Читать бесплатно книгу «La coucaratcha. I» Эжена Сю полностью онлайн — MyBook

CHAPITRE II.
Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont de la goëlette

Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait. – Je ne dirai pas Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu; – Mais Narcisse invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses… Muses, disait-il, envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une tempête, un naufrage, quoi que ce soit… mais de la poésie, pour Dieu de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants, entendre parler commerce et marché, poivre et sucre… que l'on s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la tempête… Ainsi de la poésie… ô muses!.. quelque chose de tranché, de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît. – Je ne sais si les muses l'entendirent; mais il se passa tout à coup quelque chose de fort singulier dans l'entrepont de la goëlette.

Le Cadre (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, un espace restait vide et à travers cette lucarne improvisée; Narcisse put jeter un coup d'œil investigateur dans le faux pont.

Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la muraille du navire.

Tout à coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe, mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros homme, l'homme aux figures de cire. – Le vil industriel vient voir ses caisses, pensa Narcisse. Va! butor à l'âme vénale, pense à ton commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te laisser aller au doux far-niente de tes rêveries, à voir trembler dans la mer les étoiles du ciel, à entendre… – Mais Narcisse interrompit tout à coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa respiration. Il crut rêver. – L'homme aux figures de cire s'était approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait poussé un ressort. – Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand Napoléon, ni sa sainteté le Pape.

– C'est sans doute la caisse à la Passion pensa Narcisse; mais je ne vois pas le Christ. En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.

– Après tout, pensa encore le fils du mercier; il ne les a pas habillés pour la route, de peur d'abîmer leurs costumes.

Mais voici que la scène change.

A un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la boîte, en sortent, et s'avancent empesées droites et raides.

– Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien, se dit Narcisse en sentant le froid lui gagner les reins.

Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.

– Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; ce n'est pas nature, pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.

Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénoûment de cette scène. Son âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme avait sans doute ouvert aussi la boîte à la Passion; car, au lieu de trois, ils étaient six, sans compter l'industriel; six armés jusqu'aux dents; – et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.

– Sommes-nous parés? dit le gros homme à voix basse…

– Oui…

– Adieu! – Va! fit le Curtius. – Et lestes et adroits comme des chats sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts.

Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des pirates.

Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de silence à bord de la Cauchoise, et puis qu'un immense et retentissant hourra ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.

Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra dès-lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la Passion comme des scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si bonnes mœurs.

Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie rude et forte, des mœurs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été frappée du même coup de poignard, qui frappa au cœur l'honorable capitaine.

Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens: il vit une belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers, lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de beaucoup à celle de la Cauchoise, maintenant montée par une demi douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le pillage.

Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses Idylles, ses jolis moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux et la nuit paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du lac!..

– Oh! disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson prodigieux… Oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit ruisseau qui glisse sur le sable, – les figures les plus tannées, les plus cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune fille… – Un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs, et déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois de mai, au lever d'un beau soleil.

De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets, Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en face. – Que vont-ils faire de moi? se disait-il…

Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon retentit longuement sur l'immensité de la mer…

– Qu'est-ce que cela? pensa Narcisse, je n'ai pas vu de canon à bord…

Un bruit sec accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien davantage; surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond, et du plafond, aller se loger à moitié dans le bord opposé…

– Je suis perdu, dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de terreur.

CHAPITRE III.
Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles sujets de stupéfaction

Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air sur le pont de la goëlette, les fers aux pieds et aux mains; placé entre deux marins vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.

Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire; accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de la même façon, soumis à la même surveillance.

Puis à une encablure de la goélette, un beau brick de guerre, étroit, hardi, allongé, – pour le moment en panne, et portant à sa corne un large pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles. – C'était le pavillon anglais.

– Pourriez-vous me dire, Monsieur, dit Narcisse en s'adressant au gros homme; ce que tout cela signifie?

– Tiens, cet autre!.. Je n'y pensais plus… cela signifie, mon garçon; que dans un quart d'heure… Mais, dis-moi, tu vois bien les vergues de ce brick…

Qu'entendez-vous par les vergues? fit gravement Narcisse…

– Ah! l'animal!.. – Ce bâton qui croise le mât en travers… Comprends-tu?

– Je comprends.

– C'est heureux. – Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval sur ce bâton?

– Je vois l'homme accroupi.

– Sais-tu ce qu'il fait!

– Je ne sais ce qu'il fait.

– Il arrange une corde.

– Pour?..

– Pour… nous pendre.

– C'est-à-dire… pour vous pendre… vous! mais pas moi.

– Ah! c'te farce… toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule celui-là!

– Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que cela ne peut pas être, vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin; poète connu et domicilié à Paris; passager à bord, et pas du tout de votre bande…

– Alors, dis-leur… c'est trop juste…

– C'est ce que je compte faire… heureusement voici venir un officier.

Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:

– Je dois éclairer votre conscience. Monsieur l'officier: – Parti comme passager à bord de la Cauchoise, c'est un heureux hasard que je n'aie pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux ma…

L'officier l'interrompit alors en anglais; d'un air irrité et donna dans cette langue un ordre aux matelots qui serrèrent les pouces de Narcisse, de façon à les briser…

– Eh bien! reprit le gros homme, sais-tu ce qu'il vient de dire.

– Mon Dieu, non reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses pouces. – Il vient de dire:

– Bâillonez ce chien, et voilà…

– Mais il n'entend donc pas le français?

– Pas un mot, ni lui ni les autres.

– Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous…

– Comme ma langue propre… mon fils.

– Mais alors, dites lui… tout… bien vite.

– Du tout… tu m'as appelé intrigant dans la chaloupe. – Tu seras pendu, ça t'apprendra…

Narcisse allait répliquer mais le bâillon l'en empêcha.

Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha peu les Anglais.

– Pour te consoler, lui dit le gros homme, je vais t'expliquer tout cela, il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.

Je m'appelle Benard; depuis vingt ans je fais la course, il va environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils! – Je rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de gourdes, je l'attaque et le prends. – Comme il était un mauvais marcheur, je le coule et son équipage, je garde les gourdes et je file… Ce gredin de brick que tu vois là… me pince au vent le lendemain, je lui parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il comprend l'histoire.

Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène en Angleterre pour faire un exemple.

Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérâpe du ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me débarque à Calais. De Calais je viens à Brest: – Je vois cette jolie goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour, nous ayons pour réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais. Le même de la fois du lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin l'Anglais, ce gueux de même Anglais est venu à bord, a visité les papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous un bout de filin autour du cou, car il est bien sûr de ne pas rencontrer parmi nous un cardinal ou un évêque. – Je te parie que dans une heure, quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée, que tu ne pourras seulement pas chanter: J'ai du bon tabac… Ah! mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse… Adieu, mon agneau… Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!..

Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les yeux et sentit son cœur faillir.

Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.

Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait tellement, qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière impossibilité de chanter: J'ai du bon tabac

On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un cartahul, en réservant Benard pour la bonne bouche, comme il disait plaisamment.

Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:

– Après vous, lui dit Benard en ricanant; et quand le fils du mercier se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit furent: Ah! je suis un intrigant?

Plaignez le poète.

– C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle affaire, murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.

Quand sa tête toucha la bouline: – ah! dit-il, voilà que je vais faire couic

Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.

On mit un équipage à bord de la goélette, qui gagna Portsmouth avec le brick.

Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est aux îles… il doit y faire une fameuse fortune.

Depuis trois mois il attend une lettre de Narcisse.

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