Ce jour-là, Cécile était plus triste, plus rêveuse, plus souffrante encore que de coutume. Par hasard elle avait passé le matin devant l’ancien hôtel d'Elmont, et cette circonstance venait de réveiller dans son cœur tout un monde de cruels et amers souvenirs.
Plongée dans un large fauteuil, son beau front appuyé sur sa main blanche et amaigrie… Cécile était dans son parloir.
Depuis long-temps il faisait nuit, et la lueur incertaine et vacillante du foyer éclairait seule la douce et mélancolique figure de la jeune femme!
Cécile aimait cette lueur vague et capricieuse du feu qui s’éteint, se ravive pour étinceler et mourir encore. Cette demi-obscurité lui plaisait… et c’est avec un triste bonheur qu’elle laissait alors planer sa pensée sur les jours qui n’étaient plus…
C'est alors qu’évoquant le passé elle revoyait sa mère… son père… c’est alors que la concentration de sa pensée sur ces objets chéris… l’absorbait tellement qu’elle croyait les entendre, tant leurs moindres paroles vibraient encore dans son âme…
C'est dans cette disposition d’esprit triste et amère que se trouvait madame de Noirville, lorsque tout à coup la porte de son parloir s’ouvre avec fracas; un torrent de lumière dissipe les ténèbres de l’appartement, et M. de Noirville, riant aux éclats de son gros rire, se précipite sur un divan, après avoir ordonné aux deux valets de chambre de déposer sur la cheminée les candélabres chargés de bougies.
On ne saurait peindre l’horrible souffrance physique et morale qui fit douloureusement tressaillir tous les nerfs de Cécile lorsque, violemment arrachée à ses plus chères et ses plus pieuses pensées… elle vit tout à coup cette lumière éblouissante, et qu’elle entendit ces éclats de rire stupides.
C'était odieux… Elle pleura…
– Ah! mon Dieu…! mon Dieu…! la bonne farce! – cria Noirville en appuyant son front empourpré sur un des coussins du divan pour rire plus à son aise… – Ah! mon Dieu! la bonne farce…! C'est Dumont qui va joliment rire!
Cécile essuya une larme, et resta muette.
– Et toi aussi tu vas joliment rire, – dit Noirville, qui ne s’aperçut de rien; – oui, tu vas joliment rire… Malgré ton petit air sainte-n’y-touche… je te défie de ne pas rire. Voilà la chose: figure-toi donc que nos gens d’écurie… ah! mon Dieu! mon Dieu! que c’est donc drôle!.. Figure-toi donc que nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque… Ah! mon Dieu!.. je ne pourrai jamais te raconter cela… voilà le rire qui me reprend…; je ris trop, ma parole d’honneur ça fait mal de tant rire, d’autant plus que j’ai mangé des Dartois chez Félix comme un vrai goulu… Ah! la bonne farce! je vais écrire à Dumont pour qu’il vienne de suite et que je la lui raconte.
Cécile se leva pour sortir.
Mais Noirville, devinant son intention et fort en gaîté, se jeta sur la porte, la ferma, mit la clef dans sa poche, et continua toujours en riant aux larmes:
– Du tout, tu entendras la farce jusqu’au bout, madame la pincée; ça t’égaiera; ça te vaudra mieux que tes bêtes d’idées noires que tu as par genre, j’en suis sûr… Je te disais donc que nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque… Ah! j’en crèverai, c’est sûr…; ah! mon Dieu! c’est que c’est si drôle aussi! ah! ah! voilà encore que ça me reprend… Non… non, je me remets… Eh bien, nos gens d’écurie, sachant que le concierge portait une perruque, lui ont donc mis de la poix dans son chapeau, au concierge, de façon qu’en rentrant en tilbury avec l’alezan… qu’est-ce que je vois… qui me salue?.. notre concierge qui avait la tête nue comme mon genou… Sa perruque était restée collée à son chapeau… Hein! est-ce drôle!.. C'est ça une bonne farce, ah!.. la bonne farce!.. Comme ça fera rire Dumont! J'ai demandé tout de suite qui avait fait le coup, on m’a dit que c’était Pierre, et je lui ai donné dix francs pour boire. Ah! farceur de Pierre! va… oh! oui ça va joliment amuser Dumont… je m’en fais une fête, ma parole d’honneur; et puis il faudra que je fasse la même farce à M. Boitou, qui a un faux toupet… N'est-ce pas, ma femme?
Nous n’essaierons pas de dire ce que dut éprouver Cécile tant que dura l’accès de gaîté de monsieur de Noirville; lorsqu’il eut fini sa narration, madame de Noirville lui dit seulement:
– Voulez-vous avoir la bonté, Monsieur, de m’ouvrir cette porte?..
– Pas de cela, Lisette…; ou bien si… mais je ne t’ouvrirai qu’à une condition, oui, ma petite chatte, à une condition, c’est que tu viendras baiser ton gros geôlier… ton Adolphe… ton Dodophe… comme dit Dumont.
