Mais les Normands s'étaient retirés dans le château séparé de l'ouvrage avancé par un profond et large fossé. Il fallait entreprendre un nouveau siége. «Jean avait fait construire l'année précédente une certaine maison, contiguë à la muraille et placée du côté droit du château, en face du midi 54. La partie inférieure de cette maison était destinée à un service qui veut toujours être fait dans le mystère du cabinet 55, et la partie supérieure, servant de chapelle, était consacrée à la célébration de la messe: là il n'y avait point de porte au dehors, mais en dedans (donnant sur la cour) il y en avait une par où l'on arrivait à l'étage supérieur, et une autre qui conduisait à l'étage inférieur. Dans cette dernière partie de la maison était une fenêtre prenant jour sur la campagne et destinée à éclairer les latrines.» Un certain Bogis, ayant avisé cette fenêtre, se glissa le long du fond du fossé, accompagné de quelques braves compagnons, et s'aidant mutuellement, tous parvinrent à pénétrer par cette fenêtre dans le cabinet situé au rez-de-chaussée. Réunis dans cet étroit espace, ils brisent les portes, l'alarme se répand parmi la garnison occupant la basse-cour, et croyant qu'une troupe nombreuse envahit le bâtiment de la chapelle, les défenseurs accumulent des fascines et y mettent le feu pour arrêter l'assaillant; mais la flamme se répand dans la seconde enceinte du château, Bogis et ses compagnons passent à travers le logis incendié et vont se réfugier dans les grottes marquées G sur notre plan (fig. 11). Roger de Lascy et les défenseurs, réduits au nombre de cent quatre-vingt, sont obligés de se réfugier dans la dernière enceinte, chassés par le feu. «À peine cependant la fumée a-t-elle un peu diminué, que Bogis sortant de sa retraite, et courant à travers les charbons ardents, aidé de ses compagnons, coupe les cordes et abat, en le faisant rouler sur son axe, le pont mobile qui était encore relevé 56, afin d'ouvrir un chemin aux Français pour sortir par la porte. Les Français donc s'avancent en hâte et se préparent à assaillir la haute citadelle dans laquelle l'ennemi venait de se retirer en fuyant devant Bogis.
«Au pied du rocher par lequel on arrivait à cette citadelle était un pont taillé dans le roc vif 57, que Richard avait fait ainsi couper autrefois, en même temps qu'il fit creuser les fossés. Ayant fait glisser une machine sur ce pont 58, les nôtres vont, sous sa protection, creuser au pied de la muraille. De son côté, l'ennemi travaille aussi à pratiquer une contre-mine, et ayant fait une ouverture, il lance des traits contre nos mineurs et les force ainsi à se retirer 59. Les assiégés cependant n'avaient pas tellement entaillé leur muraille qu'elle fût menacée d'une chute; mais bientôt une catapulte lance contre elle d'énormes blocs de pierre. Ne pouvant résister à ce choc, la muraille se fend de toute parts, et, crevant par le milieu, une partie du mur s'écroule...» Les Français s'emparent de la brèche, et la garnison, trop peu nombreuse désormais pour défendre la dernière enceinte, enveloppée, n'a même pas le temps de se réfugier dans le donjon et de s'y enfermer. C'était le 6 mars 1204. C'est ainsi que Philippe-Auguste s'empara de ce château, que ses contemporains regardaient comme imprenable.
Si nous avons donné à peu près en entier la description de ce siége mémorable écrit par Guillaume le Breton, c'est qu'elle met en évidence un fait curieux dans l'histoire de la fortification des châteaux. Le château Gaillard, malgré sa situation, malgré l'habileté déployée par Richard dans les détails de la défense, est trop resserré; les obstacles accumulés sur un petit espace devaient nuire aux défenseurs en les empêchant de se porter en masse sur le point attaqué. Richard avait abusé des retranchements, des fossés intérieurs; les ouvrages amoncelés les uns sur les autres servaient d'abri aux assaillants, qui s'en emparaient successivement; il n'était plus possible de les déloger; en se massant derrière ces défenses acquises, ils pouvaient s'élancer en force sur les points encore inattaqués, trop étroits pour être garnis de nombreux soldats. Contre une surprise, contre une attaque brusque tentée par un corps d'armée peu nombreux, le château Gaillard était excellent; mais contre un siége en règle dirigé par un général habile et soutenu par une armée considérable et bien munie d'engins, ayant du temps pour prendre ses dispositions et des hommes en grand nombre pour les mettre à exécution sans relâche, il devait tomber promptement du moment que la première défense était forcée; c'est ce qui arriva. Il ne faut pas moins reconnaître que le château Gaillard n'était que la citadelle d'un vaste ensemble de fortifications étudié et tracé de main de maître, que Philippe-Auguste, armé de toute sa puissance, avait dû employer huit mois pour le réduire, et qu'enfin Jean sans Terre n'avait fait qu'une tentative pour le secourir. Du vivant de Richard, l'armée française, harcelée du dehors, n'eût pas eu le loisir de disposer ses attaques avec cette méthode; elle n'aurait pu conquérir cette forteresse importante, le boulevard de la Normandie, qu'au prix de bien plus grands sacrifices, et peut-être eût-elle été obligée de lever le siége du château Gaillard avant d'avoir pu entamer ses ouvrages extérieurs. Dès que Philippe se fut emparé de ce point stratégique si bien choisi par Richard, Jean sans Terre ne songea plus qu'à évacuer la Normandie, ce qu'il fit peu de temps après, sans même tenter de garder les autres forteresses qui lui restaient encore en grand nombre dans sa province, tant l'effet moral produit par la prise du château Gaillard fut décisif 60.
