Quand il s'est agi de reproduire ou de continuer des oeuvres des siècles passés, ce n'est pas d'en bas que nous sont venues les difficultés, et les exécutants ne nous ont jamais fait défaut; Mais c'est précisément parce que cette tendance est autre chose qu'une mode ou une réaction, qu'il est fort important d'apporter un choix scrupuleux, une critique impartiale et sévère, dans l'étude et l'emploi des matériaux qui peuvent contribuer à rendre à notre pays un art conforme à son génie. Si cette étude est incomplète, étroite, elle sera stérile et fera plus de mal que de bien; elle augmentera la confusion et l'anarchie dans lesquelles les arts sont tombées depuis tantôt cinquante ans, et qui nous conduiraient à la décadence; elle apportera un élément de désordre de plus; si, au contraire, cette étude est dirigée avec intelligence et soin; si l'enseignement officiel l'adopte franchement et arrête ainsi ses écarts, réunit sous sa main tant d'efforts partiels qui se sont perdus faute d'un centre, les résultats ne se feront pas attendre, et l'art de l'architecture reprendra le rang qui lui convient chez une nation éminemment créatrice. Des convictions isolées, si fortes qu'elles soient, ne peuvent faire une révolution dans les arts; si aujourd'hui nous cherchons à renouer ces fils brisés, à prendre dans un passé qui nous appartient en propre les éléments d'un art contemporain, ce n'est pas au profit des goûts de tel ou tel artiste ou d'une coterie; nous ne sommes au contraire que les instruments dociles des goûts et des idées de notre temps, et c'est aussi pour cela que nous avons foi dans nos études et que le découragement ne saurait nous atteindre; ce n'est pas nous qui faisons dévier les arts de notre époque, c'est notre époque qui nous entraîne.... Où? qui le sait! Faut-il au moins que nous remplissions de notre mieux la tâche qui nous est imposée par les tendances du temps où nous vivons. Ces efforts, il est vrai, ne peuvent être que limités, car la vie de l'homme n'est pas assez longue pour permettre à l'architecte d'embrasser un ensemble de travaux, soit intellectuels soit matériels; l'architecte n'est et ne peut être qu'une partie d'un tout; il commence ce que d'autres achèvent, ou termine ce que d'autres ont commencé; il ne saurait donc travailler dans l'isolement, car son oeuvre ne lui appartient pas en propre, comme le tableau au peintre, le poème au poète. L'architecte qui prétendrait seul imposer un art à toute une époque ferait un acte d'insigne folie. En étudiant l'architecture du moyen âge, en cherchant à répandre cette étude, nous devons dire que notre but n'est pas de faire rétrograder les artistes, de leur fournir les éléments d'un art oublié pour qu'ils les reprennent tels quels, et les appliquent sans raisons aux édifices du XIXe siècle; cette extravagance a pu nous être reprochée, mais elle n'a heureusement jamais été le résultat de nos recherches et de nos principes. On a pu faire des copies plus ou moins heureuses des édifices antérieurs au XVIe siècle, ces tentatives ne doivent être considérées que comme des essais destinés à retrouver les éléments d'un art perdu mais non comme le but auquel doit s'arrêter notre architecture moderne. Si nous regardons l'étude de l'architecture du moyen âge comme utile, et pouvant amener peu à peu une heureuse révolution dans l'art, ce n'est pas à coup sûr pour obtenir des oeuvres sans originalité, sans style, pour voir reproduire sans choix et comme une forme muette, des monuments remarquables surtout à cause du principe qui les a fait élever, mais c'est au contraire pour que ce principe soit connu, et qu'il puisse porter des fruits aujourd'hui comme il en a produit pendant les XIIe et XIIIe siècles. En supposant qu'un architecte de ces époques revienne aujourd'hui, avec ses formules et les principes auxquels il obéissait de son temps, et qu'il puisse être initié à nos idées modernes, si l'on mettait à sa disposition les perfectionnements apportés dans l'industrie, il ne bâtirait pas un édifice du temps de Philippe Auguste ou de saint Louis, parce qu'il fausserait ainsi la première loi de son art, qui est de se conformer aux besoins et aux moeurs du moment, d'être rationnel. Jamais peut-être des ressources plus nombreuses n'ont été offertes aux architectes; les exécutants sont nombreux, intelligents et habiles de la main; l'industrie est arrivée à un degré de perfectionnement qui n'avait pas