Comment et à propos de quoi le bonhomme Morin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe au lait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne, ouvrier menuisier, ex-sergent d'infanterie légère. – Pourquoi M. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de sa boutique l'Épée de Brennus. – Comment le petit-fils fit la leçon à son grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne se doutait point, entre autres que les Gaulois nos pères, réduits en esclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiens de chasse, et qu'on leur coupait parfois les pieds, les mains, le nez et les oreilles.
Pendant que les événements précédents se passaient dans le magasin de M. Lebrenn, une autre scène avait lieu, presqu'à la même heure, au cinquième étage d'une vieille maison située en face de celle qu'occupait le marchand de toile.
Nous conduirons donc le lecteur dans une modeste petite chambre d'une extrême propreté: un lit de fer, une commode, deux chaises, une table au-dessus de laquelle se trouvaient quelques rayons garnis de livres; tel était l'ameublement. À la tête du lit, on voyait suspendue à la muraille une espèce de trophée, composé d'un képi d'uniforme, de deux épaulettes de sous-officier d'infanterie légère, surmontant un congé de libération de service, encadré d'une bordure de bois noir. Dans un coin de la chambre, on apercevait, rangés sur une planche, divers outils de menuisier.
Sur le lit, on voyait une carabine fraîchement mise en état, et sur une petite table, un moule à balles, un sac de poudre, une forme pour confectionner des cartouches, dont plusieurs paquets étaient déjà préparés.
Le locataire de ce logis, jeune homme d'environ vingt-six ans, d'une mâle et belle figure, portant la blouse de l'ouvrier, était déjà levé; accoudé au rebord de la fenêtre de sa mansarde, il paraissait regarder attentivement la maison de M. Lebrenn, et particulièrement une des quatre fenêtres, entre deux desquelles était fixée la fameuse enseigne: À l'Épée de Brennus.
Cette fenêtre, garnie de rideaux très-blancs et étroitement fermés, n'avait rien de remarquable, sinon une caisse de bois peint en vert, surchargée d'oves et de moulures, soigneusement travaillées, qui garnissait toute la largeur de la baie de la croisée, et contenait quelques beaux pieds d'héliotropes d'hiver et de perce-neige en pleine floraison.
Les traits de l'habitant de la mansarde, pendant qu'il contemplait la fenêtre en question, avaient une expression de mélancolie profonde, presque douloureuse; au bout de quelques instants, une larme, tombée des yeux du jeune homme, roula sur ses moustaches brunes.
Le bruit d'une horloge qui sonna la demie de sept heures tira Georges Duchêne (il se nommait ainsi) de sa rêverie; il passa la main sur ses yeux encore humides, et quitta la fenêtre en se disant avec amertume:
– Bah! aujourd'hui ou demain, une balle en pleine poitrine me délivrera de ce fol amour… Dieu merci, il y aura tantôt une prise d'armes sérieuse, et du moins ma mort servira la liberté… Puis, après un moment de réflexion, Georges ajouta:
– Et le grand-père… que j'oubliais!
Alors il alla chercher dans un coin de la chambre un réchaud à demi plein de braise allumée qui lui avait servi à fondre des balles, posa sur le feu un petit poêlon de terre rempli de lait, y éminça du pain blanc, et en quelques minutes confectionna une appétissante soupe au lait, dont une ménagère eût été jalouse.
Georges, après avoir caché la carabine et les munitions de guerre sous son matelas, prit le poêlon, ouvrit une porte pratiquée dans la cloison, et communiquant à une pièce voisine, où un homme d'un grand âge, d'une figure douce et vénérable, encadrée de longs cheveux blancs, était couché dans un lit beaucoup meilleur que celui de Georges. Ce vieillard semblait être d'une grande faiblesse; ses mains amaigries et ridées étaient agitées par un tremblement continuel.
– Bonjour, grand-père, dit Georges en embrassant tendrement le vieillard. Avez-vous bien dormi cette nuit?
– Assez bien, mon enfant.
– Voilà votre soupe au lait. Je vous l'ai fait un peu attendre.
– Mais non. Il y a si peu de temps qu'il est jour! Je t'ai entendu te lever et ouvrir ta fenêtre… il y a plus d'une heure.
– C'est vrai, grand-père… j'avais la tête un peu lourde… j'ai pris l'air de bonne heure.
– Cette nuit je t'ai aussi entendu aller et venir dans ta chambre.
– Pauvre grand-père! je vous aurai réveillé?
– Non, je ne dormais pas… Mais, tiens, Georges, sois franc… tu as quelque chose.
– Moi? pas du tout.
– Depuis plusieurs mois tu es tout triste, tu es pâli, changé, à ne pas te reconnaître; tu n'es plus gai comme à ton retour du régiment?
