Les dieux m'avaient presque tout donné. Mais je me laissai leurrer et m'accordai de longues périodes de repos insensé et sensuel. Je m'amusai à faire le flâneur, le dandy, l'homme à la mode. Je m'entourai de petits caractères et d'esprits mesquins. Je devins le prodigue de mon propre génie et j'éprouvai une joie bizarre à gâcher une éternelle jeunesse. Las d'être dans les hauteurs, je descendis délibérément dans les profondeurs, à la recherche de sensations nouvelles. Ce qu'était pour moi le paradoxe dans la sphère de la pensée, la perversité le fut dans la sphère de la passion. Le désir, à la fin, fut une maladie, ou une folie, ou tous les deux. Je devins insouciant de la vie des autres. Je pris mon plaisir où il me plut, et passai. J'oubliai que chaque menue action quotidienne forme ou déforme le caractère et que, par conséquent, ce qu'on a fait dans le secret du cabinet, on devra, quelque jour, le crier sur les toits. Je cessai d'être le maître de moi-même. Je ne fus plus le capitaine de mon âme et je l'ignorai. Je permis au plaisir de me dominer et j'aboutis à une horrible disgrâce. Il ne me reste plus à présent qu'une chose: l'humilité absolue.»8.
Cet aveu d'une irrémédiable défaite est émouvant, mais d'autres pages le contredisent et pourraient créer un doute sur sa sincérité. Or Wilde fut toujours sincère pour qui sait lire et comprendre.
«Ce fut certainement un homme extraordinaire, d'une originalité três belle, mais qui s'ingénia à cacher ses dons sous un manteau acheté au magasin des nouveautés conventionnelles et à la mode d'un jour»9.
Ce qui le perdit fut de se figurer qu'il était possible d'user pour de nobles desseins de tout ce qui s'agite dans l'âme humaine. Chacun de nous, en effet, est un peuple d'êtres mystérieux, d'un groupement éphémère, et qui se déchirent en des révolutions intestines. C'est avec ces soldats qui n'obéissent presque jamais ou désertent et se retournent contre nous, qu'il nous faut soutenir les assauts de mille ennemis. Wilde essaya de les connaître tous. Il les crut capables de se plier à l'instinct, si puissant en lui, qui l'orientait, où qu'il allât, vers la Beauté. Cela dura peut-être assez pour le persuader de sa force et le réveil vint trop tard.
Je me suis interdit d'écrire une biographie.
Je ne connais que l'écrivain, et l'homme est trop vivant encore et si blessé! J'ai la dévotion des plaies, et le plus beau rite de cette dévotion est le geste qui voile. C'est pourquoi je cite volontiers ceux qui négligent les accidents et tâchent à nous découvrir l'âme. Cette méditation sur une âme très belle serait donc inutile si je négligeais les témoignages.
Celui de M. Arthur Symons est un des plus précieux.
Dans son volume récent: «Studies in Prose and Verse», il qualifie Wilde un «poète d'attitudes» et très subtilement l'explique.