été atteint. Ce qui manque à tout cela c'est une âme, c'est ce principe vivifiant qui rend toute oeuvre d'art respectable, qui fait que l'artiste peut opposer la raison aux fantaisies souvent ridicules des particuliers ou d'autorités peu compétentes trop disposés à considérer l'art comme une superfluité, une affaire de caprice ou de mode. Pour que l'artiste respecte son oeuvre, il faut qu'il l'ait conçue avec la conviction intime que cette oeuvre est émanée d'un principe vrai, basé sur les règles du bon sens; le goût, souvent, n'est pas autre chose, et pour que l'artiste soit respecté lui-même, il faut que sa conviction ne puisse être mise en doute; or, comment supposer qu'on respectera l'artiste qui, soumis à toutes les puérilités d'un amateur fantasque, lui bâtira, suivant le caprice du moment, une maison chinoise, arabe, gothique, ou de la renaissance? Que devient l'artiste au milieu de tout ceci? N'est-ce pas le costumier qui nous habille suivant notre fantaisie, mais qui n'est rien par lui-même, n'a et ne peut avoir ni préférence, ni goût propre, ni ce qui constitue avant tout l'artiste créateur, l'initiative? Mais l'étude d'une architecture dont la forme est soumise à un principe, comme le corps est soumis à l'âme, pour ne point rester stérile, ne saurait être incomplète et superficielle. Nous ne craindrons pas de le dire, ce qui a le plus retardé les développements de la renaissance de notre architecture nationale, renaissance dont on doit tirer profit pour l'avenir, c'est le zèle mal dirigé, la connaissance imparfaite d'un art dans lequel beaucoup ne voient qu'une forme originale et séduisante sans apprécier le fond. Nous avons vu surgir ainsi de pâles copies d'un corps dont l'âme est absente. Les archéologues en décrivant et classant les formes n'étaient pas toujours architectes praticiens, ne pouvaient parler que de ce qui frappait leurs yeux, mais la connaissance du pourquoi devait nécessairement manquer à ces classifications purement matérielles, et le bon sens public s'est trouvé justement choqué à la vue de reproductions d'un art dont il ne comprenait pas la raison d'être, qui lui paraissait un jeu bon tout au plus pour amuser quelques esprits curieux de vieilleries, mais dans la pratique duquel il fallait bien se garder de s'engager. C'est qu'en effet s'il est un art sérieux, qui doive toujours être l'esclave de la raison et du bon sens, c'est l'architecture. Ses lois fondamentales sont les mêmes dans tous les pays et dans tous les temps, la première condition du goût en architecture, c'est d'être soumis à ces lois; et les artistes qui, après avoir blâmé les imitations contemporaines de temples romains dans lesquelles on ne pouvait retrouver ni le souffle inspirateur qui les a fait élever, ni des points de rapports avec nos habitudes et nos besoins, se sont mis à construire des pastiches des formes romanes ou gothiques, sans se rendre compte des motifs qui avaient fait adopter ces formes, n'ont fait que perpétuer d'une manière plus grossière encore les erreurs contre lesquelles ils s'étaient élevés.
Il y a deux choses dont on doit tenir compte avant tout, dans l'étude d'un art, c'est la connaissance du principe créateur, et le choix dans l'oeuvre créée. Or le principe de l'architecture française au moment où elle se développe avec une grande énergie, du XIIe au XIIIe siècle, étant la soumission constante de la forme aux moeurs, aux idées du moment, l'harmonie entre le vêtement et le corps, le progrès incessant, le contraire de l'immobilité; l'application de ce principe ne saurait non-seulement, faire rétrograder l'art, mais même le rendre stationnaire. Tous les monuments enfantés par le moyen âge seraient-ils irréprochables, qu'ils ne devraient donc pas être aujourd'hui servilement copiés, si l'on élève un édifice neuf, ce n'est qu'un langage dont il faut apprendre à se servir pour exprimer sa pensée, mais non pour répéter ce que d'autres ont dit; et dans les restaurations, même lorsqu'il ne s'agit que de reproduire ou de réparer des parties détruites ou altérées, il est d'une très-grande importance de se rendre compte des causes qui ont fait adopter ou modifier telle ou telle disposition primitive, appliquer telle ou telle forme; les règles générales laissent l'architecte sans ressources devant les exceptions nombreuses qui se présentent à chaque pas, s'il n'est pas pénétré de l'esprit qui a dirigé les anciens constructeurs.
