Voici (fig. 2) un de ces exemples provenant du cloître de Moissac. Cette image de saint Pierre, de marbre, est très bas-relief. On retrouve là, non-seulement le caractère des sculptures de Byzance, mais le faire, le style hiératique maniéré, et jusqu'aux procédés pour indiquer les draperies. Il est certain que les artistes qui taillaient ces images ne regardaient ni la nature, ni même les nombreux fragments de l'antiquité romaine qui abondaient dans cette contrée, mais qu'ils n'avaient d'yeux que pour ces ouvrages byzantins d'ivoire, de cuivre ou d'argent repoussé qu'on exportait sans cesse de Constantinople. Tout dans cette sculpture est de convention; on n'y retrouve que les traces effacées d'un art qui ne procède plus que par recettes. Mais de cette sculpture qui sent si fort la décadence, à celle qu'on fit un siècle plus tard à peine, dans les mêmes provinces, il y a toute une révolution; car cette dernière a repris l'air de jeunesse qui appartient à un art naissant. Ce n'est plus la barbarie sénile, c'est le commencement d'un art qui va se développer. Des causes politiques empêchèrent cette école languedocienne de s'élever, ainsi que nous l'exposerons tout à l'heure; mais ce que nous venons de dire explique les diverses natures des influences byzantines en France pendant le XIe siècle et les premières années du XIIe. Ces artistes de Provence, du Languedoc, du Rhin, par cela même qu'ils avaient entre les mains un grand nombre d'objets sculptés provenant de Byzance, n'avaient pas eu, comme les clunisiens, à transporter l'art de la peinture dans la statuaire; aussi leurs produits n'ont pas cette originalité des oeuvres de l'école clunisienne, qui, procédant de la peinture à la sculpture, devait mettre beaucoup du sien dans les imitations byzantines.
Voici donc, à la fin du XIe siècle, quel était l'état des écoles de sculpture dans les différentes provinces de la France actuelle. Les traditions romaines s'étaient éteintes à peu près partout, et ne laissaient plus voir que de faibles lueurs dans les villes du Midi. En Provence, les restes des monuments romains étaient assez nombreux pour que l'école de sculpture renaissante à cette époque s'inspirât principalement de la statuaire antique, tandis qu'elle allait chercher les ornements et les formes de l'architecture en Orient 66. L'école de Toulouse avait abandonné toute tradition romaine, et s'inspirait, quant à la statuaire, des nombreux exemples sculptés rapportés de Byzance: l'ornementation était alors un compromis entre les traditions gallo-romaines et les exemples venus de Byzance. Dans les provinces rhénanes l'élément byzantin, mais altéré, dominait dans la statuaire et l'ornementation. Dans les provinces occidentales, le Périgord, la Saintonge, la statuaire était à peu près nulle, et l'ornementation, gallo-romaine, bien que Saint-Front eût été bâti sur un plan byzantin. À Limoges et les villes voisines, vers l'ouest et le sud, la proximité des comptoirs vénitiens avait donné naissance à une école assez florissante, appuyée sur les types byzantins. En Auvergne, le Nivernais et une partie du Berry, les traditions byzantines inspiraient la statuaire, tandis que l'ornementation conservait un caractère gallo-romain. Mais ces provinces étaient en rapport par Limoges avec les Vénitiens, et recevaient dès lors un grand nombre d'objets venus d'Orient. En Bourgogne, dans le Lyonnais, l'école clunisienne produisait seule des oeuvres d'une valeur originale, et comme statuaire, et comme ornementation, par les motifs déduits plus hauts. Dans l'Île-de-France la statuaire n'avait nulle valeur, et l'ornementation, comme celle de la Normandie, s'inspirait des compositions byzantines, à cause de la grande quantité d'étoffes d'Orient qui pénétraient dans ces provinces par le commerce des Vénitiens et des Génois. En Poitou, la statuaire était également tombée dans la plus grossière barbarie, et l'ornementation, lourde, était un mélange de traditions gallo-romaines et d'influences byzantines fournies par les étoffes et les ustensiles d'Orient.