Nous avons dû nous occuper des châteaux normands des XIe et XIIe siècles de préférence à tous ceux qui furent élevés pendant cette période dans les autres provinces de la France, parce que ces châteaux ont un caractère particulier, qu'ils diffèrent en beaucoup de points des premières forteresse du moyen âge bâties pendant le même temps sur le sol français, et surtout parce qu'ils nous semblent avoir fait faire un pas considérable à l'art de la fortification.
Au XIIIe siècle, les châteaux français semblent avoir profité des dispositions de détails prises par les Normands dans leurs châteaux, mais en conservant cependant quelque chose des traditions mérovingiennes et carlovingiennes. Nous en trouvons un exemple remarquable dans le château de Montargis, dont la construction remontait au XIIIe siècle et dont nous donnons le plan (15). Bâti en plaine, il commandait la route de Paris à Orléans qui passait sous les portes défendues A et B. Des fossés S enveloppaient les défenses extérieures. La route était battue de flanc par un front flanqué de tours et communiquait au château par une porte C (VOY. PORTE). Une autre porte D, passant à travers une grosse tour isolée (suivant une méthode qui appartient à la Loire, et que nous voyons surtout pratiquée au XIVe siècle dans la basse Loire et la Bretagne par le connétable Olivier de Clisson), était d'un accès très-difficile. Quant aux dispositions intérieures du château, elles sont d'un grand intérêt et indiquent nettement les moyens défensifs des garnisons des châteaux français. Les tours sont très-saillantes sur les courtines, afin de les bien flanquer; au nord, point saillant, et faible par conséquent, était élevé un gros ouvrage présentant deux murs épais élevés l'un derrière l'autre, éperonnés par un mur de refend flanqué de deux tours d'un diamètre plus fort que les autres. En G était la grand'salle, à deux étages, dans laquelle toute la garnison pouvait être réunie pour recevoir des ordres, et de là se répandre promptement sur tous les points de l'enceinte par un escalier à trois rampes I. La réunion de cet escalier à la grand'salle pouvait être coupée, et la grand'salle servir de retrait si l'enceinte était forcée. La grand'salle est un des traits caractéristiques du château français, ainsi que nous l'avons dit au commencement de cet article. Dans le château normand, la grand'salle est située dans le donjon, ou plutôt le donjon n'est que la grand'salle devenue défense principale. Dans le château français du XIIIe siècle, la grand'salle se distingue du donjon; c'est le lieu de réunion des hommes d'armes du seigneur franc; il y a là un dernier souvenir des moeurs du chef germain et de ses compagnons.
Le gros donjon F est au centre de la cour, comme dans le château primitif du moyen âge (fig. 1); il est à plusieurs étages, avec une cour circulaire au centre; il était mis en communication avec la grand'salle, au premier étage, au moyen d'une galerie K, pouvant être de même coupée à son extrémité. Ce donjon commandait toute l'enceinte et ses bâtiments; mais, n'ayant pas de sortie sur les dehors comme le donjon normand, il n'offrait pas les mêmes avantages pour la défense, la garnison était casernée dans les bâtiments L du côté où l'enceinte était le plus accessible. En O étaient les écuries, la boulangerie, les magasins; en H la chapelle, et en N un poste à proximité de l'entrée D. Les petits bâtiments qui entouraient le donjon étaient d'une date postérieure à sa construction. La poterne E donnait accès dans de vastes jardins entourés eux-mêmes d'une enceinte 61.