– Je vous assure, grand-père, que…
– Tu m'assures… tu m'assures… je sais bien ce que je vois, moi… et pour cela, il n'y a pas à me tromper… j'ai des yeux de mère… va…
– C'est vrai, reprit Georges en souriant; aussi c'est grand'mère que je devrais vous appeler… car vous êtes bon, tendre et inquiet pour moi, comme une vraie mère-grand. Mais, croyez-moi, vous vous inquiétez à tort… Tenez, voilà votre cuiller… attendez que je mette la petite table sur votre lit… vous serez plus à votre aise.
Et Georges prit dans un coin, une jolie petite table de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont se servent les malades pour manger dans leur lit; et après y avoir placé l'écuelle de soupe au lait, il la mit devant le vieillard.
– Il n'y a que toi, mon enfant, pour avoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.
– Ce serait bien le diable, grand-père, si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pas fabriqué cette table qui vous est commode.
– Oh! tu as réponse à tout… je le sais bien, dit le vieillard.
Et il commença de manger d'une main si vacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre ses dents.
– Ah! mon pauvre enfant, – dit-il tristement à son petit-fils… – vois donc comme mes mains tremblent? il me semble que cela augmente tous les jours.
– Allons donc, grand-père! il me semble, au contraire, que cela diminue…
– Oh non, va, c'est fini… bien fini… il n'y a pas de remède à cette infirmité.
– Eh bien! que voulez-vous? il faut en prendre votre parti…
– C'est ce que j'aurais dû faire depuis que ça dure, et pourtant je ne peux pas m'habituer à cette idée d'être infirme et à ta charge jusqu'à la fin de mes jours.
– Grand-père… grand-père, nous allons nous fâcher.
– Pourquoi aussi ai-je été assez bête pour prendre le métier de doreur sur métaux? Au bout de quinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriers deviennent de vieux trembleurs comme moi; mais comme moi ils n'ont pas un petit-fils qui les gâte…
– Grand-père!
– Oui, tu me gâtes, je te le répète… tu me gâtes…
– C'est comme ça! eh bien, je va joliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c'est mon seul moyen d'éteindre votre feu, comme nous disait la théorie du régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé le père Morin; il était veuf et avait une fille de dix-huit ans…
– Georges! écoute…
– Pas du tout… Ce digne homme marie sa fille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoit un mauvais coup dans une rixe, de sorte qu'au bout de deux ans de mariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon sur les bras.
– Georges… Georges…
– La pauvre jeune femme nourrissait son enfant; la mort de son mari lui cause une telle révolution qu'elle meurt… et son petit garçon reste à la charge du grand-père.
– Mon Dieu, Georges! que tu es donc terrible! À quoi bon toujours parler de cela, aussi?
– Cet enfant, il l'aimait tant qu'il n'a pas voulu s'en séparer. Le jour, pendant qu'il allait à son atelier, une bonne voisine gardait le mioche; mais, dès que le grand-père rentrait, il n'avait qu'une pensée, qu'un cri… son petit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que la plus tendre des mères; il se ruinait en belles petites robes, en jolis bonnets, car il l'attifait à plaisir, et il en était très-coquet de son petit-fils, le bon grand-père; tant et si bien que, dans la maison, les voisins, qui adoraient ce digne homme, l'appelaient le père la Nourrice.
– Mais, Georges…
– C'est ainsi qu'il a élevé cet enfant, qu'il a constamment veillé sur lui, subvenant à tous ses besoins, l'envoyant à l'école, puis en apprentissage, jusqu'à ce que…
– Eh bien, tant pis, – s'écria le vieillard d'un ton déterminé, ne pouvant se contenir plus longtemps, – puisque nous en sommes à nous dire nos vérités, j'aurai mon tour, et nous allons voir! D'abord, tu étais le fils de ma pauvre Georgine, que j'aimais tant: je n'ai donc fait que mon devoir… attrape d'abord ça…
– Et moi aussi, je n'ai fait que mon devoir.
Toi?.. laisse-moi donc tranquille! – s'écria le vieillard en gesticulant violemment avec sa cuiller. – Toi! voilà ce que tu as fait… Le sort t'avait épargné au tirage pour l'armée…
– Grand-père… prenez garde!
– Oh! tu ne me feras pas peur!
– Vous allez renverser le poëlon, si vous vous agitez si fort.
– Je m'agite… parbleu! tu crois donc que je n'ai plus de sang dans les veines? Oui, réponds, toi qui parle des autres! Lorsque mon infirmité a commencé, quel calcul as-tu fait, malheureux enfant? tu as été trouver un marchand d'hommes.
