Cette histoire de la sculpture du moyen âge exige, pour être comprise, que nous jetions un regard rapide sur les oeuvres de l'antiquité, lesquelles ont influé sur l'art occidental à dater du XIe siècle, tantôt directement, tantôt par des voies détournées, très-étranges et généralement peu connues.
La sculpture, dans l'antiquité, procède de deux principes différents, qui forment deux divisions principales. Il y a la sculpture hiératique et la sculpture qui, prenant pour point de départ l'imitation de la nature, tend à se perfectionner dans cette voie, et sans s'arrêter un jour, après être montée à l'apogée, descend peu à peu vers le réalisme pour arriver à la décadence. Les peuples orientaux, l'Inde, l'Asie Mineure, l'Égypte même, n'ont pratiqué la sculpture qu'au point de vue de la conservation de certains types consacrés. La Grèce seule s'est soustraite à ce principe énervant, est partie des types admis chez des civilisations antérieures, pour les amener, par l'observation plus sûre et plus exacte de la nature, par une suite de progrès, soit dans le choix, soit dans l'exécution, au beau absolu. Mais, par cela même qu'ils marchaient toujours en avant, les Grecs n'ont pu établir ni l'hiératisme du beau selon la nature, ni l'hiératisme du convenu, d'où ils étaient partis. Après être montés, ils sont descendus. Toutefois, en descendant, ils ont semé sur la route des germes qui devaient devenir féconds. C'est là, en effet, ce qui établit la supériorité du progrès sur le respect absolu à la tradition, sur l'hiératisme. S'il n'en était pas ainsi, on pourrait soutenir que l'hiératisme, en le supposant arrivé dès l'abord à un point très-élevé, comme en Égypte, est supérieur au progrès, puisqu'il maintient l'art le plus longtemps possible sur ce sommet, tandis que la voie progressive atteint la perfection un jour, pour descendre aussitôt une pente opposée à celle de l'ascension. L'art hiératique est stérile. Ses produits pâlissent chaque jour, à partir du point de départ, pour se perdre peu à peu dans le métier vulgaire, d'où les civilisations postérieures ne peuvent rien tirer. Il est impossible de ne pas être frappé d'étonnement et d'admiration devant les sculptures des premières dynasties égyptiennes. Il semble que cet art si complet, si élevé, dont l'exécution est si merveilleuse, doive fournir aux artistes de tous les temps un point d'appui solide. Il n'en est rien cependant; cette admiration peut conduire à des pastiches, non à de nouvelles créations. Cet art, si beau qu'il soit, est immédiatement formulé comme un dogme; on ne peut rien en retrancher, rien y ajouter: c'est un bloc de porphyre. L'art grec, progressiste (qu'on nous passe le mot), est au contraire un métal ductile, dont on peut sans cesse tirer des produits nouveaux. Pourquoi certaines civilisations ont-elles produit des arts fixés, pour ainsi dire, dans un hiératisme étroit? Pourquoi d'autres ont-elles fait intervenir dans les productions d'art la raison humaine, les passions mobiles, les sentiments, la philosophie, le besoin de la recherche du mieux?
Cela serait difficile à expliquer en quelques lignes, et nous reconnaissons que le sujet est délicat à traiter. Cependant il est une observation que nous croyons devoir faire ici, d'une manière sommaire, parce qu'elle nous aidera plus tard à expliquer les singulières évolutions de l'art de la sculpture pendant le moyen âge. D'ailleurs, comme nous ne saurions, admettre en ces matières, non plus que dans toute autre, l'intervention du hasard, puisque nous voyons l'effet, la cause doit exister. Quelle est-elle? Nous croyons l'entrevoir dans les aptitudes propres à certaines races. Remarquons d'abord que toute explosion d'art--et la sculpture est ici en première ligne--ne se produit dans l'histoire qu'au contact de deux races différentes. Il semble que l'art ne soit jamais que le résultat d'une sorte de fermentation intellectuelle de natures pourvues d'aptitudes diverses. Examinons donc d'abord sous quelles influences se développent les arts.
