L'effet de l'habitude exerce une grande influence sur les œuvres musicales elles-mêmes. Du moment où certaines formes mélodiques séduisent le public, les compositeurs s'en emparent avec empressement. Une mélodie plaît-elle, il faut la répéter, soit avec un second couplet, soit sans changement de paroles, d'abord parce qu'elle plaît, ensuite parce qu'un trop fréquent changement de motifs fatiguerait l'attention de l'auditeur et le dérouterait; il aime mieux savourer un plat et y revenir, avant de s'en faire servir un nouveau. Il aime aussi sentir bien la fin et les principales divisions d'un motif, afin de relâcher un peu son attention pendant les phrases secondaires ou formant remplissage. Certaines formules ou cadences mélodiques ou harmoniques sont fort utiles à cet effet; plus elles sont marquées, mieux elles remplissent leur destination. Les récitatifs aussi sont aptes à laisser reposer l'esprit; les ritournelles sont excellentes pour annoncer un air nouveau et le recommander à l'attention des auditeurs. Que les formes conventionnelles s'accordent ou non avec l'action dramatique; qu'elles l'arrêtent ou la contrecarrent, cela importe peu; elles sont nécessaires pour faciliter au public l'intelligence de la musique. Elles font très bien aussi l'affaire des compositeurs; passez-moi le mot: elles constituent un excellent oreiller de paresse, une ressource commode et lucrative. Rien n'est plus facile que d'arranger une mélodie d'après ces formes conventionnelles et d'y ajouter le remplissage nécessaire.
L'habitude et la convention ne s'étendent pas seulement à la mélodie et à la coupe des morceaux, mais aussi à l'harmonie et même à l'instrumentation. Quand les œuvres de Rossini commencèrent à se répandre en France, n'appelait-on pas l'auteur: Il Signor Vacarmini? Cela n'a pas empêché les compositeurs de lui emprunter ses formes mélodiques, son crescendo et sa cadence harmonique favorite, quoiqu'elle ne fût pas de son invention. Et quand parurent les opéras de Meyerbeer, les partisans de Rossini n'ont-ils pas traité sa musique comme pauvre de mélodie, lourde et trop bruyante? Et Berlioz? et R. Wagner?
Ces méprises se commettent d'autant plus facilement que beaucoup de gens ont l'habitude de ne s'occuper au théâtre que de la musique. Ne comprenant pas souvent les paroles chantées, ils prennent le parti de n'en tenir à peu près aucun compte; les compositeurs prennent la même voie et la trouvent fort commode. Il y a même des personnes qui en font autant pour la pièce d'un opéra. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de critiquer non seulement les paroles en détail, mais le texte d'un opéra dans son ensemble: «Que m'importe la pièce?» me répondait-on; «j'écoute la musique.» Assurément le succès de la Flûte enchantée à l'Opéra-Comique est dû uniquement à la musique de Mozart, pourvu qu'elle soit exécutée convenablement. La pièce allemande, quoi qu'on en puisse dire, a du moins un caractère et une raison d'être; l'arrangement, ou plutôt le dérangement français, n'a d'autre raison d'être que la musique de Mozart, l'action est absolument inepte. Les personnes mêmes qui, à l'Opéra, applaudissent Don Juan, ou plutôt certains morceaux de l'œuvre, ne se doutent pas de l'importance du texte italien sur lequel la musique a été écrite.
Les habitués de l'ancien Théâtre-Italien faisaient assurément peu de cas d'une pièce et aucun du texte; la musique et les chanteurs les occupaient à peu près exclusivement.
Et chaque fois qu'on chante dans une langue que le public ne comprend pas? N'a-t-on pas voulu nous faire entendre, il y a peu de temps, Lohengrin en allemand? Puis on y a renoncé pour nous le promettre en italien. Mieux encore vaut l'allemand.