En France et en Normandie, dès l'époque carlovingienne, les enceintes des châteaux étaient flanquées de tours. Mais sur les bords du Rhin et les provinces voisines de la Germanie, il ne paraît pas que ce moyen de défense ait été usité avant le XIIIe siècle, ce qui ferait supposer que les tours flanquantes étaient une tradition gallo-romaine.
«Les monuments féodaux du Xe siècle jusqu'aux croisades, dit M. de Krieg 62, ont, sur les deux rives du Rhin, leur type commun. On y trouve d'abord la tour carrée (rarement cylindrique) qui est ou assise sur des soubassements romains, ou copiée religieusement d'après ces modèles, avec leur socle, leur porte d'entrée au-dessus du sol et leur plate-forme. Ces tours ont pris le nom allemand de berch frid, en latin berefredus, en français beffroi... Les enceintes de ces plus anciens châteaux manquent absolument de flanquement extérieur. Elles sont surmontées d'une couronne de merlons...»
Nous irons plus loin que M. de Krieg, et nous dirons même que les tours employées comme moyen de flanquement des enceintes ne se rencontrent que très-rarement dans les châteaux des bords du Rhin et des Vosges avant le XVe siècle. Le château de Saint-Ulrich, la partie ancienne du château de Hohenkoenigsbourg, le château de Koenigsheim, celui de Spesbourg, bien que bâtis pendant les XIIIe et XIVe siècles, sont totalement dépourvus de tours flanquantes 63. Ce sont des bâtiments formant des angles saillants, des figures géométriques rectilignes à l'extérieur et venant se grouper autour du donjon ou beffroi. La plupart de ces châteaux, élevés sur des points inaccessibles, prennent toute leur force dans la situation de leur assiette et ne sont que médiocrement défendus. Le donjon surmontant les bâtiments permettait de découvrir au loin la présence d'un ennemi, et la garnison, prévenue, pouvait facilement empêcher l'escalade de rampes abruptes, barrer les sentiers et arrêter un corps d'armée nombreux loin du château, sans même être obligée de se renfermer derrière ses murs.
Cependant des situations analogues n'empêchaient pas les seigneurs français de munir de tours les flancs et angles saillants de leurs châteaux pendant les XIIe, XIIIe et XIVe siècles.
Il se fit, dans la construction des châteaux, au XIIIe siècle, une révolution notable. Jusqu'alors ces résidences ne consistaient, comme nous l'avons vu, que dans des enceintes plus ou moins étendues, simples ou doubles, au milieu desquelles s'élevaient le donjon qui servait de demeure seigneuriale et la salle quelquefois comprise dans le donjon même. Les autres bâtiments n'étaient que des appentis en bois séparés les uns des autres, ayant plutôt l'apparence d'un cantonnement que d'une résidence fixe. La chapelle, les réfectoires, cuisines, magasins et écuries étaient placés dans l'intérieur de l'enceinte et ne se reliaient en aucune façon aux fortifications. Nous avons vu que, dans le plan du château de Montargis (fig. 15), déjà les bâtiments de service sont attenants aux murailles, qu'ils sont bâtis dans un certain ordre et que ce sont des logis fixes. Il semblerait qu'au XIIIe siècle les habitudes des seigneurs et de leurs gens, plus civilisés, demandaient des dispositions moins barbares que celles acceptées jusqu'alors. Nous voyons combien les logis fixes ont peu d'importance encore dans le château Gaillard, résidence souveraine élevée à la fin du XIIe siècle. On a peine à comprendre comment une garnison de quelques centaines d'hommes pouvait vivre dans cet étroit espace, presque exclusivement occupé par les défenses. Les soldats devaient coucher pêle-mêle dans les tours et sous quelques appentis adossés aux murailles.