– Grand-père, vous mangerez votre soupe froide; pour l'amour de Dieu! mangez-la donc chaude!
– Ta ta ta! tu veux me fermer la bouche; je ne suis pas ta dupe… oui! Et qu'as-tu dit à ce marchand d'hommes? «Mon grand-père est infirme; il ne peut presque plus gagner sa vie: il n'a que moi pour soutien; je peux lui manquer, soit par la maladie, soit par le chômage; il est vieux: assurez-lui une petite pension viagère, et je me vends à vous…» Et tu l'as fait! – s'écria le vieillard les larmes aux yeux, en levant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément, que si Georges n'eût pas vivement retenu la table, elle tombait du lit avec l'écuelle: aussi s'écria-t-il:
– Sacrebleu! grand-père, tenez-vous donc tranquille! vous vous démenez comme un diable dans un bénitier; vous allez tout renverser.
– Ça m'est égal… ça ne m'empêchera pas de te dire que voilà comment et pourquoi tu t'es fait soldat, pourquoi tu t'es vendu pour moi… à un marchand d'hommes…
– Tout cela, ce sont des prétextes que vous cherchez pour ne pas manger votre soupe; je vois que vous la trouvez mal faite.
– Allons, voilà que je trouve sa soupe mal faite, maintenant! – s'écria douloureusement le bonhomme. – Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.
Enfonçant alors, d'un geste furieux, sa cuiller dans le poëlon, et la portant à sa bouche avec précipitation, le père Morin ajouta tout en mangeant:
– Tiens, voilà comme je la trouve mauvaise, ta soupe… tiens… tiens… Ah! je la trouve mauvaise… tiens… tiens… Ah! elle est mauvaise…
Et à chaque tiens il avalait une cuillerée.
– Pour Dieu, grand-père, maintenant, n'allez pas si vite, – s'écria Georges en arrêtant le bras du vieillard; – vous allez vous étrangler.
– C'est ta faute aussi; me dire que je trouve ta soupe mal faite, tandis que c'est un nectar! – reprit le bonhomme en s'apaisant et savourant son potage plus à loisir, – un vrai nectar des dieux!
– Sans vanité, – reprit Georges en souriant, – j'étais renommé au régiment pour la soupe aux poireaux… Ah ça, maintenant, je vais charger votre pipe.
Puis, se penchant vers le bonhomme, il lui dit en le câlinant:
– Hein! il aime bien ça… fumer sa petite pipe dans son lit, le bon vieux grand-père?
– Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Georges? tu fais de moi un pacha, un vrai pacha, – répondit le vieillard pendant que son petit-fils allait prendre une pipe sur un meuble; il la remplit de tabac, l'alluma, et vint la présenter au père Morin. Alors celui-ci, bien adossé à son chevet, commença de fumer délicieusement sa pipe.
Georges lui dit en s'asseyant au pied du lit:
– Qu'est-ce que vous allez faire aujourd'hui?
– Ma petite promenade sur le boulevard, où j'irai m'asseoir si le temps est beau…
– Hum!.. grand-père, je crois que vous ferez mieux d'ajourner votre promenade… Vous avez vu hier combien les rassemblements étaient nombreux; on en est venu presqu'aux mains avec les municipaux et les sergents de ville… Aujourd'hui ce sera peut-être plus sérieux.
– Ah ça, mon enfant, tu ne te fourres pas dans ces bagarres-là? Je sais bien que c'est tentant, quand on est dans son droit; car c'est une indignité au gouvernement de défendre ces banquets… Mais je serais si inquiet pour toi!
– Soyez tranquille, grand-père, vous n'avez rien à craindre pour moi; mais suivez mon conseil, ne sortez pas aujourd'hui.
– Eh bien, alors, mon enfant, je resterai à la maison; je m'amuserai à lire un peu dans tes livres, et je regarderai les passants par la fenêtre en fumant ma pipe.
– Pauvre grand-père, – dit Georges en souriant; – de si haut, vous ne voyez guère que des chapeaux qui marchent.
– C'est égal, ça me suffit pour me distraire; et puis je vois les maisons d'en face, les voisins se mettre aux fenêtres… Ah! mais… j'y pense: à propos des maisons d'en face, il y a une chose que j'oublie toujours de te demander… Dis-moi donc ce que signifie cette enseigne du marchand de toiles, avec ce guerrier en casque, qui met son épée dans une balance? Toi, qui as travaillé à la menuiserie de ce magasin quand on l'a remis à neuf, tu dois savoir le comment et le pourquoi de cette enseigne?
– Je n'en savais pas plus que vous, grand-père, avant que mon bourgeois ne m'eût envoyé travailler chez monsieur Lebrenn, le marchand de toiles.
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