Lorsque la Ballade de la Geôle de Reading fut publiée, dit-il, il parut à certains qu'un tel retour et qu'une si brusque connaissance de la réalité était précisément le nécessaire pour mettre en rapport avec la vie et l'art un talent extraordinaire, si éloigné des choses de l'expérience commune, fantastiquement seul dans une région d'abstractions intellectuelles. Dans ce poème où un style formé en d'autres plans semble étonné d'être subitement employé à ces nouveaux desseins, nous voyons une grande imagination théâtrale à qui la pitié et la terreur sont venues en personne et non plus comme des marionnettes dans un jeu. D'après ce point de vue, la vie humaine a toujours été quelque chose joué sur une scène, comédie dans laquelle le rôle d'un sage est de s'asseoir et de rire, mais à laquelle il peut aussi prendre part avec dédain, comme sous le masque du carnaval. Mais l'intelligence impartiale et dédaigneuse pour qui la condition humaine n'a jamais été un fardeau en vient maintenant à l'incapacité de s'asseoir à l'écart et de rire; et derrière tant de masques portés et enlevés, elle a vu peu à peu que rien n'a été désirable dans l'illusion. Ayant vu, comme voit l'artiste, plus loin que la moralité, mais avec un coup d'œil assez partial pour l'oublier en route, l'intelligence en est enfin arrivée à découvrir la moralité avec douleur et au prix d'incalculables détresses. Et maintenant, devenue si récemment familière avec ce qui est digne de pitié et ce qui semble injuste dans l'arrangement des affaires humaines, l'intelligence est naturellement allée aux extrêmes et a accepté d'une part l'humanitarisme, de l'autre le réalisme comme ayant une réelle valeur en matière d'art. Singulier instinct de l'intelligence que cette nécessité de porter les choses à leur plus haut point de développement, à être plus logique que la vie ou l'art, deux choses cependant capricieuses et illogiques, où les conclusions ne découlent pas toujours des prémisses …
Son intelligence était dramatique et tout l'homme était moins une personnalité qu'une attitude …
C'est précisément dans ces attitudes qu'il était le plus sincère: elles représentaient ses intentions, elles représentaient la meilleure partie de lui-même, la part inachevée. Ainsi son attitude envers la vie et envers l'art ne fut pas atteinte par sa conduite. Ses fières revendications si parfaitement et essentiellement justes, touchant la place que l'artiste doit occuper dans le monde de la pensée, et la beauté dans le monde matériel, ne sont nullement invalidées par son propre échec à créer la beauté pure et à devenir un artiste honnête. Un talent assez ardent et vivace pour être presque du génie le poussait incessamment à l'action, mais à l'action mentale.
…En se figurant, comme il l'a fait, qu'il est possible de connaître avec beaucoup de soin «la qualité morale de nos moments comme ils passent» pour les régler d'après notre idéal d'une manière plus continue et plus consciente que la plupart n'ont jamais essayé de le faire, il a créé pour lui une foule d'âmes, âmes d'un dessin compliqué, d'une couleur travaillée, tissées en une infinité de petites cellules, chacune la demeure d'un étrange parfum, peut-être d'un poison. Chaque âme avait son propre secret et restait séparée de l'âme qui était partie avant elle et de celle qui devait venir après. Et ce montreur d'âmes ne s'apercevait pas toujours qu'il jonglait avec les choses réelles, car pour lui elles n'étaient guère plus que les balles en verres de couleur jetées en l'air par le jongleur qui les rattrape l'une après l'autre. Car les âmes étaient généralement contentes d'être des jouets; de temps à autre elles prenaient une malicieuse revanche et devenaient si réelles que le jongleur lui-même s'en apercevait. Mais lorsqu'elles devenaient trop réelles, il devait continuer à les lancer en l'air et à les rattraper quoique cependant le jeu eût perdu pour lui de son intérêt. Mais comme il restait toujours maître de lui-même, les assistants, le monde ne voyaient pas la différence 10.
C'est ainsi que ne voulant vivre que pour soi, Wilde s'est laissé surprendre à vivre pour les autres. Son perpétuel souci d'étonner fut une des causes de sa chute. Et que de richesses intérieures on devine cependant si l'on écarte le rideau mouvant de ses paradoxes.
Ce livre d'Intentions, qu'une élégante et fidèle traduction révèle aujourd'hui pour la première fois au lecteur français, illustre de façon parfaite les dons inestimables de ce rare esprit aussi bien que le côté spécieux de sa nature.
Ceux qui l'ont écouté, Saint-Jean-Bouche-d'or au sourire ambigu, se parler, se traduire, les emporter et se perdre pour leur ravissement éphémère dans le royaume irréel de la plus capricieuse fantaisie, le retrouveront au cours de ces pages, parfois étonnamment profond et grave, toujours charmeur.
Quant aux problèmes posés en ce livre paradoxal et tacheté d'apparentes contradictions, les vouloir résoudre serait ambitieux et puéril.
