– Oh! Bien naturellement, allez; l'histoire ne sera pas longue, et puisque vous paraissez disposé à l'écouter je vous la dirai en deux mots. Mon nom vous le connaissez, je suis le comte Ludovic Mahiet de la Saulay; ma famille, originaire de Touraine, est une des plus anciennes de cette province, elle remonte aux premiers Francs: un de mes ancêtres fut, dit-on, un des leudes du roi Clovis qui lui fit don pour ses bons et vaillants services de vastes prairies bordées de saules d'où plus tard ma famille tira son nom. Je ne vous cite pas cette origine par un sentiment déplacé d'orgueil. Bien que noble de fait et d'armes, j'ai été, grâce à Dieu, élevé dans des idées de progrès assez larges pour savoir ce que vaut un titre à l'époque où nous vivons et reconnaître que la véritable noblesse réside tout entière dans les sentiments élevés; seulement j'ai dû vous apprendre ces particularités, touchant ma famille, afin que vous compreniez bien comment mes ancêtres, qui toujours ont occupé de hauts emplois sous les diverses dynasties qui se sont succédé en France, sont arrivés à avoir une branche cadette de la famille espagnole tandis que la branche aînée restait française. A l'époque de la Ligue, les Espagnols appelés par les partisans des Guises avec lesquels ils avaient fait alliance contre le roi Henri IV, qu'on ne nommait encore que le roi de Navarre, tinrent pendant un laps de temps assez long garnison à Paris. Je vous demande pardon, cher monsieur Olivier, d'entrer ainsi dans des détails qui doivent vous sembler bien oiseux.
– Pardonnez-moi, monsieur le comte, ils m'intéressent beaucoup au contraire; continuez de grâce.
Le jeune homme s'inclina et reprit:
– Or, le comte de la Saulay, qui vivait alors, était un fougueux partisan des Guises et un ami très intime du duc de Mayenne; le comte avait trois enfants, deux fils qui combattaient dans les rangs de l'armée de la Ligue et une fille attachée en qualité de dame d'honneur à la duchesse de Montpensier, sœur du duc de Mayenne. Le siège de Paris dura longtemps, il fut même abandonné, puis repris, par Henri IV qui finit par acheter à beaux deniers comptants la ville dont il désespérait de s'emparer et que le duc de Brissac gouverneur de la Bastille pour la Ligue lui vendit. Beaucoup des officiers du duc de Mendoza commandant des troupes espagnoles, et ce général lui-même, avaient leur famille avec eux. Bref, le fils cadet de mon aïeul devint amoureux d'une des nièces du général espagnol, la demanda en mariage et obtint sa main, tandis que sa sœur consentait, sur les instances de la duchesse de Montpensier, à accorder la sienne à un des aides de camp du général; l'artificieuse et politique duchesse pensait par ces alliances éloigner la noblesse française de celui qu'elle nommait le Béarnais et le huguenot, et retarder, sinon rendre impossible, son triomphe. Ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, ces calculs se trouvèrent faux, le roi reconquit son royaume et les gentilshommes les plus compromis dans les troubles de la Ligue se virent contraints de suivre les Espagnols dans leur retraite et d'abandonner avec eux la France. Mon aïeul obtint facilement son pardon du roi qui même daigna plus tard lui donner un commandement important et qui attacha son fils aîné à son service; mais le cadet, malgré les prières et les injonctions de son père, ne consentit jamais à rentrer en France et se fixa définitivement en Espagne. Cependant, bien que séparées, les deux branches de la famille continuèrent à entretenir des relations entre elles et à s'allier l'une à l'autre. Mon grand-père épousa pendant l'émigration une fille de la branche espagnole; aujourd'hui c'est à moi à en contracter une semblable. Vous voyez, cher monsieur, que tout cela est fort prosaïque et fort peu intéressant.
– Ainsi vous consentiriez à épouser les yeux fermés pour ainsi dire une personne que vous n'avez jamais vue, que vous ne connaissez même pas?
– Que voulez-vous, cela est ainsi; mon consentement est inutile dans cette affaire, l'engagement a été solennellement pris par mon père, je dois faire honneur à sa parole. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant, ma présence ici vous prouve que je n'ai pas hésité à obéir. Peut-être si ma volonté eût été libre, n'eussé-je pas contracté cette union; malheureusement cela ne dépendait pas de moi, j'ai dû me conformer à la volonté de mon père. Du reste, je vous avoue qu'ayant été élevé dans la perspective continuelle de ce mariage, le sachant inévitable, je me suis peu à peu habitué à la pensée de le contracter et ce sacrifice n'est pas pour moi aussi grand que vous le pourriez supposer.
– N'importe, répondit Olivier avec une certaine rudesse, au diable la noblesse et la fortune si elles imposent de telles obligations; mieux vaut la vie d'aventure au désert et l'indépendance pauvre; au moins on est maître de soi.
– Je suis complètement de votre avis; malgré cela, il me faut courber la tête. Maintenant me permettez-vous de vous adressez une question?
– Pardieu, de grand cœur, deux si cela vous convient.
– Comment se fait-il que nous étant rencontrés par hasard dans l'hôtel français à la Veracruz, au moment où je débarquais, nous nous soyons liés aussi vite et aussi intimement?
– Quant à cela, il me serait impossible de vous le dire, vous m'avez plu au premier coup d'œil, vos manières m'ont attiré; je vous ai offert mes services, vous les avez acceptés, et nous sommes partis ensemble pour México: voilà toute l'histoire, une fois là nous nous séparerons pour ne plus nous revoir sans doute, et tout sera dit.