Tous les hommes, ou plutôt toutes les races humaines ne sont pas également portées vers le besoin d'examiner et de comprendre. Aux unes, il suffit de croire et d'ériger les croyances en système; pour les autres, les croyances ne dépassent jamais une sorte de règle de conduite et ne sont pas aux prises avec les aspirations vers l'inconnu. La philosophie appartient à ces races privilégiées qui examinent, analysent et veulent comprendre pour croire; à celles-là aussi appartient l'art, tel que les Grecs l'ont développé, tel que nous l'entendons en Occident. Mais, phénomène singulier! chacune des trois grandes races humaines qui se partagent le globe terrestre n'est pas apte, isolément, à produire ce qu'on appelle des arts. Celle-ci, la race aryane, la race blanche par excellence, est pourvue d'instincts guerriers; elle enfante les héros; elle domine, elle gouverne; elle établit les premières religions, elle règle leur culte; elle méprise le travail manuel et forme des sociétés de pasteurs et de guerriers, avec le patriarcat comme principe de tout gouvernement. Cette autre, la race jaune, la plus nombreuse peut-être sur notre planète, est industrieuse, se livre au commerce, au calcul, à l'agriculture, aux travaux manuels; elle est habile à façonner les métaux; elle se prête facilement à tout labeur, pourvu qu'elle entrevoie au bout un bien-être purement matériel; dépourvue d'aspirations élevées, de base philosophique, ne se souciant guère de l'inconnu, elle demeure stationnaire du jour où elle a, grâce à son travail et à son industrie, élevé un ordre social passable. La troisième, la race noire, est ardente, violente, ne reconnaissant d'autre puissance que la force matérielle, superstitieuse, guidée par ses besoins physiques ou son imagination mobile et déréglée. Aucune de ces trois races principales, bien distinctes, n'a pu faire éclore un art. Les races blanches pures ne savent se prêter à ce qu'ils exigent de soins matériels, d'études et de travaux; les races jaunes ne peuvent les élever qu'à la hauteur d'un métier. Quant au noir, dépourvu de ce régulateur qui n'abandonne jamais l'esprit du blanc, incapable de fixité dans ses idées, il laisse son imagination s'égarer jusqu'à concevoir et enfanter des monstres en toute chose. Il est adroit, subtil, ingénieux, mais trop fantasque pour être artiste, comme nous l'entendons depuis l'antiquité; car il n'est pas d'art sans lois, sans principes. Le noir n'admet l'intervention de la loi que dans l'ordre physique; pour lui, la loi, c'est la force matérielle, mais son intelligence n'en admet pas dans le domaine des choses de l'esprit. Or, si le blanc et le noir (ce dernier en proportion minime) se trouvent réunis, l'art se développe rapidement et dans le sens du progrès incessant. Dans le mélange de l'élément blanc et jaune, l'art éclôt aussi, mais penche vers l'hiératisme.
Nous ne prétendons montrer ici que certaines grandes divisions faciles à apprécier; car, dans l'organisme de ce monde, les choses ne sont pas aussi simples et tranchées: ainsi, par exemple, la philologie a démontré de la manière la plus évidente que les races dites sémitiques ne sont pas des Aryans, qu'elles appartiennent à un autre groupe; elles se rapprochent encore moins des jaunes ou des races mélaniennes, mais cependant elles tiennent par un point à ces dernières par la vivacité et la mobilité de leur imagination. Pas plus que le blanc ou le noir, le Sémite seul n'est artiste, ou, s'il le devient par le contact d'un apport relativement faible du blanc, c'est dans le sens hiératique absolu.
Au contraire, si un noyau aryan considérable se trouve en contact avec un peuple sémitique, le ferment intellectuel qui en résulte produit un développement d'art splendide, et dans le sens de la recherche, du progrès. La civilisation grecque en est la démonstration la plus évidente.
On ne manquera pas ici de nous accuser de matérialisme. Mais qu'y pourrions-nous faire? Il y a si longtemps que l'on nous repaît de phrases vides lorsqu'il est question de discuter sur les arts ou de définir leurs qualités, que l'envie nous a pris de traiter cette faculté de l'âme humaine à l'aide de l'analyse et du raisonnement.