Le mensonge est-il l'essence même de l'Art, de tous les arts?
L'accord parfait d'une vie très belle, ordonnée et pure, et du culte de la Beauté est-il impossible et chimérique?
Le divorce est-il permanent et nécessaire entre l'Ethique et l'Esthétique?
Devons-nous, sous des masques fleuris d'un sourire emprunté, nous laisser emporter par tous les remous de l'instinct?
La Critique est-elle au-dessus de l'Art? l'interprète au-dessus du créateur? Faut-il modifier le profond axiome «comprendre c'est égaler» non pas même en celui, plus profond peut-être, «comprendre c'est achever» mais en celui, tout au moins étrange au premier regard «comprendre c'est dépasser»?
Questions dont plusieurs ne sont posées en ce livre et résolues avec audace que pour faire admirer la nonchalante souplesse d'un jongleur de mots.
Sur cet aspect particulier du livre, les notes de Rebell sont de l'intérêt le plus vif. Elles font regretter davantage ce plaisir à jamais perdu que nous eût apporté son étude où sans doute il eût très finement analysé, après les réserves qu'on va lire, ce que l'œuvre de Wilde contient de savoureux et de vrai.
«Intentions est une étude sur le génie artificiel, la culture et l'instinct. C'est un très curieux document. Ce n'est pas une œuvre belle en elle-même. Toutes ces théories âgées d'une quinzaine d'années nous paraissent ridées, décrépites. Mais les théories de nos jeunes artistes contemporains sur la vie, la nature, l'art social ne sont pas plus assurées contre la mortalité. Qu'ils songent en lisant ce livre que leur esthétique paraîtra bientôt aussi vieille que celle-ci. Il ne s'agit pas d'écrire des romans, des poésies, des drames idéalistes ou réalistes, pessimistes ou optimistes, Schopenhauriens ou Nietzschéens, mais des œuvres sincères. Toutes les doctrines ne sont que bavardages propres à amuser des dames sans beauté et des esprits stériles.
«On trouve dans Intentions plus d'une vérité, mais le ton est si paradoxal qu'on risque de méconnaître tout ce qu'il y a de sincère et de juste dans ce petit livre.
«… Wilde est le dernier représentant de cet art anglais du xixe siècle qui, chez Shelley d'abord, chez les préraphaélites ensuite, et chez le peintre américain Whistler enfin, tendit à une expression constamment idéale et élégante du monde. L'art n'était pas fait pour la vie, c'était le contraire: la vie n'avait pas d'autre valeur que d'être une matière pour le poète et le peintre. Théories singulières, certes, mais qu'importent les théories? Elles ne servent au grand artiste qu'à rendre son génie plus puissant, en concentrant toutes ses forces sur une même voie, en l'unifiant au lieu de l'éparpiller. Avec ou en dépit de ses théories, Shelley a écrit ses poèmes, Whistler a peint ses tableaux; si leur esthétique était mauvaise, on ne peut dire du moins qu'elle fut dangereuse, puisqu'elle leur permit d'accomplir des chefs-d'œuvre. Wilde, par malheur, était esthète avant d'être poète. Il produisait ses œuvres comme des gageures. En lui on observe cette corruption singulière d'une très belle sensibilité d'artiste par son entourage. Ce sont les salons qui ont perdu Wilde ou, ce qui revient au même, le désir de leur plaire et de les éblouir. Ce même malheur fût peut-être arrivé à Mérimée sans sa haute et vigoureuse intelligence; et de fait, plus d'une fois il perdit son temps à composer des «Chambres bleues», quand il eût été capable sans doute de produire d'autres «Colomba», d'autres «Vases étrusques»11.
Ces observations du brillant écrivain sont d'une justesse absolue. Il serait imprudent toutefois de conclure à son dédain de l'œuvre qu'il traduisit avec une dévotion si parfaite, goûtant, comme il nous le disait lui-même, de ce ton réticent qui lui était familier, un certain réconfort dans ce travail un peu ingrat. C'est, en effet, sur son lit de souffrance qu'il l'acheva, peu de jours avant cette mort prématurée qui mit en deuil les fervents du beau langage et des hautes pensées.
