Si l'on jette les yeux sur la carte géologique de la France, on observera que depuis Mézières, en remontant la Meuse et en se dirigeant vers le sud-ouest par Chaumont, Châtillon-sur-Seine, Clamecy, la Charité, Nevers, la Châtre, Poitiers et Niort, puis descendant vers le sud-est par Ruffec, Nontron, Exideuil, Souillac, Figeac, Villefranche, Mende, Millaud, puis remontant par Anduze, Alais, Largentière et Privas, on suit une chaîne non interrompue de calcaire jurassique que l'on retrouve encore après avoir traversé le Rhône, en remontant l'Ain depuis Belley jusqu'à Salins, et le Doubs depuis Pontarlier jusqu'à la limite de la forêt Noire. Vers le nord, de Sablé jusqu'à l'embouchure de l'Orne, s'allonge une branche de cette chaîne qui semble avoir été disposée pour répartir sur toutes les provinces de la France les matériaux les plus favorables à la construction. Dans les cinq grandes divisions que forme cette chaîne, on trouve dans la première, au nord, la craie à Troyes, à Arcis, à Châlons-sur-Seine, et à Reims; les calcaires grossiers dans les bassins de la Seine, de l'Oise, de l'Aisne et de la Marne, les grès vers l'ouest; de l'autre côté de la branche jurassique se dirigeant vers la Manche, dans la seconde division, le granit, des calcaires grossiers; dans la troisième, sur la rive gauche de la Garonne, les grès verts et les grès de Fontainebleau, jusques au pied des Pyrénées; dans la quatrième, au centre, les granits, les terrains cristallisés, et enfin, dans la cinquième, qui comprend le bas bassin du Rhône, les grès et le calcaire alpin. Ajoutons à cette collection les terrains volcaniques, laves et basaltes au centre, et nous aurons un aperçu des richesses que possède la France en matériaux propres à bâtir.
Jusqu'à la fin du XIIe siècle, les constructeurs ont évidemment reculé devant l'emploi des matériaux d'une grande dureté, comme le granit; ils cherchaient les pierres d'une dureté moyenne, et les employaient, autant que faire se pouvait, en petits échantillons: et telle est la répartition des terrains sur la surface de la France, qu'il n'était jamais besoin d'aller chercher des matériaux calcaires, ou des craies, ou des grès tendres très-loin, si ce n'est dans quelques contrées, comme la Bretagne, la Haute-Garonne et le Centre, vers Guéret et Aubusson. Les établissements monastiques exploitèrent les carrières avec adresse et soin: la maison mère de Cluny, établie sur terrain jurassique, ainsi que celle de Clairvaux, semblèrent imposer à leurs filles l'obligation de se fonder à proximité de riches carrières. Nous voyons, en effet, que la plus grande partie des couvents dépendants de ces deux abbayes sont bâtis, en France, sur cette chaîne jurassique qui coupe le territoire en cinq grandes parts, et l'architecture de ces deux ordres, celle particulièrement de l'ordre de Cluny, robuste, grande d'échelle, reçoit une influence marquée de l'emploi des matériaux, tandis que dans les contrées où les pierres à bâtir sont fines, basses ou tendres, comme dans les bassins de la Seine et de l'Oise, par exemple, nous voyons que l'architecture romane s'empreint de la nature même de la matière employée.
Lorsque l'architecture gothique fut adoptée, elle sut tirer un merveilleux parti des matériaux divers fournis par le sol. À dater du XIIe siècle, on voit employer simultanément des pierres de qualités très-diverses, suivant le besoin, ainsi qu'il est aisé de s'en apercevoir en lisant notre article CONSTRUCTION. Alors on ne recule pas devant des difficultés de transport qui devaient être considérables lorsqu'il s'agissait de se procurer certaines pierres dont la qualité était propre à un objet spécial. C'est ainsi, par exemple, que nous voyons employer, pour les colonnes monolithes du choeur de Vézelay, bâti vers 1190, des pierres dures de Coutarnoux, dont la carrière est à 30 kilomètres de l'abbaye, bien qu'on possédât des pierres propres à la construction à une faible distance; qu'à Semur en Auxois, nous voyons mettre en oeuvre cette admirable pierre de Pouillenay, qui prend le poli; qu'à Sens on fait venir de la pierre de Paris pour bâtir la salle synodale; qu'à Troyes, à la fin du XIIIe siècle, nous voyons les constructeurs aller chercher du liais à Tonnerre pour bâtir l'église de Saint-Urbain, qu'il eût été impossible d'élever avec d'autres matériaux; que bien plus tard, à Paris, nous voyons les architectes demander de la pierre à Vernon pour restaurer la rose de la sainte Chapelle et pour élever certaines parties de l'hôtel de la Trémoille. Ces exemples, que nous pourrions multiplier à l'infini, prouvent combien les constructeurs de la période dite gothique portaient une attention scrupuleuse dans le choix des pierres qu'ils mettaient en oeuvre. Lorsque le style gothique fut définitivement admis sur toute la surface de la France, vers la fin du XIIIe siècle, les constructeurs n'hésitèrent pas, pour se conformer au goût du temps, à employer des pierres qui certes, par leur nature, ne se prêtaient guère à recevoir ces formes. C'est ainsi que, vers 1270, on élève le choeur de la cathédrale de Limoges en granit, celui de la cathédrale de Clermont en lave de Volvic; que, vers le milieu du XVe siècle, on construit le chevet de l'église abbatiale du mont Saint-Michel en mer de même en granit, sans se préoccuper des difficultés de taille que présente cette matière; qu'au commencement du XIVe siècle on construit en grès très-dur le sanctuaire et le transsept de l'ancienne cathédrale de Carcassonne (Saint-Nazaire).