On l'a bien fait pour la philosophie, nous ne voyons pas pourquoi on ne le ferait pas à propos des arts. Quand vous m'aurez dit que des statuaires sont dociles au souffle de l'inspiration, ne pouvant croire sérieusement que Minerve les protége, si vous ne nous dites pas de quoi l'inspiration procède, nous ne serons guère avancés. En ajoutant que telle statue est remplie d'un sentiment religieux, si vous ne nous expliquez pas comment un sentiment religieux se traduit sur la pierre ou le marbre, votre observation ne nous importe guère, d'autant que beaucoup de gens très-religieux font des statues qui prêtent à rire, et que des artistes passablement sceptiques en sculptent qui vous font tomber à genoux. Pérugin, ce peintre par excellence de sujets religieux, et qui parfois est si touchant, «avait peu de religion et ne voulait pas croire à l'immortalité de l'âme». C'est du moins ce qu'en dit Vasari. On voudra donc ne pas chercher dans cet article sur la sculpture l'attirail de phrases stéréotypées à l'usage de la plupart des critiques en matière d'art, dont nous nous garderons de médire, mais qui, en ne nous faisant part que de leurs impressions, peuvent nous intéresser, mais ne sauraient nous faire avancer d'un pas dans la connaissance des phénomènes psychologiques plus ou moins favorables au développement de l'art.
Il s'agit de chercher comment l'art le plus élevé peut-être, celui de la statuaire, naît ou renaît au sein d'un milieu social, où il va puiser ses éléments, s'il n'est qu'un ressouvenir, comme dit Socrate, ou s'il est un développement spontané; comment il se développe et progresse, et comment il décline.
Nous avons parlé de l'hiératisme et du progrès, de la recherche de l'idéal. Plus nous remontons le courant des arts de l'antique Égypte, plus nous trouvons les arts, et la statuaire notamment, voisins de la perfection. Les dernières découvertes faites par l'infatigable M. Mariette ont mis en lumière des statues de l'époque des pasteurs qui, non-seulement dépassent comme exécution les figures anciennes de Thèbes, mais possèdent un caractère individuel très-prononcé. L'art, dès ces temps reculés, était arrivé à une grande élévation. Ce ne pouvait être par l'hiératisme, mais au contraire par un effort humain, une suite d'études et de progrès. L'hiératisme ne s'était donc établi qu'au moment où l'art avait atteint déjà une grande perfection. Nous voyons le même phénomène se produire chez les populations de l'Asie. L'art s'élève (nous ne savons par quelle suite d'efforts) jusqu'à un point supérieur, et, arrivé là, on prétend désormais le fixer. Ce sont ces arts fixés que rencontrent les Grecs lorsqu'ils occupent l'Hellade; ils les prennent à cette époque de fixité, mais les font, pour ainsi dire, sortir de leur chrysalide pour les pousser avec une ardeur et une rapidité inouïes vers un idéal qui prend pour point d'appui l'étude attentive et passionnée de la nature. Supposons un instant que ces quelques tribus d'Aryans ne fussent point venues s'établir sur le sol de la Macédoine, de l'Attique et du Péloponèse; les arts des peuplades de l'Asie Mineure et de l'Égypte, enfermés dans leur hiératisme, s'affaissant chaque jour sous le poids de cet hiératisme même, s'abimaient dans une négation. Le sphinx et le chérubin restaient pour les générations futures le véritable symbole de ces arts, c'est-à-dire une énigme. Les Grecs, en secouant cette immobilité, nous en font deviner les secrets, nous permettent de supposer les efforts qui l'avaient précédée. En effet, les premières infusions aryanes en Asie, en Égypte, au contact des races aborigènes, s'étaient trouvées dans ces conditions favorables au développement des arts, et ceux-ci avaient atteint rapidement une supériorité extraordinaire; mais l'élément sémitique dominant de plus en plus, ces arts s'étaient arrêtés dans leur marche, comme se fixent certains liquides par l'apport d'un agent chimique à une certaine dose.
Ceci peut passer pour une hypothèse; mais ce qui n'en est pas une, c'est le mouvement que les Grecs savent imprimer aux arts chez eux. Ils prennent les formes hiératiques de l'Asie Mineure; peu à peu nous voyons qu'ils les naturalisent: ils procèdent pour les arts comme pour la mythologie. Des grands mythes asiatiques, ils font des héros, des personnalités; l'homme, l'individu se substitue à la caste; l'esprit moderne, en un mot, se fait jour. La divinité ou ses émanations se personnifient, non plus par une sorte de superposition d'attributs, comme chez les Asiatiques, mais par des qualités ou des passions humaines. En même temps, la philosophie se dégage du cerveau humain, jusqu'alors enserré dans le dogmatisme. Car, observons bien ceci, l'art, mais l'art affranchi de l'hiératisme, l'art à la recherche de l'idéal, du principe vrai, marche toujours côte à côte de la philosophie. Lorsque celle-ci s'élance hardiment à la recherche des problèmes humains, l'art se développe avec énergie et ses produits sont merveilleux; lorsque la philosophie, haletante, ballottée au milieu de systèmes opposés, se jette, comme pour se fixer sur quelques points, dans la scolastique, l'art, à son tour, se formule, et arrive par une autre pente à cet hiératisme dont il avait si bien su s'affranchir. L'art grec, libre, progressif, le regard fixé sur un idéal sublime qu'il recherche sans repos, sous Périclès vit à côté de Platon.