Intentions est bien loin de ne contenir que des paradoxes. Ceux qui s'y trouvent, en tout cas, sont très divers par essence. Les uns, purs divertissements verbaux, sont à négliger après l'attention d'une seconde que leur accorde notre surprise. Les autres sont d'une plus noble famille et créent l'étonnement durable et fécond du paradoxe né viable s'il est une vérité neuve. Ils introduisent, dans le paysage mental, ce dérangement subit de perspective qui contraint l'esprit à monter ou à descendre et lui fait ainsi découvrir d'autres horizons. Et quelle erreur ce serait de ne pas sentir l'immense, le profond amour de la beauté qui hanta jusqu'à la fin l'âme de Wilde? Si artificiel que puisse apparaître son œuvre au premier regard, il y reste encore assez de l'homme qui fut incomparable. On sent qu'il appartient à la race élue de ceux que touche «l'esprit de l'heure» et rendent à ce toucher les plus belles notes. Ceux-là ont le privilège de ne pouvoir proférer aucun mot sans que l'on perçoive, au moins confusément, l'harmonie splendide d'un accompagnement presque universel des idées. Un chœur suit tous leurs gestes.
N'est-ce pas un artiste celui qui écrivit les admirables pages sur Shakespeare, sur l'art Grec et d'autres thèmes supérieurs que l'on trouvera dans ce livre?
C'est plus qu'un artiste celui qui nota cette suggestive pensée: que l'humilité de la matière d'une œuvre d'art est un élément de culture. Et si nous l'entendons proférer que «la pensée est une maladie», il faut comprendre qu'il s'agit de l'analyse. «Nous vivons à une époque qui lit trop pour être sage et qui pense trop pour être belle».
Nos yeux ne voient plus dans les statues antiques que l'animalité glorifiée, les enfants muets pour nous du dieu Pan qui est mort. Nous sommes des cerveaux qu'engourdit la chair, peut-être parce que nous traitons celle-ci comme une esclave.
«Le culte des sens, écrit Wilde, fut souvent et très justement blâmé; les hommes ressentent un naturel instinct de terreur pour des passions et des sensations plus fortes qu'eux et qu'ils ont conscience de partager avec des formes d'existence d'une organisation inférieure. Mais il est probable que la véritable nature des sens n'a jamais été comprise et qu'ils sont demeurés sauvages et animaux simplement parce que le monde a cherché à les réduire en soumission ou à les tuer par la douleur au lieu de viser à en faire les éléments d'une nouvelle spiritualité dont un subtil instinct de beauté sera la caractéristique dominante12.»
J'aimerais trouver ici la clef de certaines «métamorphoses» du poète avant que la Circé terrible ait passé.
On dit que le petit roi de Rome, regardant par une fenêtre du Louvre la rue fangeuse où jouaient des gamins, triste au milieu d'une cour embaumée et divinement adulatrice, s'écria: «Je voudrais me rouler dans cette belle boue.» Il semblerait qu'au point de vue sentimental, Wilde ait eu ce désir morbide, mais il valait mieux et de sereines aspirations le hantèrent avant qu'il prît place au mauvais Banquet.
Il avait le goût du «discipulat», interrogeait les jeunes gens sur leurs études, leur esprit, avec l'intérêt d'un directeur de conscience, se grisait de leur enthousiasme, s'entoura d'une cour de plus en plus mêlée … Païen vigoureux, ardent, enivré de souvenirs antiques, écœuré de ses succès mondains, il voulut peut-être revivre
Ces héroïques jours où les jeunes pensées
Allaient chercher leur miel aux lèvres d'un Platon.
Mais cet artificiel de l'art était un réaliste de la vie. Il cultivait en lui ce quiétisme qui se croit invulnérable.
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