À l'inspection des monuments élevés pendant le moyen âge, il est aisé de reconnaître qu'alors, plus encore que pendant la période gallo-romaine, on exploitait une quantité considérable de carrières qui depuis ont été abandonnées, qu'on savait employer les pierres exploitées en raison de leur qualité, mais avec une économie scrupuleuse; c'est-à-dire qu'on ne plaçait pas dans un parement, par exemple, une pierre de qualité supérieure convenable pour faire des colonnes monolithes, des corniches, des chéneaux ou des meneaux. Ce fait est remarquable dans un de nos édifices bâti avec un luxe de matériaux exceptionnel: nous voulons parler de la cathédrale de Paris. Là les constructeurs ont procédé avec autant de soin que d'économie dans l'emploi des matériaux. Les pierres employées dans la cathédrale de Paris proviennent toutes des riches carrières qui existaient autrefois sous la butte Saint-Jacques, et qui s'étendent sous la plaine de Montrouge jusqu'à Bagneux et Arcueil.
La façade est entièrement construite en roche et en haut banc pour les parements, en liais tendre pour les grandes sculptures (banc qui avait jusqu'à 0m,90 de hauteur) et en cliquart pour les larmiers, chéneaux, colonnettes (banc de 0m,45 de hauteur au plus). Le liais tendre des carrières Saint-Jacques se comporte bien en délit, aussi est-ce avec ces pierres qu'ont été faites les arcatures à jour de la grande galerie sous les tours. Les cliquarts ont donné des matériaux incomparables pour la rose et pour les grandes colonnettes de la galerie, ainsi que pour tous les larmiers des terrasses. Parmi ces matériaux, on rencontre aussi dans les parements et pour les couronnements des contre-forts des tours l'ancien banc royal de Bagneux, qui porte 0m,70, et le gros banc de Montrouge, qui porte 0m,65: ces dernières pierres se sont admirablement conservées. Dans les fondations, nous avons reconnu l'emploi des lambourdes de la plaine, et surtout de la lambourde dite ferme, qui porte jusqu'à 1 mètre; quelquefois, mais rarement, du banc vert.
Les grosses colonnes intérieures de la nef, qui ont 1m,30 de diamètre, sont élevées par assises du banc de roche basse de Bagneux ou de Saint-Jacques, qui porte franc 0m,50 en moyenne. Mais les deux piliers à sections rectilignes qui terminent la nef sur le transsept, lesquels piliers ont une section relativement faible, vu le poids qu'ils ont à porter, sont entièrement élevés en belles assises de cliquart de Montrouge, lequel porte 0m,40 franc de bousin. Les arcs-doubleaux, archivoltes et arcs ogives des voûtes sont généralement en banc franc ou en banc blanc de Montrouge, qui porte de 0m,30 à 0m,35. Ainsi les constructeurs ont employé la pierre, toujours en conservant la hauteur du banc de carrière, se contentant de la purger complétement du bousin ou des délits marneux, mais sans faire de levées à la scie à grès 110. De plus, ils posaient ces matériaux sur leur lit de carrière, lorsqu'ils ne prenaient pas le parti de les poser franchement en délit comme étai (voy. CONSTRUCTION), mettant en dessous le lit de dessous. Cette précaution est surtout observée dans les assises en fondation.