Si l'on consulte la carte que nous avons dressée pour accompagner l'article CLOCHER (fig. 6), on se rendra compte d'une partie de ces divisions d'écoles, bien que les arts de la sculpture n'aient pas exactement les mêmes foyers que ceux de l'architecture. Ainsi, il y a une école d'architecture normande au commencement du XIe siècle, et il n'y a pas, à proprement parler, d'école de sculpture normande. L'école de sculpture de l'Île-de-France ne commence à rayonner que vers la fin de la première moitié du XIIe siècle. Si l'influence de l'architecture rhénane se fait sentir au commencement du XIIe siècle jusqu'à Châlons-sur-Marne, la sculpture des bords du Rhin ne pénètre pas si loin vers l'ouest. Toulouse, qui n'a pas, à la fin du XIe siècle, une école d'architecture locale, possède déjà une puissante école de sculpture. L'architecture, développée au XIe siècle dans les provinces occidentales, ne possède des écoles de sculpture dignes de ce nom qu'au XIIe siècle. On peut donc compter vers 1100, en France, cinq écoles de statuaire: la plus ancienne, l'école rhénane; l'école de Toulouse, l'école de Limoges, l'école provençale, et la dernière née, l'école clunisienne. Or, cette dernière allait promptement en former de nouvelles sur la surface du territoire, et renouveler entièrement la plupart de celles qui lui étaient antérieures, en les poussant en dehors de la voie hiératique, à la recherche du vrai, vers l'étude de la nature. Constatons d'abord que partout où résident les clunisiens au commencement du XIIe siècle, la sculpture acquiert une supériorité marquée, soit comme ornementation, soit comme statuaire. Le témoignage d'un contemporain, celui de saint Bernard, qui s'éleva si vivement contre ces écoles de sculptures clunisiennes et qui essaya de combattre leur influence, serait une preuve de l'importance qu'elles avaient acquise au XIIe siècle, si les monuments n'étaient pas là.
L'école clunisienne était la seule en effet qui pouvait se développer, parce qu'en prenant pour point de départ, pour enseignement, dirons-nous, l'art byzantin, elle observait la nature, et tendait à s'éloigner ainsi des types consacrés, à se soustraire peu à peu à l'hiératisme des arts grecs des bas temps, et qu'elle avait su prendre, dans ces arts, comme modèle, celui qui avait conservé les allures les plus libres, la peinture.
La peinture byzantine, en effet, n'excluait pas encore à cette époque l'individualisme, tandis que la sculpture semblait ne reproduire que des types uniformes consacrés. Les vignettes de manuscrits grecs du VIe au Xe siècle présentent, non-seulement des compositions empreintes d'une liberté que ne conservent pas les sculptures des ivoires et objets d'orfévrerie, mais qui reproduisent évidemment des portraits. Ces vignettes tiennent compte de la perspective, de l'effet produit par des plans différents, par la lumière; quelques-unes même sont profondément empreintes d'une intention dramatique 67.
Nous allons montrer comment les clunisiens avaient introduit dans la sculpture, imitée comme faire et comme style de l'école byzantine, ces éléments de liberté et l'observation de la nature soit par la reproduction vraie du geste, soit par l'étude des types qu'ils avaient sous les yeux. C'est la porte principale de l'église abbatiale de Vézelay, ouvrage d'une grande valeur pour l'époque, qui va nous fournir les exemples les plus remarquables de cette statuaire pseudo-byzantine des clunisiens, à la fin du XIe siècle ou pendant les premières années du XIIe.
L'ensemble de cette oeuvre est présentée dans l'article PORTE (fig. 11). On remarquera, tout d'abord, qu'il y a dans cette composition un mouvement, une mise en scène, qui n'existent pas dans les compositions byzantines de la même époque ou antérieures. L'idée dramatique subsiste au milieu de ces groupes de personnages auxquels l'artiste a voulu donner la vie et le mouvement.
Voyons les détails: voici fig. 3, deux des figures 3/4 nature, sculptées sur le pied-droit de droite; c'est un saint Pierre qui discute avec un autre apôtre attentif et paraissant se disposer à donner la réplique. Le geste du saint Pierre est net, bien accusé, et sa tête prend une expression d'insistance grave qui est tout à fait remarquable. À côté de ce réalisme, le faire des draperies, la manière dont elles sont disposées, ces plis relevés par le vent, sentent l'école byzantine. Examinant attentivement les types des têtes de ces statues, on reconnaît qu'ils n'ont rien de commun avec la statuaire byzantine. Les sculpteurs clunisiens se sont inspirés de ce qu'ils voyaient autour d'eux. Ces têtes présentent des caractères individuels, ce ne sont plus des types de convention.
