Autour du reste de la table, Lex et les autres applaudirent docilement. Elle était encore sonnée, ébranlée à l’idée de devoir faire tout son rapport de tête. Non pas qu’il y ait grand-chose à rapporter… Ce qui ne la réconfortait pas.
– Et de votre côté Karen ? demanda Bryce en s’adressant à l’éditrice assise à la droite de Matt.
C’était une belle femme aux traits fins qui avait toujours rappelé à Lex les sorcières du film Hocus Pocus. Prêtes à sacrifier autant d’enfants qu’il serait nécessaire pour lancer leur sortilège de beauté. La seule différence entre elle et ces sorcières était son accent de Boston qui était des plus prononcés.
Ce n’était sûrement pas une coïncidence si Karen était spécialisée dans les biographies et les mémoires. Elle s’occupait généralement des clients célèbres. Autrefois, Lex pensait qu’elle adorait tous les genres littéraires. Mais c’était avant qu’elle n’essaie de lire l’un des livres que Karen avait acquis pour l’entreprise.
– Juste un Trudeau vient de dépasser la barre des cent mille copies, rapporta Karen de sa voix nasillarde.
Elle s’arrêta pour recevoir les félicitations, mais Bryce ne fit que hocher la tête pour l’encourager à poursuivre.
– Les droits pour Entre Dwayne Johnson et Le Rock viennent d’être achetés en vue d’un biopic. Nous constatons un nombre impressionnant de précommandes pour Kevin Hart : Histoires et Nouvelles, qui devrait logiquement se retrouver en haut de tous les classements pour les sorties de la semaine prochaine.
– C’est génial Karen, félicitations, s’exclama Bryce en levant les mains pour une nouvelle tournée d’applaudissements. Deux best-sellers à la suite, bien joué toute l’équipe. Cela va réaffirmer notre position de leader dans la publication de biographies des célébrités. Nous sommes bien partis pour dépasser les éditions Tout Ce Qui Conte.
Des murmures de félicitations s’élevèrent autour de la table mais Lex ne pouvait se résoudre à y participer. C’était tellement superficiel. Elle avait assisté à des réunions où les manuscrits de célébrités avaient été acceptés ou refusés uniquement en fonction du nombre d’abonnés Instagram de leurs auteurs. Il n’y avait aucune intégrité, aucune passion.
Lex se concentra sur la vue de Boston qu’elle apercevait par la fenêtre derrière Bryce et se perdit dans ses pensées tandis que celui-ci continuait son tour de table. Le temps était dégagé et la ville était comme toujours époustouflante. Même si elle avait eu le temps de s’y habituer depuis qu’elle travaillait ici. C’était chez elle, mais la vue ne l’aidait pas à déstresser. Elle essayait désespérément de se souvenir des chiffres qu’elle devait rapporter tout en se maudissant d’avoir oublié son calepin qui contenait précisément tous ses résultats. Elle savait que ça ne changerait pas grand-chose. Les chiffres n’étaient pas élevés comparés à ceux des célébrités.
Pourtant, les autobiographies en elles-mêmes n’étaient ni bonnes, ni véridiques. Elles étaient pleines de rumeurs, de on-dit et d’histoires inventées pour améliorer l’image des célébrités. Tout ce qu’ils avaient à faire, c’était de citer « M. X » ou de prétendre qu’ils changeaient les noms pour des raisons de sécurité et ils pouvaient raconter ce qu’ils voulaient en toute impunité.
– Mademoiselle Blair ? dit Bryce.
Lex sursauta, tirée de sa rêverie. Elle fit tomber le stylo qu’elle tenait sur la table et vit en regardant ses mains que la pointe avait créé une tache noire sur son doigt.
– Et vous ?
Lex bougea inconfortablement sur sa chaise, essayant de cacher son pouce dans la paume de sa main. Elle ne voulait pas que Matt et Karen remarquent sa maladresse et se moque à nouveau d’elle.
– Économie des Colons : Comment Vivaient les Nouvelles Colonies fait partie des favoris pour le Prix Wolfson, et le National Book Award dans la catégorie Documentaires, dit-elle en espérant que Bryce ne lui réclame pas de chiffres. La rumeur d’un Pulitzer d’Histoire court pour Registres postaux et tendances migratoires. Nous n’en serons certains que lors de l’annonce évidemment.
– Et le nombre de ventes ? demanda Bryce dans l’expectative, son crayon planant au-dessus de son calepin.
Lex déglutit.
– Moins de cinq mille, admit-elle.
– Pour lequel ? Économie ou Registres ?
– Pour tout, dit Lex.
Elle sentit plus qu’elle n’entendit les souffles coupés dans la pièce. C’était son plus mauvais mois. La grande majorité de ses ventes avaient été pour des bibliothèques et des écoles.
Le regard de Bryce s’attarda sur elle un moment avant qu’il ne secoue la tête et se détourne pour prendre des notes. Elle savait que ce n’était pas assez. Malheureusement, il n’y avait pas beaucoup de demandes pour les spécialités de sciences et textes historiques. Ces livres étaient importants, tellement importants qu’elle aurait voulu monter sur la table et le crier jusqu’à ce que les autres éditeurs s’en rendent compte. Mais il n’y avait qu’une minorité de personnes dans le monde qui pouvait les comprendre et il y avait encore moins de monde qui voulait les acheter.