L'art grec, parallèle à l'école d'Alexandrie, retombe dans une sorte de formulaire hébétant, sans issues. Avec le christianisme, nous le voyons abandonner entièrement la statuaire, comme s'il s'avouait qu'il en avait abusé et que ses recherches ne l'avaient conduit qu'au réalisme le plus vulgaire.
On peut donc constater l'influence de ces lois générales. Avec la théocratie, l'hiératisme dans l'art, et dans l'art de la statuaire surtout. Avec les développements des idées métaphysiques, l'étude de la philosophie, la recherche d'un idéal dans l'art en prenant pour base l'examen attentif de la nature, le progrès par conséquent, mais aussi les erreurs et les chutes.
Devra-t-on conclure des observations précédentes relatives au contact des races diverses que, pour obtenir un Phidias, il convient de mettre en rapports intellectuels quelques Aryans et un Sémite, sous une certaine latitude? que les arts se forment comme les compositions chimiques, d'après une formule et un peu de chaleur ou un courant électrique? Non; mais dans l'étude historique des arts, comme dans celle de la philosophie, des mouvements de l'esprit humain,--et les arts ne sont autre chose qu'une éclosion intellectuelle,--il est nécessaire de bien connaître et de constater les conditions favorables ou défavorables à cette éclosion, par conséquent de signaler les courants, leurs mélanges et les produits successifs de ces mélanges.
On s'est un peu trop habitué, peut-être, à traiter les questions d'art d'après ce qu'on appelle le sentiment; influence mobile comme la mode, fugitive, et qui a le grand inconvénient d'éloigner l'artiste de la recherche des causes, des origines, de l'idée philosophique sans laquelle l'art n'est qu'un métier ou l'emploi d'une recette.
Le sentiment, admettant qu'il faille compter avec lui, a besoin d'un point d'appui; où le trouvera-t-il, si ce n'est dans l'analyse, le raisonnement, l'observation et le savoir? Jugeons les choses d'art avec notre sentiment, si l'on veut, mais élevons notre sentiment, ou plutôt notre faculté de sentir, à la hauteur d'une science, si nous prétendons faire accepter nos jugements par le public impartial. D'ailleurs, n'en est-il pas un peu du sentiment comme de la foi, qui accepte, mais ne crée pas. À la raison humaine seule est réservée la faculté de créer; c'est la raison qui conduit à l'art par la recherche et le triage d'où ressort la définition et la conscience du beau et du bon; c'est la raison qui conduit à la philosophie par les mêmes procédés. On n'a jamais fait de philosophie passable avec ce que nous appelons le sentiment. Les Grecs, qui s'y connaissaient un peu, n'ont jamais cru que le sentiment seul pût guider, soit dans la pratique des arts, soit dans les jugements que l'on peut porter sur leurs productions. «Toutes choses étaient ensemble; l'intelligence les divisa et les arrangea», dit Anaxagore 61. Si la foi et le sentiment font des miracles, ce n'est pas de cette façon. La foi fait mouvoir les montagnes peut-être, mais elle ne sait ni ne s'enquiert de quoi les montagnes sont faites, ni pourquoi elles sont montagnes. Si elle le savait, elle se garderait de les déranger de leur place.
Qu'est-ce, dans les arts, que le sentiment des choses, sans la connaissance des choses?
Ce serait trop sortir de notre sujet que de nous étendre plus longtemps sur ces influences qui ont dirigé les arts de l'antiquité, soit dans la voie hiératique, soit dans la recherche du mieux. Il nous suffit d'indiquer quelques-uns de ces courants, avant de présenter le tableau de l'art de la statuaire pendant le moyen âge, tableau à peine entrevu, bien qu'il se développe chaque jour devant nos yeux.
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