En Angleterre, où les documents écrits abondent sur les habitations seigneuriales anciennes, on trouve les preuves de cette révolution apportée par le XIIIe siècle. À cette époque, les résidences royales fortifiées reçoivent de nombreuses adjonctions en bâtiments élevés avec un certain luxe, les châteaux des barons prennent un caractère plus domestique; souvent même le donjon, ainsi que le dit M. Parker dans son Architecture domestique 64, fut abandonné pour une salle et des chambres construites dans l'enceinte intérieure. C'est à cause de ce changement que, dans presque toutes les descriptions de châteaux bâtis du temps de Henri III et d'Edward Ier, les grandes tours ou donjons sont représentés comme étant dans un état délabré et généralement sans couvertures. Ils avaient été abandonnés, comme habitation, à cause de leur peu de commodité, bien que par la force de leur construction ils pussent encore, moyennant quelques réparations, être employés en temps de guerre. Les ordres de restaurations aux «maisons royales» dans divers châteaux sont très-nombreux pendant le XIIIe siècle. Ces ordres ne s'appliquent pas aux châteaux d'Edward (Edwardian castles), édifices généralement bâtis par Edward Ier, et dans lesquels de nombreux appartements destinés à différents usages étaient disposés suivant un plan général, mais bien aux châteaux de date normande, qui dès lors prirent un caractère d'habitation par des constructions plus récentes. Les ordres donnés par Henri III pour les réparations et additions aux manoirs royaux prouvent qu'aucun plan systématique n'était adopté lorsqu'il s'agissait de ces adjonctions. Lorsqu'une grande surface de terrain était entourée d'une clôture fortifiée et formait ce que l'on appelait une cour (curia), dans laquelle le logis primitif était insuffisant, il devint assez ordinaire, au XIIIe siècle, d'augmenter ce logement, selon les besoins, en élevant successivement de nouvelles constructions, telles que chambres, chapelles, cuisines, qui d'abord furent semées çà et là sur la surface de l'enclos. Lorsqu'un certain nombre de ces bâtiments avaient ainsi été appropriés ou créés, on les réunissait successivement par des passages couverts (aleia) construits en bois, quelquefois en façon de portiques ouverts, mais plus souvent fermés sur les côtés. Ces bâtiments étaient jetés au milieu des enceintes, laissant les défenses libres, comme le serait un bourg ou village enclos de murs. Au XIIIe siècle, les services se relient davantage à l'enceinte même, que les bâtiments intérieurs contribuent à renforcer; c'est seulement alors qu'apparaît le château sous le rapport architectonique, les établissements antérieurs n'étant que des défenses plus ou moins fortes et étendues enveloppant des habitations et des bâtiments de service de toute nature et de dimensions fort diverses sans aucune idée d'ensemble. Le XIIIe siècle vit élever de magnifiques châteaux qui joignaient à leurs qualités de forteresses celles de résidences magnifiques abondamment pourvues de leurs services et de tout ce qui est nécessaire à la vie d'un seigneur vivant au milieu de son domaine entouré d'une petite cour et d'une garnison.
À partir de saint Louis, la féodalité décroît; elle est absorbée par la royauté d'une part, et entamée par le peuple de l'autre; les édifices qu'elle élève se ressentent naturellement de cette situation politique; ils se dressent sur le sol lorsqu'elle reprend de l'influence; ils sont plus rares ou plus pauvres lorsque le pouvoir royal et l'organisation nationale prennent de la force et se constituent. À la mort de Philippe-Auguste, en 1223, la féodalité, qui avait aidé ce prince à réunir à la couronne les plus belles provinces de France, se trouvait riche et puissante; à l'exemple du roi, quelques grands vassaux avaient absorbé nombre de fiefs, soit par des alliances, soit comme prix de leurs services, soit par suite de la ruine des nobles qui avaient tout perdu pendant les croisades du XIIe siècle. Pendant les premières années de la minorité de saint Louis, il s'était formé, comme chacun sait, une ligue formidable contre la couronne de France gardée par une femme encore jeune et dont on ne soupçonnait pas les grandes qualités politiques. Parmi les vassaux de la couronne de France coalisés contre le roi enfant, un des plus puissants était Enguerrand III, sire de Coucy, seigneur de Saint-Gobain, d'Assis, de Marle, de la Fère, de Folembray, etc. Son esprit indomptable, son caractère indépendant étaient excités par d'immenses richesses; un instant ce vassal pensa pouvoir mettre la main sur la couronne de France; mais ses sourdes menées et ses projets ambitieux furent déjoués par la politique adroite de la reine Blanche, qui sut enlever à la coalition féodale un de ses plus puissants appuis, le comte de Champagne. Le sire de Coucy fut bientôt obligé de prêter serment de fidélité entre les mains du roi, qui ne voulut pas se souvenir de ses projets. C'est à l'époque des rêves ambitieux d'Enguerrand III qu'il faut faire remonter la construction du château magnifique dont nous voyons encore les ruines gigantesques. Le château de Coucy dut être élevé très-rapidement, ainsi que l'enceinte de la ville qui l'avoisine, de 1225 à 1230. Le caractère de la sculpture, les profils, ainsi que la construction, ne permettent pas de lui assigner une époque plus ancienne ni plus récente 65.
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