Elle savait qu’il n’y avait que la promesse des récompenses et les bonnes critiques qui avaient convaincu Bryce de laisser son département ouvert aussi longtemps. Elle avait cultivé un catalogue des meilleurs auteurs du genre, avec les opinions et les découvertes les plus novatrices. Le problème, c’est qu’ils ne sortaient qu’un livre ou deux à cause du temps qu’il fallait pour les écrire et de leur extrême spécificité. Si elle ne continuait pas à produire des révélations, elle ne pourrait pas garder sa place bien longtemps.
Pourtant, tandis que Bryce libérait les éditeurs, Lex savait que cette année était un bon cru. Ces livres étaient des gagnants, ils avaient le potentiel de changer le monde et ce n’était pas rien.
– Un Pulitzer. Bien joué, dit Karen en s’approchant la main tendue.
Lex savait au ton de sa voix que ça n’avait rien d’une félicitation. Elle se moquait d’elle. Pourtant, elle répondit automatiquement à la poignée de main. Ce geste lui rappela trop tard la tache d’encre sur son doigt et elle constata avec horreur que la marque noire avait déteint sur Karen, lui recouvrant la paume là où le pouce de Lex s’était posé.
Lex était sur le point de dire quelque chose, de s’excuser, mais Karen s’était déjà retournée vers Matt avec un rire hautain, visiblement destiné à Lex pour bien lui faire comprendre que ses félicitations étaient hypocrites. Ce faisant, Karen passa sa main sur son visage, plus précisément autour de son œil comme pour essuyer une larme de rire. Elle se retrouva avec une trace noire ressemblant à un œil de panda sur son maquillage parfait.
Lex se mordit la lèvre. Le stylo était de la marque qu’utilisaient leurs auteurs pour faire les dédicaces, pigmenté et permanent. Elle fit semblant de devoir mieux ranger sa chaise sous la table pour éviter de rire devant Karen. Elle préférait être loin d’elle pour éviter les suspicions lorsque quelqu’un la préviendrait.
– Alexis, dit Bryce la voix basse bien qu’il ne resta plus qu’eux dans la pièce. Pouvez-vous m’accompagner dans mon bureau ?
Alexis sentit une boule se former dans son estomac en entendant le ton de sa voix et il lui fallut un moment pour convaincre son corps de se détourner de la table pour le suivre.
– Écoutez, dit Bryce qui se tenait face à Lex de l’autre côté de son bureau.
Celui-ci était décoré de photos de ses enfants, mais derrière lui le mur était rempli de récompenses et de certificats encadrés, et même de couvertures de magazines. Il avait eu une longue carrière pleine de succès.
– Ne croyez pas que je ne trouve pas vos livres importants.
La conversation commençait mal.
– Bien sûr qu’ils sont importants. dit Lex se mettant instantanément sur la défensive. Ils sont révolutionnaires. Déterminants. Les recherches du professeur sur le système endocrinien seront sans doute étudiées en École de médecine pendant des décennies.
– Oui, mais, c’est juste que…, dit Bryce en remontant ses lunettes à grosses montures sur son nez. Ils ne se vendent pas très bien. J’en ai discuté avec les autres partenaires et j’ai parlé en votre faveur, mais selon eux, il n’est pas judicieux pour Enlivrez-vous de continuer à subir des pertes, même pour changer le monde.
Lex le regarda un moment, bouche bée, incapable d’assimiler ses paroles.
– Et les récompenses ? demanda-t-elle. Les critiques ? Elles donnent une bonne image de l’entreprise, elles nous font paraître dans les journaux…
– Malheureusement, elles ne donnent une bonne image de nous qu’aux autres écrivains académiques et aux éditeurs, dit Bryce. Sa bouche formait une grimace contrite.
– Mais Le Pétrole de Champignon a été absolument révolutionnaire dans son domaine, il a reçu un super accueil…
– Malheureusement, transformer les champignons anaérobies en une source de biocarburant est un « domaine » extrêmement réduit. Nous n’en avons vendu que cinq cents copies, soupira Bryce. Je suis vraiment désolé Alexis. Vous êtes une bonne éditrice. Vous avez du flair. Le problème vient du genre de livre dont vous vous occupez et aussi merveilleux soient-ils, ils ne se vendent pas.
Lex essaya de s’éclaircir les idées, elle secoua la tête essayant de comprendre ce qu’il voulait dire.
– Que vais-je… Quel genre de livres voulez-vous que j’édite ?
Bryce s’agita, mal à l’aise, les mains croisées sur la table près de la sienne comme pour s’empêcher de tendre la main vers elle.
– Je suis désolé Alexis, répéta-t-il. Nous partons dans une direction très différente, complètement éloignée des documentaires, en dehors des mémoires. Je voudrais que vous rejoigniez Karen au département des Autobiographies de célébrités.
Lex le fixa silencieusement. Elle l’entendait mais n'arrivait pas à le comprendre. Puis, elle eut l’impression que le sol s’écroulait sous ses pieds. Comment pouvait-il penser qu’elle serait capable de travailler dans le département de Karen ?
– Je ne peux pas faire ça, murmura Lex, la gorge sèche. Je ne peux pas travailler sur les Célébrités.
– Alexis, vous m’avez mal compris, dit Bryce. Ce n’était pas une proposition. Votre département va disparaître et il n’y a pas d’autre poste vacant hormis celui-ci. Vous allez aux Célébrités.
Lex savait au fond d’elle-même qu’elle avait besoin de ce travail et qu’elle aurait des ennuis si elle le perdait. Elle risquait aussi de perdre son appartement et de devoir retourner vivre chez sa mère à
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