– En vérité, Monsieur, je vous dis que j’ai besoin de respirer…; j’étouffe ici; je voudrais aller dans la serre… ouvrez-moi par pitié, Monsieur… encore une fois, je souffre…
A ce moment, le maître d’hôtel, qui avait en vain cherché la clé dans la serrure, fit entendre ces mots derrière la porte du parloir:
– Madame est servie…
– Ah ciel! Monsieur, et vos gens qui me trouvent enfermée avec vous! – s’écria Cécile en rougissant d’indignation.
– Eh bien! après?.. tiens! est-ce qu’un mari… ne peut pas…
Un regard rempli de dignité, de hauteur et d’écrasant mépris… stupéfia M. de Noirville et arrêta sur ses lèvres je ne sais quelle triviale brutalité prête à lui échapper.
Il ouvrit la porte du parloir, offrit le bras à sa femme et l’accompagna dans la salle à manger.
M. et madame de Noirville se mirent à table.
C'était un vendredi, et Cécile, d’une piété profonde, suivait exactement les lois de l'Église.
M. de Noirville, lui, mettait sa vanité d’esprit fort à taquiner sa femme sur les scrupules religieux qui l’empêchaient de faire comme lui, qui s’acharnait à ne manger ce jour-là ni poissons ni légumes, quoiqu’il les aimât beaucoup, préférant se gorger de viande, pour humilier les jésuites, disait-il, et narguer les prêtres.
– Cécile, qui mangeait comme un oiseau, prit quelques cuillerées d’un potage qu’on lui avait servi à part, et retomba dans sa rêverie.
Elle en fut tirée par un retentissant éclat de rire de M. de Noirville, qui s’écria: Devine ce que tu viens de manger là!..
– Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit Cécile.
– Ah! ah! dit Noirville – en redoublant ses éclats de rires, – c’est ça… qui prouve bien la bêtise de faire maigre; tu ne sais pas ce que j’ai fait? je suis descendu moi même à la cuisine pour mettre dans ta soupe maigre une grande cuillerée de bouillon gras. Eh bien! croiras-tu encore qu’il faut faire maigre maintenant?.. Te voilà bien attrapée… Ah! la bonne farce!.. tu as commis un péché… un fameux péché… fameux… C'est encore ça qui fera rire Dumont!
Cécile rougit, ne répondit pas un mot, et se leva de table en disant à son mari:
– Vous m’excuserez, Monsieur; mais je me retire chez moi… je suis souffrante.
Et elle disparut, malgré les supplications de Noirville, qui s’écriait la bouche pleine:
– Mais ma femme… ma femme, ne te fâche pas, c’est une farce; on peut bien rire un peu aussi… Puis il ajouta: – C'est égal, elle a fait gras; son confesseur sera joliment enfoncé quand il saura qu’elle a fait gras; car je l’ai en horreur ce vieux jésuite-là, et je recommande toujours à mes domestiques de rire quand il passe… le tartufe qu’il est…
Monsieur de Noirville, après avoir exhalé sa haine contre les jésuites et le maigre, dîna parfaitement comme toujours, puis alla dormir au ballet de l'Opéra.
Cécile, en rentrant chez elle, trouva une lettre de Dresde: c’était la réponse de la baronne d'Herlmann à la lettre si triste et si désolée qu’elle lui avait écrite.
Enfin – dit Cécile – après tout ce que j’ai souffert aujourd’hui, le ciel me devait bien cette consolation. Que deviendrais-je, mon Dieu, si je n’avais pas au moins une amie qui comprît tous mes chagrins!..
Et brisant le cachet avec émotion, elle lut:
«Grâce au mariage d’une de mes belles-sœurs qui s’unit à un homme qu’elle aime depuis cinq ans, je n’ai pu, ma chère Cécile, répondre à votre lettre, d’autant plus que je voulais le faire très longuement, afin de vous prouver toute votre folie, toute votre mauvaise volonté à ne pas jouir d’un bonheur réel que vous méprisez par cela peut-être que vous le possédez.
«Oui, ma chère Cécile, je vous parais peut-être bien sévère; mais en vérité votre dernière lettre est tellement remplie d’exagérations et d’idées chimériques, que je suis obligée de vous gronder bien sérieusement cette fois; car vos autres lettres n’étaient rien auprès de celle-ci, et je me croirais réellement coupable si je vous laissais plus longtemps accuser le ciel parce qu’il lui plaît de vous combler de ses dons.
«En résumé, en fait, en positif, de quoi vous plaignez-vous? que vous manque-t-il pour être heureuse? oui, que vous manque-t-il? Vous le voyez, Cécile, je dis comme ce monde que vous accusez à tort d’égoïsme et de cruauté, car il ne faut pas ainsi, ma chère amie, répudier la logique et l’appréciation du monde, elle est ordinairement marquée d’un cachet de profonde vérité.