Quand une éducation musicale a été mal faite, l'habitude peut avoir pour effet d'égarer, de dépraver le goût. Croit-on, par exemple, que les jeunes personnes qui, pendant des années, font leurs délices de musique de danse, de frivoles ou insipides morceaux de piano, de plates romances, soient en mesure de juger ou de goûter la musique sérieuse? Cela me rappelle un mot de Seghers, mort en 1881, et qui, après avoir été un des fondateurs de la Société des concerts du Conservatoire, avait organisé en 1849 la Société Sainte-Cécile, par laquelle il a fait connaître beaucoup d'ouvrages classiques et des œuvres de jeunes compositeurs. Ce ne fut pas sa faute si cette Société n'a duré que quelques années. Un soir, dans un concert, il me parlait de musique classique: «Voyez-vous,» me dit-il à demi-voix, en me montrant le public; «ce ne sont pas ces gens-là qui comprendront la musique; ce sont les blouses!» Il voulait évidemment dire qu'il vaut mieux n'avoir guère d'éducation musicale que d'en avoir une mal faite et frivole. Dans le premier cas, on écoute naïvement, avec la conviction de son ignorance, et l'on ne demande pas mieux que de comprendre les œuvres des maîtres de l'art; pourvu que l'on comprenne un peu, on cherche à comprendre davantage; on est même heureux de comprendre. C'est précisément ce qui est arrivé lors de la création des concerts Pasdeloup.
L'amour-propre joue dans les jugements un rôle beaucoup plus grand qu'on ne le croirait au premier abord. L'instruction insuffisante, l'habitude et l'amour-propre, voilà les trois causes principales d'erreur, en laissant toujours de côté la mauvaise foi, qui, d'ailleurs, repose aussi sur l'amour-propre. Du moment où l'on a pris l'habitude d'une certaine musique, on se croit bon juge, et l'on est porté à repousser celle qui en diffère beaucoup. Quand on a jugé, on ne veut pas se rétracter; il y a plus: dire à un homme que ce qu'il adore n'est que du clinquant, ou ne vaut pas ce qui lui déplaît, c'est presque comme si on lui disait qu'il a mauvais goût ou n'entend rien à ce qu'il prétend juger. Telle est du moins la manière dont la grande majorité des gens prend les choses.
C'est précisément la manière de faire d'une question d'art une question personnelle, qui produit les luttes passionnées où la courtoisie du langage et des actes est rarement respectée. Les exemples abondent dans la querelle des gluckistes et des piccinistes; je préfère en citer un plus ancien et un autre aussi récent.
Voici comment Maret, contemporain de Rameau et son collègue à l'Académie de Dijon, rend compte de la première représentation d'Hippolyte et Aricie:
«La toile fut à peine levée, qu'il se forma dans le parterre un bruit sourd qui, croissant de plus en plus, annonça bientôt à Rameau la chute la moins équivoque. Ce n'était pas cependant que tous les spectateurs contribuassent à former un jugement aussi injuste; mais ceux qui n'avaient d'autre intérêt que celui de la vérité ne pouvaient encore se rendre raison de ce qu'ils sentaient, et le silence que leur dicta la prudence livra le musicien à la fureur de ses ennemis», c'est-à-dire des partisans fanatiques de Lully. Plus loin, Maret dit: «Peu à peu les représentations d'Hippolyte furent plus suivies et moins tumultueuses; les applaudissements couvrirent les cris d'une cabale qui s'affaiblissait chaque jour, et le succès le plus décidé couronnant les travaux de l'auteur l'excita à de nouveaux efforts.» Naturellement, la presse s'en mêla; les satires, les pamphlets et les épigrammes pleuvaient; les ennemis les plus acharnés de Rameau ne voulurent même jamais convenir de leur tort. Hippolyte et Aricie fut suivi des Courses de Tempé, des Indes galantes, de Castor et Pollux, des Fêtes d'Hébé, puis de Dardanus. Jean-Baptiste Rousseau comptait parmi les partisans fanatiques de Lully, décriant sans relâche la musique de Rameau comme une pure cacophonie. A propos de Dardanus, il fit une ode lyri-comique dont une des strophes commence ainsi:
Distillateurs d'accords baroques,
Dont tant d'idiots sont férus,
Chez les Thraces et les Iroques
Portez vos opéras bourrus, etc.