Sur des chapiteaux de la même porte, des personnages fournissent des types variés; l'un, celui A, figure 4, a le nez long, fin, le front découvert, les yeux grands, à fleur de tête, l'angle externe légèrement relevé; la bouche petite, la lèvre inférieure saillante, le menton rond et la barbe soyeuse. L'autre, celui B, a le nez court, les yeux couverts, la bouche large et la mâchoire développée. La tête du premier est longue, celle du second ronde. La tête de femme C présente un autre type. Cette femme, vêtue seulement d'un court jupon de poils, tient une fronde de la main droite; à son bras gauche est attaché une sorte de bouclier orné d'une croix, et derrière lequel elle semble se cacher. C'est une sainte Madeleine chassant au désert, pour pourvoir à sa nourriture. Un gros oiseau est devant elle. Le sculpteur a-t-il voulu donner à cette tête un caractère qu'il supposait oriental? Ce qui est certain, c'est que les traits de cette femme diffèrent des types admis dans les sculptures du monument. Les yeux sont longs, les pommettes saillantes, le menton et la bouche vivement accentués, le nez très-fin et recourbé. Il y a donc dans cette école déjà une recherche des physionomies, des traits, sur la nature. Si nous regardons les pieds, les mains des personnages de ces bas-reliefs, nous pouvons constater également une étude déjà fine de la nature, on a recours à elle, et l'influence byzantine se fait sentir seulement dans la façon d'exprimer les plis des draperies, dans certains procédés adoptés pour faire les cheveux, les accessoires; la même observation pourra être faite sur le bas-relief de la cathédrale d'Autun, bas-relief postérieur à celui de Vézelay de vingt ou trente ans au plus, et d'un moins bon style. Mais dans cette oeuvre de sculpture, les types des têtes ont un caractère bien prononcé et qui n'est nullement byzantin.
L'une de ces têtes que nous donnons figure 5, et que nous avons pu avoir entre les mains parce qu'elle avait été brisée et jetée dans des plâtras, lorsque ce bas-relief fut muré à la fin du dernier siècle, reproduit un des types généralement admis dans cette sculpture. Ce type tout à fait particulier, n'a rien de romain ou de byzantin, mais possède un caractère asiatique prononcé; il semble appartenir aux belles races caucasiques. Les lignes du front et du nez, la délicatesse de la bouche, l'enchâssement de l'oeil couvert et légèrement relevé à l'angle externe, la longueur des joues, le peu d'accentuation des pommettes, la petitesse extrême de l'oreille, la barbe soyeuse et frisée, accusent une belle race qui n'est ni romaine, ni germaine. L'oeil est rempli par une boule de verre bleu et le sourcil est accusé par un trait peint en noir. Ce type de tête ne se rencontre nulle part dans les figures de Vézelay, où généralement les fronts sont hauts et développés, la distance entre la bouche et le nez grande, l'oeil très-ouvert, les pommettes prononcées. Mais ce qui est à remarquer, c'est que si l'on se promène dans les campagnes du Morvan, sur les points les plus éloignés de la circulation, on rencontre assez fréquemment ce beau type chez les jeunes paysans. Voici donc dans deux monuments très-voisins,--puisque Autun n'est qu'à 90 kilomètres de Vézelay,--la même école de sculpteurs ayant pris pour point de départ l'étude des arts byzantins, qui s'inspire des types variés que fournissent ces localités. Mais si nous pénétrons dans d'autres régions, soumises à d'autres écoles, nous trouverons également à cette époque, c'est-à-dire de 1100 à 1150, ces mêmes tendances vers l'étude de la nature et l'observation des types locaux.
On comprendra qu'il ne nous serait pas possible de fournir la quantité d'exemples que comporterait un pareil sujet qui demanderait, à lui seul, un ouvrage étendu. Nous devons nous borner à signaler quelques points saillants afin d'attirer l'attention des artistes, des archéologues, des anthropologistes, sur ces questions dont la valeur est trop dédaignée.
Nous avons parlé de l'école de Toulouse, toute byzantine au XIe siècle. Comme ses soeurs, au XIIe siècle cette école abandonne en partie l'hiératisme grec des bas temps pour chercher l'étude de la nature.
Le petit hôtel de ville de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne) 68 est un des plus jolis édifices du milieu du XIIe siècle, c'est-à-dire de 1140 environ. Il appartient à l'école de Toulouse. Sa sculpture est traitée avec un soin et une perfection rares.
Entre autres figures, sur l'un des chapiteaux de la galerie du premier étage de ce monument est sculpté un roi dont nous donnons ici le masque (fig. 6). S'il est un caractère de tête bien caractérisé, évidemment pris sur la nature, c'est celui-là. Ce front large, ces yeux bien fendus, grands, ces arcades sourcilières éloignées du globe de l'oeil, ce nez fin, cambré, serré à la racine et près des narines, celles-ci étant minces, relevées; ces lèvres fermes et nettement bordées; cette barbe en longues mèches, ces oreilles écartées du crâne, ces cheveux longs et soyeux ne présentent-ils pas un de ces types slaves comme on en trouve en Hongrie et sur les bords du bas Danube 69. À côté de cette tête il en est d'autres qui présentent un caractère absolument différent et qui se rapproche des types les plus fréquemment adoptés dans la statuaire de Toulouse.
Poursuivons cette revue avant de reprendre l'ordre que nous devons suivre dans cet article.