Les constructeurs romans, ainsi que nous l'avons dit, cherchaient surtout les pierres douces, les lambourdes, les vergelés, les bancs francs. Le choeur de Maurice de Sully, sauf les piliers et les colonnettes, est entièrement construit en matériaux d'une dureté médiocre, bas et petits. Mais dès le commencement du XIIIe siècle, la nouvelle école laïque cherche au contraire les matériaux très-fermes et grands. C'est alors que dans la construction de la cathédrale de Chartres on emploie ce calcaire de Berchère, d'un aspect si rude, mais si solide, et qui donne des bancs de 1 mètre de hauteur sur des longueurs de 3 à 4 mètres; qu'à la cathédrale de Reims on pose ces assises de 1m,20 de hauteur en pierre introuvable aujourd'hui dans les carrières qui les ont fournies, que l'on emploie les liais et les cliquarts les plus durs, en ayant le soin de les purger des lits tendres; que l'on repousse, autant que faire se peut, les bancs friables, les pierres creuses et sans nerf.
La fin du XIIIe siècle apporte encore plus de soin dans le choix des pierres. Il suffit d'examiner les constructions de l'église de Saint-Urbain de Troyes, du choeur de Narbonne, des pignons du transsept des cathédrales de Paris et de Rouen, de l'église abbatiale de Saint-Ouen de Rouen, du château de Vincennes, pour reconnaître que les constructeurs connaissaient parfaitement les qualités des matériaux calcaires, et qu'ils les choisissaient avec une attention qui pourrait nous servir d'exemple. Au XVe siècle, on incline à employer de préférence les pierres douces, mais cependant celles-ci sont scrupuleusement triées. Au XVIe siècle, trop souvent cette partie importante de l'art de bâtir est négligée, les matériaux sont inégaux, pris au hasard et employés sans tenir compte de leurs propriétés.
EMPLOI DES PIERRES À BÂTIR SUIVANT LEURS QUALITÉS.--Plusieurs causes contribuent à détruire les pierres calcaires propres à la construction, et des causes qui agissent sur les unes n'ont pas d'action sur les autres. De plus, l'assemblage de certaines pierres est nuisible à quelques-unes d'entre elles. Les principes destructeurs les plus énergiques sont les sels qui se développent, par l'effet de l'humidité, dans l'intérieur même des pierres, et les alternatives du chaud et du froid. Toutes les pierres, grès, granits même et calcaires, contiennent une quantité notable d'eau, et s'emparent de l'humidité du sol et de l'atmosphère lorsqu'elles viennent à sécher. Cette propriété, qui est nécessaire à l'agrégation de leurs molécules, est en même temps la cause de leur destruction. Si les pierres sont posées près du sol, en élévation, elles tendent sans cesse à pomper l'humidité de la terre, et cette humidité apporte avec elle des sels qui, tendant à se cristalliser par l'effet de la sécheresse de l'air, forment autant de petits coins qui désagrégent les molécules du grès, du calcaire et même du granit. Ces matériaux portent, d'ailleurs, dans leurs flancs des sels que l'humidité atmosphérique met sans cesse en travail. Telle pierre qui dans l'eau ou sous le sol ne se décomposera jamais, s'altère après une année de séjour à l'air. La question est donc, non pas de priver les pierres de toute humidité, mais de faire en sorte, pour les conserver, que cette humidité ait une action du dehors au dedans et non du dedans au dehors; que les sels qu'elles contiennent soient toujours à l'état de dissolution, et qu'ils ne tendent jamais à venir se cristalliser à leur surface ou qu'ils restent à l'état latent.
Supposons une pierre calcaire, par exemple, posée en A (fig. 1) sur une assise de libages, et une fondation en béton ou en moellon; par l'effet de la capillarité, c'est-à-dire par suite de l'action aspirante de cette pierre, l'humidité sera plus considérable en a, au coeur même de la pierre, qu'à sa surface externe séchée par l'air; dès lors les sels tendront à venir se cristalliser suivant la direction des flèches sur ces surfaces externes, et les désagrégeront peu à peu. Supposons qu'entre cette pierre de soubassement B et l'assise de libages C est interposée une lame de plomb ou un lit imperméable, comme du bitume, l'eau de pluie qui balayera les parements fera que ces parements seront plus humides au moment même de l'émission aqueuse que le coeur: d'ailleurs cette eau sera séchée promptement par l'air; les sels qui pourraient se développer et venir à la surface seront lavés, dissous et entraînés par cette abondance d'eau externe, et ne pourront se développer en cristaux, par conséquent faire lever les parements. Dans le cas d'un isolement complet de la pierre soustraite à l'humidité du sol, plus elle sera poreuse, plus ses parements seront facilement lavés et séchés et mieux ils se conserveront.
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