«Si vous n’aviez pas cette admirable pureté de principes que je vous connais, si votre conscience pouvait vous faire le moindre reproche… je comprendrais le chagrin vague et indéterminé que vous croyez ressentir; mais vous, d’une piété sincère, d’une vertu si angélique, pourquoi vous tourmenter ainsi quand vous savez n’avoir rien à vous reprocher?
«Le plus grand de vos griefs, dites-vous, est de n'être pas comprise par M. de Noirville…; mais cela est un mot, ma chère enfant. En quoi n'êtes-vous pas comprise? Votre mari comprend vos goûts, vos volontés, quand vous les lui exprimez; je suis sûre que vous lui diriez demain que votre terre de Normandie vous déplaît et que vous en voulez une en Touraine, qu’il vous comprendrait à merveille, et qu’il ne serait fâché que d’une chose, ce serait de n’avoir pas prévenu votre désir.
«Encore une fois, ne pas être comprise c’est un mot romanesque, une chimère, un prétexte à désespoir, et pas autre chose… Vous vous plaignez de ce que M. de Noirville vous tutoie devant vos gens; sans doute il manque de savoir-vivre, mais, ma chère amie, les hommes ne sont pas parfaits, et, selon moi, vaut encore mieux un homme comme votre mari, bon, dévoué, aux façons un peu vulgaires, j’en conviens, qu’un homme à la mode, charmant, rempli de tact et d’exquisitisme, qui vous rendrait la plus malheureuse des femmes avec le meilleur air du monde et toutes les grâces possibles.
«Voyez-vous, ma chère amie, vous vous souvenez trop de notre âge de jeune fille. Eh! mon Dieu.. moi aussi, vous le savez, comme vous j’ai aimé les promenades sur le golfe, la rêverie du soir et le clair de la lune; mais, encore une fois, il y a un âge pour cela, c’est quand l’âme et l’esprit sont vides de soins sérieux… car, au résumé, que prouve toute cette poésie-là pour le bonheur réel?.. C'est un rêve, et tout rêve a son réveil… Pourquoi donc rêver quand on peut s’en passer? La vie positive a ses charmes, et surtout depuis mon mariage, je les conçois; le secret est seulement de savoir, ou plutôt de vouloir se faire heureuse: imitez-moi donc, chère folle; je me suis faite heureuse, très heureuse, parce que j’ai voulu mettre mon bonheur où il est réellement, dans mes soins domestiques, dans mon intérieur, dans l’affection de mon mari, qui m’aime comme je l’aime.
«Mais avant tout, il faut en finir avec vos rêveries sans but. Alors vos devoirs de religion, vos devoirs de femme, et un jour vos devoirs de mère, vous suffiront, et vous n’aurez plus à vous plaindre de ces chagrins sans raisons qui vous fatiguent et vous tourmentent vous et les vôtres.
«Vous me trouverez sévère, ma chère enfant, mais vous le méritez bien; jusqu’ici je n’avais vu dans vos lettres que l’expression d’une sensibilité trop vive, qui ne trouvait pas d’issue; je comprenais parfaitement que vous deviez avoir quelque peine à vous habituer, vous, aux dehors un peu vulgaires de votre mari; aussi était-ce avec indulgence que j’accueillais le récit de vos horribles tortures; mais en vérité je croyais que, ce reste de susceptibilité romanesque étant épuisé, vous reviendriez à la raison, au bon sens, et que, votre esprit supérieur ayant dissipé le brouillard de tous ces chagrins chimériques qui vous cachaient le bonheur réel, vous arriveriez à la vérité, c’est-à-dire à cette conviction que vous êtes la plus heureuse des femmes.
«Au lieu de cela, je vois que cette susceptibilité exagérée augmente de jour en jour; vos plaintes redoublent, vos prétendues souffrances s’accroissent. Or, ma chère enfant, je croirais manquer à mon devoir d’amie, et d’amie sincère, en ne vous disant pas avec sévérité tout ce que je pense, tout ce que je ressens en songeant qu’avec toutes les chances de bonheur possibles, vous finirez peut-être par vous croire la plus malheureuse des femmes.
«En vérité, Cécile, tout ceci à l’air d’un parti pris, et, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais, je dirais presque d’une prétention; mais non, chez vous, mon amie, c’est une habitude; car encore une fois, que vous manque-t-il?
«Je suis sévère, cruelle, direz-vous; non, mon amie, je veux vous voir tout simplement apprécier votre bonheur.
«Aussi, prenez-y bien garde. Si dans la première lettre que je reçois de vous, je retrouve de ces vilaines plaintes sans but et sans raison, j’envoie la missive à M. de Noirville, qui vous grondera fort, lui, et aura bien raison.
«J'aurais presque envie de ne pas vous embrasser; mais j’ai tant de foi dans votre grand caractère, que je vous pardonne encore cette fois, dans l’espoir que vous serez plus raisonnable à l’avenir…
«Baronne HERLMANN.»
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