Transportons-nous à Chartres. Le portail occidental de la cathédrale présente une suite de statues d'une exécution très-soignée. Ce sont de grandes figures longues qui semblent emmaillotées dans leurs vêtements comme des momies dans leurs bandelettes et qui sont profondément pénétrées de la tradition byzantine comme faire, bien que les vêtements soient occidentaux. Les têtes de ces personnages ont l'aspect de portraits et de portraits exécutés par des maîtres. Nous prenons l'une d'elles, que connaissent toutes les personnes qui ont visité cette cathédrale 70 (fig. 7).
Ces statues de Chartres datent aussi de 1140 environ. À coup sûr l'artiste qui a sculpté cette tête, tout soumis qu'il fût à la donnée byzantine sous certains rapports, s'en écartait encore plus que ceux dont nous venons de présenter les oeuvres, au point de vue de l'étude de la nature. Des types que nous venons de présenter, celui-là seul a un caractère vraiment français ou gaulois, ou celte si l'on veut. Ce front plat, ces arcades sourcilières relevées, ces yeux à fleur de tête, ces longues joues, ce nez largement accusé à la base et un peu tombant, droit sur son profil, cette bouche large, ferme, éloignée du nez, ce bas du visage carré, ces oreilles plates et développées, ces longs cheveux ondés n'ont rien du Germain, rien du Romain, rien du Franc. C'est là, ce nous semble, un vrai type du vieux Gaulois. La face est grande relativement au crâne, l'oeil peut facilement devenir moqueur, cette bouche dédaigne et raille. Il y a dans cet ensemble un mélange de fermeté, de grandeur et de finesse, voire d'un peu de légèreté et de vanité dans ces sourcils relevés, mais aussi l'intelligence et le sang-froid au moment du péril. Les masques des autres statues de ce portail ont tous un caractère individuel; l'artiste ou les artistes qui les ont sculptés ont copié autour d'eux et ne se sont pas astreints à reproduire un type uniforme. Ce fait mérite d'autant mieux d'être observé, que vers la fin du XIIe siècle, ainsi que nous le démontrerons tout à l'heure, la statuaire admet un type absolu qu'elle considère comme la perfection, et ne se préoccupe plus de l'individualisme des personnages.
Il existe encore dans l'église abbatiale de Saint-Denis deux statues transportées par Alexandre Lenoir au Musée des monuments français et provenant de l'église Notre-Dame de Corbeil; ces deux figures baptisées des noms de Clovis et de Clotilde, sans autorité, sont de la même époque que celles du portail occidental de Chartres. Longues comme celles-ci, exécutées avec un soin extrême, remarquables d'ailleurs comme style, très-intéressantes au point de vue des vêtements, rendues avec une grande finesse, elles nous fournissent des types de têtes qui ne rappellent en rien ceux de Chartres.
Voici (fig. 8) celle du roi. Ce masque n'est pas la reproduction d'un type admis, d'un canon; c'est, pour qui sait voir, un portrait ou plutôt un type de race, un individu par excellence. Les grands yeux, fendus comme ceux des plus belles races venues du nord-est, les joues plates, le nez bien fait, droit, la bouche petite et bien coupée, la lèvre supérieure étant saillante; le front très-large et plat, les arcades sourcilières charnues et suivant le contour du globe de l'oeil, la barbe souple et les moustaches prononcées, les cheveux abondants et longs; tous ces traits appartiennent au caractère de physionomie donné à la race mérovingienne. Que l'on compare ce masque à celui que donne la figure 7 et l'on trouvera entre ces deux types la différence qui sépare le mérovingien ou les dernières peuplades venues du nord-est, du vieux sang gaulois. Le dernier type, celui figure 8, est évidemment plus beau, plus noble que l'autre. Il y a dans ces grands yeux si bien ouverts une hardiesse tenace, dans cette bouche fine quelque chose d'ingénieux qui n'existent pas dans le masque de Chartres. Ces deux têtes mises en parallèle, on comprend que le type nº 8 domine par la hardiesse et la conscience de sa dignité le type nº 7; mais on comprend aussi que ce dernier, dans la physionomie duquel perce un certain scepticisme, finira par redevenir le maître. Il y a dans les traits du roi, et dans la bouche notamment, une naïveté qui est bien éloignée de l'expression du masque de Chartres. La tête de la reine provenant du portail de Notre-Dame de Corbeil et qui faisait pendant à la statue du roi n'est pas moins remarquable. Mais pour mieux faire saisir avec quelle finesse ces écoles du XIIe siècle en France reproduisaient les caractères des types humains qu'ils avaient sous les yeux, nous mettons en parallèle le masque d'une statue de femme du portail de la cathédrale de Chartres et celui de la statue provenant de Corbeil (fig. 9).
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