Nohant, juillet 1818.
Merci, mon amie; j'aurais été inquiète de vous si vous ne m'aviez pas écrit; car, au désastre général, on tremble, d'avoir à ajouter quelque désastre particulier. On souffre et on craint dans tous ceux qu'on aime. Je suis navrée, je n'ai pas besoin de vous le dire, et je ne crois plus à l'existence d'une république qui commence par tuer ses prolétaires. Voilà une étrange solution donnée au problème de la misère. C'est du Malthus tout pur.
Comment! miss Ashurst est arrivée au milieu de cette tragédie? Pauvre enfant! elle est venue assister aux funérailles de notre honneur. Elle est venue trop tard: elle n'aura pas vu la République. Embrassez-la pour moi; je suis contente qu'elle soit chez vous et j'ai la certitude que vous serez contentes l'une de l'autre. Je voudrais bien pouvoir vous aller embrasser toutes deux. Mais, d'ici à quelque temps, outre que je serais peut-être hors d'état de me conduire prudemment à Paris, il faut que je tienne en respect par ma présence une bande considérable d'imbéciles de la Châtre qui parlent tous les jours de venir mettre le feu chez moi.
Ils ne sont braves ni au physique ni au moral, et, quand ils viennent se promener par ici, je vais au milieu d'eux, et ils m'ôtent leur chapeau. Mais, quand ils ont passé, ils se hasardent à crier: A bas les communisques! Ils espéraient me faire peur et s'aperçoivent enfin qu'ils n'y réussissent pas. Mais on ne sait à quoi peuvent les pousser une douzaine de bourgeois réactionnaires qui leur font sur moi les contes les plus ridicules. Ainsi, pendant les événements de Paris, ils prétendaient que j'avais caché chez moi Ledru-Rollin, deux cents communistes et quatre cents fusils!
D'autres, mieux intentionnés, mais aussi bêtes, accouraient au milieu de la nuit pour me dire que ma maison était cernée par des brigands, et ils le croyaient si bien, qu'ils m'ont amené la gendarmerie. Heureusement, tous les gendarmes sont mes amis et ne donnent pas dans les folies qui pourraient me faire empoigner un beau matin sans forme de procès. Les autorités sont pour nous aussi; mais, si on les change, ce qui est possible, nous serons peut-être un peu persécutés. Tous mes amis ont quitté le pays, à tort selon moi. Il faut faire face à ces petits orages, éclaboussures inévitables du malheur général.
Bonsoir, amie. Quels jours de larmes et d'indignation! J'ai honte aujourd'hui d'être française, moi qui naguère en étais si heureuse! Quoi qu'il arrive, je vous aime.
GEORGE.
Nohant, 6 août 1848.
Mon ami,
Je suis en effet l'auteur du XVIe Bulletin, et j'en accepte toute la responsabilité morale. Mon opinion est et sera toujours que, si l'Assemblée nationale voulait détruire la République, la République aurait le droit de se défendre, même contre l'Assemblée nationale.
Quant à la responsabilité politique du XVIe Bulletin, le hasard a voulu qu'elle n'appartînt à personne. J'aurais pu la rejeter sur M. Ledru-Rollin, de même qu'on aurait fort bien pu ne pas rejeter sur moi la responsabilité morale. Mais, dans un moment où le temps manquait à tout le monde, j'aurais cru, moi, manquer à ma conscience, si j'avais refusé de donner quelques heures du mien à un travail gratuit autant comme argent que comme amour-propre. C'était la première et ce sera probablement la dernière fois de ma vie que j'aurai écrit quelques lignes sans les signer.
Mais, du moment que je consentais à laisser au ministre la responsabilité d'un écrit de moi, je devais accepter aussi la censure du ministre, ou des personnes qu'il commettait à cet examen. C'était une preuve de confiance personnelle de ma part envers M. Ledru-Rollin, la plus grande qu'un écrivain qui se respecte puisse donner à un ami politique.
