes. Tu n'as que trop de temps pour écrire, tu écris à tout le monde, tu fais même des mariages, et, moi, tu me plantes là. C'est donc toi, petite fille, qui es grondée, pour t'apprendre à me grogner comme tu fais.
Quant au mariage en question, je crois qu'il est très bien assorti et qu'il sera heureux. Je l'ai appris avec grand plaisir, et je m'en réjouis pour les deux familles.
Je ne sais si tu as revu les Girerd depuis leur voyage ici; ils t'auraient dit, bécasse, que je ne t'oubliais pas et que nous avions énormément parlé de toi.
Je t'écris ce soir en revenant du Théâtre-Français. On vient déjouer mon Comme il vous plaira, tiré et imité de Shakspeare.
La pièce a été médiocrement jouée par la plupart des acteurs. Les décors et les costumes splendides, le public très hostile, composé de tous les ennemis de la maison et du dehors. Néanmoins, le succès s'est imposé sans que personne ait pu marquer sa malveillance, et Shakspeare a triomphé plus que je n'y comptais. Moi, j'ai trouvé le public bête et froid; mais tout le monde dit qu'il a été très chaud pour un public de première représentation à ce théâtre, et tous mes amis sont enchantés.
Françoise va très bien et le succès augmente tous les jours.
Bonsoir, chère fille; il est tard et je vais dormir, me reposer enfin de trois pièces que j'ai fait jouer depuis quatre mois.
Je t'embrasse tendrement, ainsi que Bertholdi et Georget; je pars pour Nohant a la fin de la semaine prochaine. Écris-moi là.
Nohant, 1er mai 1856.
Chère mignonne,
Donnez-moi de vos nouvelles. Ne me laissez pas ignorer ce que devient ma grande fille. Je sais bien qu'elle joue souvent et que, par conséquent, elle n'est pas malade; mais cela ne me dit pas si le coeur est mélancolique ou joyeux. Pourtant ce ne sont pas des questions que je vous adresse. Je sais comme les questions sont indélicates, quand elles ne sont pas bêtes. Je veux seulement que vous sachiez que, sans curiosité d'esprit, j'ai l'inquiétude du coeur, et que, sans savoir le remède à vos accès de spleen, je voudrais pouvoir le trouver.
Mais il n'y en a pas de radical en ce monde: nous sommes tous tristes ou soucieux plus ou moins.
J'ai retrouvé ici avec délices la campagne, l'air, les conditions tranquilles et logiques pour l'artiste, et l'amour de l'art plus que jamais, malgré les luttes, les fatigues, les mécomptes dans le passé et dans l'avenir. Tout cela, je crois, est bon et nous pousse en avant; mais ce que j'ai retrouvé aussi, c'est la présence de cette enfant qui, ici, ne me semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la vois partout, et cette illusion-la ramène des déchirements continuels. Dieu est bon quand même: il l'a reprise pour son bonheur, à elle, et nous nous reverrons tous un peu plus tôt, un peu plus tard.
On m'écrit que vous êtes toujours belle et ravissante dans Célia21, je ne suis pas en peine de cela.
Soyez heureuse, d'ailleurs, autant qu'on peut l'être quand on est comme vous dans le corps d'élite.
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