Les jours avaient passé; leur enfant atteignait sa vingt-deuxième année, et les deux veuves continuaient à l'enlacer, à l'étreindre de ces mille prévenances par lesquelles, ou mères, ou épouses, ou amantes, les femmes passionnées savent retenir auprès d'elles l'être qui fait l'objet de leur passion. Avec une minutie de soin féconde en intimes délices, elles s'étaient complu à ménager pour Hubert le plus adorable appartement de garçon qui se pût rêver. Elles avaient fait agrandir un pavillon qui se trouvait par derrière l'hôtel, en retour sur un petit jardin contigu lui-même au jardin immense de la rue de Varenne. Des fenêtres de sa chambre à coucher, Mme Liauran pouvait voir les fenêtres de son fils, qui avait ainsi à lui un petit univers indépendant. Les deux femmes avaient eu l'esprit de comprendre qu'elles ne retiendraient Hubert tout à fait auprès d'elles qu'en allant au-devant du désir d'une existence personnelle, inévitable chez un homme de vingt ans. Au rez-de-chaussée de ce pavillon, deux vastes salles, de plain pied avec le jardin, renfermaient, l'une un billard, l'autre tout l'appareil nécessaire à l'escrime. C'est là qu'Hubert recevait ses amis, lesquels se composaient de quelques gens du faubourg Saint-Germain, car Mme Castel et Mme Liauran, quoiqu'elles ne fissent pas de visites, avaient conservé des relations suivies avec toutes les personnes du faubourg qui s'occupent d'œuvres de charité. Cela fait une société à part, très différente du clan mondain et unie d'une manière d'autant plus étroite que les rapports y sont très fréquents, très sérieux et très personnels. Mais certes aucun des jeunes amis d'Hubert ne se mouvait dans une installation comparable à celle que les deux femmes avaient organisée au premier étage du pavillon. Elles qui vivaient dans une simplicité de veuves sans espérance, et qui n'auraient pour rien au monde modifié quoi que ce fût à l'antique mobilier de l'hôtel, leur sentiment pour Hubert leur avait soudain révélé le luxe et le confort moderne. La chambre à coucher du jeune homme était tendue d'étoffe du Japon, d'une jolie et coquette fantaisie, et tous les meubles venaient d'Angleterre. Mme Castel et Mme Liauran avaient vu chez un de leurs parents éloignés, anglomane forcené, quelques modèles qui les avaient séduites, et elles s'étaient offert, comme un caprice d'amour, le plaisir de donner à leur enfant cette élégance originale. Il y avait ainsi dans cette pièce, située au midi et toujours ensoleillée, une charmante armoire à triple panneau, un revêtement de bois et une glace à étagère au-dessus de la cheminée, deux gracieuses encoignures, un lit bas et carré, des fauteuils à ne jamais pouvoir s'en relever; – enfin c'était bien réellement ce home d'une commodité raffinée que tout Anglais riche aime à se procurer. Une salle de bain attenait à cette chambre et un fumoir. Bien qu'Hubert ne fût pas encore adonné au tabac, les deux femmes avaient prévu jusqu'à cette habitude, et ce leur avait été un prétexte pour disposer une petite pièce tout orientale, avec une profusion de tapis de Perse, un large divan drapé d'étoffes algériennes que le général avait rapportées de ses campagnes; des étoffes pareilles garnissaient le plafond et les murs, sur lesquels se voyaient toutes les armes laissées par trois générations d'officiers. Des sabres égyptiens rappelaient la première campagne faite par Hubert Castel à la suite de Bonaparte. Le capitaine de l'armée d'Afrique avait possédé ces armes arabes, et ces souvenirs de Crimée témoignaient de la présence du sous-lieutenant Liauran sous les murs de Sébastopol. En sortant du fumoir, on entrait dans le cabinet de travail, dont les croisées étaient doubles, et celles du dedans en vitraux coloriés, si bien que, par les journées tristes, on pouvait ne pas s'apercevoir de la nuance de l'heure. Les deux femmes avaient subi de si affreuses récurrences de leurs mélancolies par des après-midi brouillées et sous des cieux cruels! Un grand bureau posé au milieu de la pièce avait devant lui un de ces fauteuils à pivot qui permettent au travailleur de se retourner vers la cheminée sans même se lever. Une petite table Tronchin offrait son pupitre dressé, si la fantaisie prenait le jeune homme d'écrire debout, comme une chaise longue attendait ses paresses. Un piano droit était posé dans l'angle, et tout au fond de la pièce régnait une bibliothèque longue et basse.