Il avait donc, lui, la responsabilité politique de mes paroles, et les cinq ou six Bulletins que je lui ai envoyés ont été examinés. Mais le XVIe Bulletin est arrivé dans un moment où M. Élias Regnault, chef du cabinet, venait de perdre sa mère. Personne n'a donc lu, apparemment, le manuscrit avant de l'envoyer à l'imprimerie. J'ignore si quelqu'un en a revu l'épreuve. Je ne les revoyais jamais, quant à moi.
Un moment de désordre dans le cabinet de M. Élias Regnault, désordre qu'il y aurait cruauté et lâcheté à lui reprocher, a donc produit tout ce scandale, que, pour ma part, je ne prévoyais guère et n'ai jamais compris jusqu'à présent.
Comme, jusqu'à ce fameux Bulletin, il n'y avait pas eu un mot à retrancher dans mes articles, ni le ministre, ni le chef du cabinet n'avaient lieu de s'inquiéter extraordinairement de la différence d'opinion qui pouvait exister entre nous.
Apparemment, M. Jules Favre, secrétaire général, qui, je crois, rédigeait en chef le Bulletin de la République, était absent, ou préoccupé aussi par d'autres soins. Il est donc injuste d'imputer au ministre ou à ses fonctionnaires le choix de cet article parmi trois projets rédigés sur le même sujet dans des nuances différentes. Je n'ai pas le talent assez souple pour tant de rédactions et c'eût été trop exiger de mon obligeance que de me demander trois versions sur la même idée. Je n'ai jamais connu trois manières de dire la même chose, et je dois ajouter que le sujet ne m'était point désigné.
Une autre circonstance que je me rappelle exactement et qu'il est bon d'observer, c'est que l'article avait été envoyé par moi le mardi 12 avril, alors qu'il n'était pas plus question, dans mon esprit, des événements du 16, que dans les prévisions de tous ceux qui vivent comme moi en dehors de la politique proprement dite. Par suite de la préoccupation douloureuse du chef du cabinet, cet article n'a paru que le 16: c'est dire assez que, dans l'agitation où se trouvaient alors les esprits, on a voulu à tort donner, à des craintes que j'avais émises d'une manière générale, une signification particulière.
Voilà ma réponse aux explications que tu me demandes. Pour ma part, il m'est absolument indifférent qu'on incrimine mes pensées: je ne reconnais à personne le droit de m'en demander compte et aucune loi n'autorise à chercher au fond de ma conscience si j'ai telle ou telle opinion. Or un écrit que l'on compte soumettre à un contrôle avant de le publier, et que dans cette prévision, on ne se donne le soin ni de peser, ni de relire, est un fait inaccompli, ce n'est rien de plus qu'une pensée qui n'est pas encore sortie de la conscience intime.
Mais peu importe ce qui me concerne. Je devais seulement à la vérité et à l'amitié de te raconter ce qui entoure ce fait, c'est-à-dire la part qu'on accuse certaines personnes d'y avoir prise.
Si le XVIe Bulletin a été un brandon de discorde entre républicains, ce que j'étais loin d'imaginer durant les cinq à dix minutes que je passai à l'écrire, il ne fut pas écrit du moins en prévision ou en espérance de l'événement du 15 mai, que je n'approuve en aucune façon. Je crois que tu me connais assez pour savoir que, si je l'avais approuvé avant et pendant, ce ne serait pas l'insuccès qui me le ferai désavouer après.
À toi de coeur, mon ami.
GEORGE SAND.
Nohant, mardi 7 août 1848.
Mon ami,
Quoique bien malade, je t'ai écrit hier pour te donner, vite, les explications que tu me demandais et que tu désirais peut-être, par amitié pour moi, pouvoir donner à quelques personnes. Il y a assez longtemps qu'on m'ennuie avec ce XVIe Bulletin. J'ai dédaigné de répondre à toutes les attaques indirectes des journaux de la réaction. Ma réponse, conforme à l'exacte vérité, est dans la lettre que je t'ai envoyée hier et dont je t'autorise à faire l'usage que tu jugeras convenable, soit en la communiquant, soit en la faisant imprimer dans un journal de notre opinion. J'aurais pu l'écrire plus tôt; mais je voulais laisser à M. Ledru-Rollin le soin de désavouer ce Bulletin comme il l'entendrait; les explications que le rapport prétend avoir reçues de hauts fonctionnaires ne sont pas conformes à la vérité, et tu comprendras qu'il me plaise peu de passer pour son rédacteur payé, apparemment, puisqu'on suppose que j'envoyais divers projets, parmi lesquels on choisissait la nuance, je tiens à garder l'attitude qui me convient comme écrivain, et à laquelle je n'ai jamais manqué, ni comme dignité, ni comme modestie, ni comme désintéressement.