– Oh, oh! Monsieur Olivier, laissez moi croire que vous vous trompez, que nous nous verrons souvent au contraire, et que notre connaissance deviendra bientôt une solide amitié.
L'autre hocha la tête à plusieurs reprises.
– Monsieur le comte, dit-il enfin, vous êtes gentilhomme, riche et bien posé dans le monde, moi je ne suis qu'un aventurier, dont vous ignorez la vie passée et dont à peine vous savez le nom, en supposant que celui que je porte en ce moment soit le véritable; nos positions sont trop différentes, il y a entre nous une ligne de démarcation trop nettement tranchée, pour que nous puissions être vis-à-vis l'un de l'autre sur un pied d'égalité convenable. Aussitôt que nous serons rentrés dans les exigences de la vie civilisée; je suis plus âgé que vous, j'ai une plus grande expérience du monde, je ne tarderai pas à vous être à charge; n'insistez donc pas sur ce sujet et restons chacun à notre place. Cela, soyez-en convaincu, vaudra mieux et pour vous et pour moi; je suis en ce moment plutôt votre guide que votre ami, cette position est la seule qui me convienne; laissez-la moi.
Le comte se préparait à répondre, mais Olivier lui saisit vivement le bras.
– Silence, lui dit-il, écoutez…
– Je n'entends rien, fit le jeune homme au bout d'un instant.
– C'est juste, reprit l'autre avec un sourire, vos oreilles ne sont pas comme les miennes ouvertes à tous les bruits qui troublent le silence du désert: une voiture s'approche rapidement du côté d'Orizaba, elle suit la même route que nous; bientôt vous la verrez paraître, je distingue parfaitement le tintement des grelots des mules.
– C'est sans doute la diligence de la Veracruz, dans laquelle sont mes domestiques et mes bagages et que nous ne précédons que de quelques heures.
– Peut-être oui, peut-être non, je serais étonné qu'elle nous eût rejoint aussi vite.
– Que nous importe, dit le comte.
– Rien, en effet, si c'est elle, reprit l'autre après un instant de réflexion; dans tous les cas, il est bon de nous précautionner.
– Nous précautionner, pourquoi? fit le jeune homme avec étonnement.
Olivier lui lança un regard d'une expression singulière.
– Vous ne savez encore rien de la vie américaine, répondit-il enfin: au Mexique, la première loi de l'existence est de toujours se prémunir contre les éventualités probables d'un guet-apens. Suivez-moi et faites ce que vous me verrez faire.
– Allons-nous donc nous cacher?
– Parbleu! fit-il en haussant les épaules.
Sans répondre autrement, il se rapprocha de son cheval auquel il remit la bride et sauta en selle avec une légèreté et une dextérité dénotant une grande habitude, puis il s'élança au galop, vers un fourré de liquidambars éloigné d'une centaine de mètres au plus.
Le comte, dominé malgré lui par l'ascendant que cet homme avait su prendre sur lui, par ses étranges façons d'agir depuis qu'ils voyageaient ensemble, se mit en selle et s'élança sur ses traces.
– Bien, fit l'aventurier, dès qu'ils se trouvèrent complètement abrités derrière les arbres, maintenant attendons.
Quelques minutes s'écoulèrent.
– Regardez, dit laconiquement Olivier, en étendant le bras dans la direction du petit bois dont eux-mêmes étaient sortis deux heures auparavant.
Le comte tourna machinalement la tête de ce côté; au même instant une dizaine de cavaliers irréguliers, armés de sabres et de longues lances débouchèrent au galop dans le vallon et s'élancèrent sur la route vers le premier défilé des Cumbres.
– Des soldats du président de la Veracruz, murmura le jeune homme; qu'est-ce que cela veut dire?
– Attendez, reprit l'aventurier:
Un roulement de voiture devint bientôt distinct et une berline apparut emportée comme dans un tourbillon par un attelage de six mules.
– Malédiction, s'écria l'aventurier, avec un geste de colère en apercevant la voiture.
Le jeune homme regarda son compagnon; celui-ci était pâle comme un cadavre, un tremblement convulsif agitait tous ses membres.
– Qu'avez-vous donc? lui demanda le comte avec intérêt.
– Rien, répondit-il sèchement, regardez… Derrière la voiture, un second peloton de soldats arrivait au galop, la suivant à une légère distance et soulevant des flots de poussière sur son passage.
Puis, cavaliers et berline s'engouffrèrent dans le défilé où ils ne tardèrent pas à disparaître.
– Diable, fit en riant le jeune homme, voilà des voyageurs prudents, au moins; ils ne risquent pas d'être dévalisés par les salteadores.
– Vous croyez? fit Olivier avec un accent de mordante ironie. Eh bien! Vous vous trompez, ils seront attaqués au contraire, et cela avant une heure, et probablement par les soldats payés pour les défendre.
– Allons donc, ce n'est pas possible.
– Voulez-vous le voir?
– Oui, pour la rareté du fait.
– Seulement, prenez-y garde; peut-être y aura-t-il de la poudre à brûler.
– Je l'espère bien ainsi.
– Alors vous êtes résolu à défendre ces voyageurs.
– Certes, si on les attaque.
– Je vous répète qu'on les attaquera.
– Alors, bataille!
– C'est bien, vous êtes bon cavalier?
– Ne vous inquiétez pas de moi: où vous passerez je passerai.
– Alors, à la grâce de Dieu. Nous n'avons que juste le temps nécessaire pour arriver, surveillez bien votre cheval, car sur mon âme, nous allons faire une course comme jamais vous n'en aurez vu.
Les deux cavaliers se penchèrent sur le cou de leurs montures et rendant la bride en même temps qu'ils enfonçaient les éperons, ils s'élancèrent sur les traces des voyageurs.
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