Peut-être le choix des livres qui garnissaient les tablettes de ce dernier meuble traduisait-il, mieux encore que tous les autres détails, la sollicitude craintive avec laquelle Mme Castel et Mme Liauran avaient tout disposé pour demeurer maîtresses de leur fils pendant ces difficiles années qui vont de la vingtième à la trentième. Comme elles avaient toutes les deux, en leur qualité de veuves de soldat, conservé le culte de la vie d'action, en même temps que leur excessive tendresse pour Hubert les rendait incapables de supporter qu'il l'affrontât, elles avaient trouvé un compromis de leur conscience dans le rêve, formé pour lui, d'une existence d'études. Elles caressaient naïvement le désir qu'il entreprît un grand et long travail d'histoire militaire, comme un des Trans du XVIIIe siècle en a laissé un. N'était-ce pas le plus sûr moyen qu'il restât beaucoup chez lui, c'est-à-dire beaucoup chez elles? Aussi avaient-elles, grâce aux conseils de Scilly, réuni une assez bonne collection de livres utiles à ce projet. La correspondance complète de l'Empereur, la suite des mémoires relatifs à l'histoire de France, une profusion de volumes de voyages formaient le fond de cette bibliothèque. Quelques ouvrages de religion, un petit nombre de romans, et, parmi les écrivains modernes, les œuvres du seul Lamartine achevaient de garnir les rayons. Il est juste de dire que, dans ce coin du monde où l'on ne recevait aucun journal, la littérature contemporaine était parfaitement inconnue. Les idées du général et celles des deux femmes étaient identiques sur ce point. Et il en était du monde contemporain tout entier à peu près comme de la littérature. On aurait pu entendre, dans ce salon de la rue Vaneau, des conversations étonnantes, où le comte expliquait à ses amies que la France était gouvernée par les délégués des sociétés secrètes et d'autres théories politiques de la même portée. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Comme dans les très petites villes de province, la monotonie des habitudes avait abouti chez les deux veuves à une monotonie de la pensée. Les sentiments étaient très profonds et les idées très étroites, dans ce vieil hôtel dont la porte cochère s'ouvrait rarement. Le promeneur apercevait alors au fond d'une cour un bâtiment sur le fronton duquel se lisait une devise latine, jadis gravée en l'honneur du maréchal de Créquy, premier propriétaire de la maison: Marti invicto atque indefesso– à Mars invaincu et infatigable. Les hautes fenêtres du premier étage et du rez-de-chaussée, la couleur ancienne de la pierre, le silence propre de la cour, tout s'harmonisait au caractère des deux habitantes dont les préjugés étaient infinis. Mme Castel et sa fille croyaient aux pressentiments, à la double vue, aux somnambules. Elles étaient persuadées que l'empereur Napoléon III avait entrepris la guerre d'Italie pour obéir à un serment de carbonaro. Jamais ces deux femmes, si divinement bonnes, n'eussent accordé leur amitié à un protestant ou à un israélite. La seule idée qu'il y eût un libre penseur de bonne foi les eût bouleversées comme si on leur avait parlé de la sainteté d'un criminel. Enfin, même le général les jugeait naïves. Mais, comme il arrive à quelques officiers que leur vie errante et des timidités cachées sous une apparence martiale ont condamnés à des amours de passage, Scilly connaissait trop peu les femmes pour apprécier combien cette naïveté était réelle, et à quelle profondeur d'ignorance du mal vivaient les deux Marie-Alice. Il supposait que toutes les femmes honnêtes étaient ainsi, et il confondait toutes les autres sous le terme de «gueuses». Il lui arrivait de prononcer ce mot, quand son foie le faisait par trop souffrir, d'un ton qui laissait soupçonner dans son passé quelque déception amère. Mais qu'il eût été ou non trompé par quelque aventurière de garnison, qui songeait à s'en inquiéter parmi les rares personnes qu'il rencontrait chez «ses deux saintes», ainsi qu'il appelait Mme Castel et sa fille?