A ce point de vue, il n'y a qu'un pas de Rameau à R. Wagner.
Avant qu'on montât Tannhœuser à l'Opéra de Paris, l'auteur donna plusieurs concerts au Théâtre-Italien, où il fit entendre des fragments de ses ouvrages, appartenant à sa première et à sa seconde manière, en y joignant le prélude de Tristan et Iseult, qui appartient à la troisième. Or, à ce moment, on n'avait pas encore les préjugés ni les causes de mécontentement qu'on a eus plus tard. Voici le tableau exact que fait Berlioz de ces concerts, sous réserve des préventions jalouses qu'il avait naturellement contre ce qu'il appelle le système de Wagner, quoique cette désignation ne puisse s'appliquer ici qu'aux œuvres de la seconde manière: le Vaisseau fantôme, Tannhœuser et Lohengrin. «Un certain nombre d'auditeurs, sans préventions ni préjugés, a bien vite reconnu les puissantes qualités de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système; un plus grand n'a rien semblé reconnaître en Wagner qu'une volonté violente, et dans sa musique, qu'un bruit fastidieux et irritant.» Avant de continuer, remarquons bien qu'il s'agit des ouvertures de Rienzi, du Vaisseau fantôme et de Tannhœuser, du prélude de Lohengrin, de la marche avec chœur de Tannhœuser, du chœur nuptial de Lohengrin et d'autres morceaux aussi faciles à comprendre. Je reprends ma citation: «Le foyer du Théâtre-Italien était curieux à observer, le soir du premier concert: c'étaient des fureurs, des cris, des discussions, qui semblaient toujours sur le point de dégénérer en voies de fait..... Ce qui se débite alors de non-sens, d'absurdités et même de mensonges est vraiment prodigieux, et prouve avec évidence que, chez nous au moins, lorsqu'il s'agit d'apprécier une musique différente de celle qui court les rues, la passion, le parti pris prennent seuls la parole et empêchent le bon sens et le goût de parler.» La sortie finale contre la musique qui court les rues est faite dans un but visible, au profit non pas de Wagner, mais de Berlioz lui-même; lui aussi a vu, pendant toute sa vie, une foule de gens «reconnaître les puissantes qualités de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système».
L'hostilité qu'ont rencontrée Rameau, Gluck, Berlioz et R. Wagner s'est produite pour bien d'autres compositeurs, sans excepter même Beethoven. Ne sait-on pas que lorsque Habeneck fonda la Société des concerts du Conservatoire pour faire connaître les symphonies de Beethoven, celles-ci furent critiquées et réprouvées par un bon nombre de compositeurs français, les plus célèbres en tête? Pendant bien longtemps, la grande majorité du public et des critiques a regardé la symphonie avec chœurs comme une aberration; on l'apprécie depuis peu d'années seulement; le finale a eu le plus de peine à être compris. Sur ce point encore, on peut consulter les souvenirs de Berlioz, confirmés par d'autres écrivains. Voici ce qu'il dit des premières auditions qui eurent lieu aux concerts spirituels de l'Opéra: «On ne croirait pas aujourd'hui de quelle réprobation fut frappée immédiatement cette admirable musique par la plupart des artistes. C'était bizarre, incohérent, diffus, hérissé de modulations dures, d'harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d'une expression outrée, trop bruyant et d'une difficulté horrible.» C'est absolument ce qu'en 1861 on disait de Tannhœuser, après en avoir dit autant des œuvres de Berlioz. Habeneck, pour faire passer la symphonie en ré majeur, fut obligé d'y faire des coupures et de remplacer le larghetto par l'allegretto (appelé ordinairement