On rencontrera souvent dans cet ouvrage des exemples qui accusent l'ignorance, l'incertitude, les tâtonnements, les exagérations de certains artistes; mais, que l'on veuille bien le remarquer, on y trouvera l'influence, l'abus même parfois d'un principe vrai, une méthode, en même temps qu'une grande liberté individuelle, l'unité de style, l'harmonie dans l'emploi des formes, l'instinct des proportions, toutes les qualités qui constituent un art, soit qu'il s'applique à la plus humble maison de paysan ou à la plus riche cathédrale, comme au palais du souverain. En effet, une civilisation ne peut prétendre posséder un art que si cet art pénètre partout, s'il fait sentir sa présence dans les oeuvres les plus vulgaires. Or de tous les pays occidentaux de l'Europe, la France est encore celui chez qui cette heureuse faculté s'est le mieux conservée, car c'est celui qui l'a possédée au plus haut degré depuis la décadence romaine. De tout temps la France a imposé ses arts et ses modes à une grande partie du continent européen; elle a essayé vainement depuis la renaissance de se faire italienne, allemande, espagnole, grecque, son instinct, le goût natif qui réside dans toutes les classes du pays l'ont toujours ramené à son génie propre en la relevant après les plus graves erreurs; il est bon, nous croyons, de le reconnaître, car trop longtemps les artistes ont méconnu ce sentiment et n'ont pas su en profiter. Depuis le règne de Louis XIV surtout, les artistes ont fait ou prétendu faire un corps isolé dans le pays, sorte d'aristocratie étrangère, méconnaissant ces instincts des masses. En se séparant ainsi de la foule, ils n'ont plus été compris, ont perdu toute influence, et il n'a pas dépendu d'eux que la barbarie ne gagnât sans retour ce qui restait en dehors de leur sphère. La preuve en est dans l'infériorité de l'exécution des oeuvres des deux derniers siècles comparativement aux siècles précédents. L'architecture surtout qui ne peut se produire qu'à l'aide d'une grande quantité d'ouvriers de tous états, ne présentait plus à la fin du XVIIIe siècle qu'une exécution abâtardie, molle, pauvre et dépourvue de style à ce point de faire regretter les dernières productions du bas-empire. La royauté de Louis XIV, en se mettant à la place de toute chose en France, en voulant être le principe de tout, absorbait sans fruit les forces vives du pays, plus encore peut-être dans les arts que dans la politique; et l'artiste a besoin pour produire de conserver son indépendance. Le pouvoir féodal n'était certainement pas protecteur de la liberté matérielle; les rois, les seigneurs séculiers, comme les évêques et les abbés, ne comprenaient pas et ne pouvaient comprendre ce que nous appelons les droits politiques; on en a mésusé de notre temps, qu'en eût-on fait au XIIe siècle! Mais ces pouvoirs séparés, rivaux même souvent, laissaient à la population intelligente et laborieuse sa liberté d'allure. Les arts appartenaient au peuple, et personne, parmi les classes supérieures, ne songeait à les diriger, à les faire dévier de leur voie. Quand les arts ne furent plus exclusivement pratiqués par le clergé régulier, et qu'ils sortirent des monastères pour se répandre dans cent corporations laïques, il ne semble pas qu'un seul évêque se soit élevé contre ce mouvement naturel; et comment supposer d'ailleurs que des chefs de l'Église, qui avaient si puissamment et avec une si laborieuse persévérance aidé à la civilisation chrétienne, eussent arrêté un mouvement qui indiquait mieux que tout autre symptôme que la civilisation se répandait dans les classes moyennes et inférieures? Mais les arts, en se répandant en dehors des couvents entraînaient avec eux des idées d'émancipation, de liberté intellectuelle qui durent vivement séduire des populations avides d'apprendre, de vivre, d'agir, et d'exprimer leurs goûts et leurs tendances. C'était dorénavant sur la pierre et le bois, dans les peintures et les vitraux, que ces populations allaient imprimer leurs désirs, leurs espérances; c'était là que sans contrainte elles pouvaient protester silencieusement contre l'abus de la force. À partir du XIIe siècle cette protestation ne cesse de se produire dans toutes les oeuvres d'art qui décorent nos édifices du moyen âge; elle commence gravement, elle s'appuie sur les textes sacrés, elle devient satirique à la fin du XIIIe siècle, et finit au XVe par la caricature. Quelle que soit sa forme, elle est toujours franche, libre, crue même parfois. Avec quelle complaisance les artistes de ces