Avise donc de toi-même; car je prends ici conseil de toi, sur ce que tu dois faire de ma lettre. Je désire rétablir la vérité en ce qui me concerne, et c'est aussi défendre M. Ledru-Rollin que de me défendre moi-même. C'est la seule occasion convenable peut-être que j'aurai de le faire; car, le rapport oublié, il serait de mauvais goût de ramener sur moi l'attention pour un fait personnel, comme vous dites à l'Assemblée. Peut-être aussi faut-il attendre que M. Ledru-Rollin s'en explique lui-même? Confères-en avec lui, ce sera utile, et montre-lui mes lettres si tu veux.
Je te remercie, mon vieux frère, d'avoir pensé à moi tout de suite; j'étais bien sûre que tu aurais ce soin-là.
Je crois que tu dois blâmer, toi, l'homme de la douceur et de la prudence généreuse, la brutalité du XVIe Bulletin. Pardonne-moi ce péché, que je ne puis appeler un péché de jeunesse. Je ne reviendrai pas sur ce que je t'ai écrit hier du fait non accompli dans ma réflexion, et pourtant accompli par le vouloir d'un hasard singulier. Ma défense, la-dessus, n'est point trop métaphysique, elle est simple et même naïve, je crois. Mais, après tout, je ne me repens pas bien sincèrement, je le le confesse, de cette énormité. Je suis sincère en te disant que je n'ai jamais donné dans le 15 mai. L'Assemblée n'avait pas mérité d'être traitée si brutalement. Le peuple n'avait pas droit ce jour-là. Il ne s'agissait pas pour lui de sauver la République par ces moyens extrêmes qu'il n'a mission d'employer, que dans les cas désespérés. D'ailleurs, il n'était pas là, le peuple, puisqu'on ne s'est pas battu. Quelques groupes socialistes n'ont pas le droit d'imposer leur système à la France qui recule; mais, quand je disais, dans l'abominable XVI^{e} Bulletin, que le peuple a droit de sauver la République, j'avais si fort raison, que je remercie Dieu d'avoir eu cette inspiration si impolitique. Tout le monde l'avait aussi bien que moi; mais il n'y avait qu'une femme assez folle pour oser l'écrire. Aucun homme n'eût été assez bête et assez mauvaise tête pour faire tomber de si haut une vérité si banale. Le hasard, qui est quelquefois la Providence, s'est trouvé là pour que l'étincelle mît le feu. J'en rirais sur l'échafaud si cela devait m'y envoyer. Le bon Dieu est quelquefois si malin!
Mais que M.-Ledru-Rollin s'en défende, je le veux de tout mon coeur, et je l'y aiderai tant qu'il voudra. Je l'eusse fait plus tôt s'il ne m'eût dit que cela n'en valait pas la peine. Pourtant, puisque l'accusation de ce fait prend place dans les choses officielles, hâtons-nous de dire la vérité. Ce que je n'accepte pas, c'est que M. Elias Regnault, ou quelque autre (je ne sais pas qui), arrange la vérité à sa manière.
Je t'envoie une lettre que j'ai reçue le 8 ou le 10 juin d'un Anglais qui n'est pas précisément de mes amis, mais qui m'est sympathique. Remets-la à Louis Blanc, et qu'il juge si elle peut lui être utile. S'il veut des détails sur le caractère et la position de M. Milnes, M. de Lamennais lui en donnera d'excellents, et, s'il y avait lieu à l'appel en témoignage, je suis sûre qu'il le ferait de bon coeur. C'est un homme de vérité et de sincérité, quoique un peu sceptique. Au reste, sa lettre le peint tout entier.
Bonsoir, ami et frère. Toujours à toi.
GEORGE SAND.
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