l'andante) de la symphonie en la majeur. Or, la symphonie en ré est la deuxième, et le larghetto se rapproche beaucoup du style de Mozart. «A la première audition des passages marqués au crayon rouge, Kreutzer s'enfuit, et son opinion était celle de la grande majorité des musiciens de Paris». Cette fois-ci, le public véritable fit comme plus tard aux concerts Pasdeloup; grâce à la persévérance d'Habeneck et de son orchestre, Beethoven eut gain de cause. Et remarquons-le bien, il ne pouvait exister de préventions personnelles pour ou contre la personne de Beethoven; qu'est-ce donc quand ces préventions s'en mêlent? D'une part on accepte un ouvrage médiocre, et on l'applaudit, parce qu'il est signé d'un nom respecté ou aimé; d'autre part on siffle, ou l'on refuse même d'écouter une œuvre, parce qu'on a une antipathie contre l'auteur et qu'il a été décrié à tort ou à raison. Ce n'est pas la peine d'insister ni de parler encore de Berlioz et de Wagner; mais n'est-ce pas une chose assez curieuse qu'un musicien d'un genre tout autre ait été traité, injurié, décrié comme ils l'ont été: je veux parler d'Offenbach? Décidément l'auteur des Deux Aveugles, tout comme Berlioz, a bien fait de mourir, ne fût-ce que dans l'intérêt de ses Contes d'Hoffmann.
Les préventions pour ou contre un compositeur ont parfois un côté plaisant. Au temps de la rivalité de Gluck et de Piccini, les partisans de l'un des maîtres quittèrent un jour brusquement une salle de concert, croyant qu'on allait chanter un air de l'autre, tandis que l'air était de Jomelli. Berlioz raconte comment il a fait entendre un fragment de son Enfance du Christ sous le nom imaginaire d'un ancien compositeur, Pierre Ducré. L'Irato de Méhul a d'abord été donné sous un pseudonyme italien; on raconte même que Méhul a voulu mystifier Napoléon Ier, mais le fait est controuvé. De nos jours, on maltraite souvent tel ou tel compositeur, sous prétexte qu'il est wagnérien, quand même c'est la dernière de ses pensées.
Une fois engagé dans cette voie, on trouve beau tout ce qui ressemble à la musique qu'on affectionne, et mauvais tout ce qui n'y ressemble pas. On ne tient compte ni de la différence des temps, ni de la différence des nations. On ne veut pas admettre, par exemple, que les Allemands puissent, sans avoir tort, accepter au théâtre des pièces qui ne sont pas conformes aux habitudes du public et des librettistes français. Les drames lyriques de Wagner ne sont pas seuls dans ce cas. D'ailleurs, il y a des sujets nationaux ou légendaires qui peuvent intéresser telle nation plus que telle autre; on ne s'en persuade pas moins qu'on a seul bon goût et que les autres se trompent.
Plus on met de fanatisme et d'intolérance à faire triompher une opinion, plus on prouve que cette opinion repose sur une impression purement personnelle. On en arrive à vouloir même empêcher les autres d'écouter une musique qu'on n'aime pas soi-même, oubliant le précepte: «Si vous n'en voulez pas, n'en dégoûtez pas les autres.» Considérée ainsi, la musique est bien le jouet de la mode, des goûts personnels, des impressions purement sensuelles, je pourrais ajouter: et du despotisme le plus sot et le plus ridicule qu'on puisse voir. Pourquoi chacun ne pourrait-il pas suivre son goût en musique, comme par exemple en peinture? On n'est pas plus forcé d'écouter une musique qu'on n'aime pas, que de regarder un tableau. Que chacun prenne son plaisir où il le trouve, à condition qu'il n'empêche pas les autres d'en faire autant.
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