Toujours bercé par le roulement de sa voiture, le général continuait de s'abandonner à la crise de mémoire qu'il subissait depuis son départ de la rue Vaneau et qui venait de lui faire repasser en un quart d'heure l'existence entière de ses amies; et voici qu'autour de ces deux figures d'autres visages s'évoquaient, ceux par exemple de la cousine germaine de Mme Castel, une Mme de Trans qui habitait la province une partie de l'année, et qui venait, avec ses trois filles, Yolande, Yseult et Ysabeau, passer l'hiver à Paris. Ces quatre dames s'installaient dans un appartement de la rue de Monsieur, et leur vie parisienne consistait à entendre, dès sept heures du matin, une messe basse dans la chapelle privée d'un couvent situé rue de la Barouillère, à visiter d'autres couvents, ou à travailler dans des ouvroirs durant l'après-midi. Elles se couchaient vers huit heures et demie, après avoir dîné à midi et soupé à six. Deux fois la semaine, «ces dames De Trans», comme disait le général, passaient la soirée chez leurs cousines. Elles rentraient ces soirs-là rue de Monsieur à dix heures, et leur domestique venait les chercher avec le paquet de leurs socques et une lanterne, afin qu'elles pussent traverser la cour de l'hôtel Castel sans danger. La comtesse de Trans et ses trois filles avaient des visages de paysannes, tout hâlés et semés de taches de rousseur, des costumes faits à la maison par des couturières que leur désignaient des religieuses, des goûts de parcimonie écrits dans la mesquinerie de tout leur être, et, détail où se révélait leur aristocratie native, des mains charmantes et des pieds délicieux que ne parvenaient pas à déshonorer des chaussures de confection, achetées dans une pieuse maison de la rue de Sèvres. Le contraste le plus singulier s'établissait entre ces quatre femmes et un autre cousin, venu celui-là du côté de la seconde Marie-Alice, George Liauran. Ce dernier représentait, dans le salon de la rue Vaneau, toutes les élégances. C'était un homme de quarante-cinq ans, lancé dans un monde très riche avec une fortune d'abord moyenne, et grossie par de savantes spéculations de Bourse. Il avait son appartement à son cercle, où il déjeunait, et, chaque soir, son couvert mis dans une des maisons dont il était le familier. Il était petit, maigre et très brun. S'il entretenait la jeunesse de sa barbe taillée en pointe et de ses cheveux coupés très courts par quelque artifice de teinture, c'était une question débattue depuis longtemps entre les trois demoiselles De Trans qui s'hébétaient à voir la tenue supérieure de George, ses souliers du soir vernis sous la semelle, les baguettes brodées de ses chaussettes de soie, les boutons d'or guilloché de ses manchettes, la perle unique de son plastron de chemise, en un mot les moindres brimborions de cet homme, aux yeux bridés et fins, dont la toilette leur représentait une existence d'une prodigalité saisissante. Il était convenu entre elles qu'il exerçait une fatale influence sur Hubert. Tel n'était sans doute pas l'avis de Mme Liauran, car elle avait chargé George de servir au jeune homme de chaperon dans la vie mondaine, lorsqu'elle avait désiré que son fils cultivât leurs relations de famille. La noble femme récompensait par cette marque de confiance la longue assiduité de son cousin. Il venait dans le paisible hôtel très régulièrement et depuis des années, soit que la sécurité de cette affection lui fût une douceur parmi les mensonges de la société parisienne, soit qu'il eût conçu depuis longtemps pour Marie-Alice Liauran un de ces cultes secrets comme les femmes très pures en inspirent parfois à leur insu aux misanthropes, et George avait cette nuance de pessimisme qui se rencontre chez presque tous les viveurs de cercle. Le genre de caractère de cet homme, qui en toute matière était toujours incliné à croire au mal, faisait pour le général l'objet d'un étonnement que l'habitude n'avait pas calmé; mais ce soir-là il négligeait d'y réfléchir; le souvenir de George Liauran ne faisait qu'aviver davantage celui d'Hubert. Invinciblement le digne homme en arrivait à l'évidence de ce fait que ses deux amies ne pouvaient être si cruellement tristes qu'à cause de leur enfant, – oui, mais pourquoi? Ce point d'interrogation, où se résumait toute cette rêverie, était plus présent que jamais à l'esprit du comte lorsque son équipage de douairière s'arrêta devant sa maison. De l'autre côté de la porte cochère une autre voiture stationnait, dans laquelle Scilly crut reconnaître le petit coupé que Mme Liauran avait donné à son fils. «Est-ce vous, Jean?» cria-t-il au cocher à travers la pluie. «Monsieur le comte?..» répondit une voix que Scilly reconnut avec saisissement. «Hubert m'attend chez moi,» se dit-il; et il franchit le seuil de la porte en proie à une curiosité qu'il n'avait pas éprouvée depuis des années.
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