époques s'étendent dans leurs oeuvres sur le triomphe des faibles, sur la chute des puissants! Quel est l'artiste du temps de Louis XIV qui eût osé placer un roi dans l'enfer à côté d'un avare, d'un homicide; quel est le peintre ou le sculpteur du XIIIe siècle qui ait placé un roi dans les nuées entouré d'une auréole, glorifié comme Dieu, tenant la foudre, et ayant à ses pieds les puissants du siècle? Est-il possible d'admettre, quand on étudie nos grandes cathédrales, nos châteaux et nos habitations du moyen âge qu'une autre volonté que celle de l'artiste ait influé sur la forme de leur architecture, sur le système adopté dans leur décoration ou leur construction? L'unité qui règne dans ces conceptions, la parfaite concordance des détails avec l'ensemble, l'harmonie de toutes les parties ne démontrent-elles pas qu'une seule volonté a présidé à l'érection de ces oeuvres d'art? Cette volonté peut-elle être autre que celle de l'artiste? Et ne voyons-nous pas, à propos des discussions qui eurent lieu sous Louis XIV, lorsqu'il fut question d'achever le Louvre, le roi, le surintendant des bâtiments, Colbert, et toute la cour donner son avis, s'occuper des ordres, des corniches, et de tout ce qui touche à l'art, et finir par confier l'oeuvre à un homme qui n'était pas architecte, et ne sut que faire un dispendieux placage, dont le moindre défaut est de ne se rattacher en aucune façon au monument et de rendre inutile le quart de sa superficie? On jauge une civilisation par ses arts, car les arts sont l'énergique expression des idées d'une époque, et il n'y a pas d'art sans l'indépendance de l'artiste. L'étude des arts du moyen âge est une mine inépuisable, pleine d'idées originales, hardies, tenant l'imagination éveillée, cette étude oblige à chercher sans cesse, et par conséquent elle développe puissamment l'intelligence de l'artiste. L'architecture, depuis le XIIe siècle jusqu'à la renaissance, ne se laisse pas vaincre par les difficultés, elle les aborde toutes franchement; n'étant jamais à bout de ressources, elle ne va cependant les puiser que dans un principe vrai. Elle abuse même trop souvent de cette habitude de surmonter des difficultés parmi lesquelles elle aime à se mouvoir. Ce défaut! pouvons-nous le lui reprocher? Il tient à la nature d'esprit de notre pays, à ses progrès et ses conquêtes, dont nous profitons, au milieu dans lequel cet esprit se développait. Il dénote les efforts intellectuels d'où la civilisation moderne est sortie, et la civilisation moderne est loin d'être simple; si nous la comparons à la civilisation païenne, de combien de rouages nouveaux ne la trouverons-nous pas surchargée; pourquoi donc vouloir revenir dans les arts à des formes simples quand notre civilisation, dont ces arts ne sont que l'empreinte, est si complexe? Tout admirable que soit l'art grec, ses lacunes sont trop nombreuses pour que dans la pratique il puisse être appliqué à nos moeurs. Le principe qui l'a dirigé est trop étranger à la civilisation moderne pour inspirer et soutenir nos artistes modernes. Pourquoi donc ne pas habituer nos esprits à ces fertiles labeurs des siècles d'où nous sommes sortis? Nous l'avons vu trop souvent, ce qui manque surtout aux conceptions modernes en architecture, c'est la souplesse, cette aisance d'un art qui vit dans une société qu'il connaît; notre architecture gêne ou est gênée, en dehors de son siècle, ou complaisante jusqu'à la bassesse, jusqu'au mépris du bon sens. Si donc nous recommandons l'étude des arts des siècles passés avant l'époque où ils ont quitté leur voie naturelle, ce n'est pas que nous désirions voir élever chez nous aujourd'hui des maisons et des palais du XIIIe siècle, c'est que nous regardons cette étude comme pouvant rendre aux architectes cette souplesse, cette habitude d'appliquer à toute chose un principe vrai, cette originalité native et cette indépendance qui tiennent au génie de notre pays. N'aurions-nous que fait naître le désir chez nos lecteurs d'approfondir un art trop longtemps oublié, aurions-nous contribué seulement à faire aimer et respecter des oeuvres qui sont la vivante expression de nos progrès pendant plusieurs siècles, que nous croirions notre tâche remplie; et si faibles que soient les résultats de nos efforts, ils feront connaître, nous l'espérons du moins, qu'entre l'antiquité et notre siècle, il s'est fait un travail immense dont nous pouvons profiter, si nous savons en recueillir et choisir les fruits.
VIOLLET-LE-DUC.
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