L'âge des Communes, qui était sur le point de finir, laissait une trace profonde dans l'originalité italienne. Il n'avait point fondé la véritable liberté individuelle, mais, par l'exercice de la vie publique, par la lutte continue pour l'indépendance de l'association et l'autonomie de la cité, il avait trempé les caractères, éveillé les esprits, aiguillonné les passions. Ces artisans et ces bourgeois, obscurément classés dans leurs corporations, perdus dans la personnalité abstraite de leur ville, en même temps qu'ils renouvelaient le régime social de l'Italie, affranchissaient leurs âmes de la torpeur et des ennuis de la servitude et prenaient les qualités alertes qui conviennent à l'action. Les vicissitudes de leur entreprise ont assoupli leur volonté, et à l'audace des desseins, à la hardiesse de l'exécution, ils ont ajouté la prudence, la patience, la finesse diplomatique et la ruse. Voyez, à Santa-Maria-Novella, les personnages de Ghirlandajo. Ces graves figures, dont plusieurs sont des portraits, ont une fermeté dans l'expression, une assurance dans le regard qui révèlent l'inflexible volonté; mais les lèvres fines et serrées garderont bien un secret ou sauront mentir à propos. Une émeute ne leur déplairait point, mais ils la dirigeront par la parole; leur vraie place est au conseil; là, ils délibèrent sur les intérêts de la république avec le bon sens âpre qu'ils ont à leur comptoir, et si quelque audacieux menace d'inquiéter la liberté, ces marchands feront sonner les cloches et prendront leurs piques. A force de peser les chances de la fortune, ils ont pris, dans le maniement des affaires de l'État, la dextérité qui leur sert à bien vendre leurs laines ou leurs florins. A force de regarder en face et de près les grandes puissances du monde, ils en ont jugé les faiblesses, et ils se jouent d'elles. Toutes ces cités, Venise, Milan, Sienne, surtout Florence, produiront d'incomparables ambassadeurs. Le globe impérial ne les émeut pas plus que la tiare du Saint-Père. Leur passion et leur tendresse sont toutes pour leur ville. Ils l'ont rachetée, ils l'ont fortifiée de remparts et de tours, ils l'enrichissent, ils l'aiment éperdument. «Mon beau San Giovanni!» soupire Dante exilé, en songeant au baptistère de Florence. Pour parer cette mère et cette fiancée, est-il un luxe trop précieux? L'art de la première Renaissance est essentiellement communal. La Commune s'orne d'un château-fort pour la Seigneurie, d'un beffroi crénelé, d'un palais du podestat, d'une cathédrale, d'un campanile, d'un baptistère, d'un Campo-Santo, de loges et de portiques; les corporations d'artisans ont leurs tableaux de sainteté, leurs ex-voto ou leurs chapelles peintes à fresque dans les églises; les morts glorieux reposent en de magnifiques tombeaux sur les places publiques. Pise fait venir de Jérusalem de la terre sacrée, où ses grands citoyens dorment encore dans l'attente de la Cité céleste.
Dans l'unité sociale du régime républicain apparaît la diversité des constitutions particulières; dans la communauté de la langue vulgaire se dévoile encore la variété des dialectes provinciaux; pareillement, sous les traits généraux du génie italien, se montrent des différences originales que les conteurs, et, plus tard, la Comedia dell'arte, nous font voir, au moins par leur côté comique. De Bologne sortira le pédant, le docteur ridicule; de Venise, le vieux marchand vaniteux et trop galant, messer Pantalon; de Naples, le Zanni, le Scapin, le valet trop ingénieux, et Scaramouche, l'aventurier vantard; l'aimable Arlequin vient de Bergame, Cassandre de Sienne, Zanobio, le vieux bourgeois, de Piombino; Stenterello, l'éternelle dupe, de Rome. Ce sont des masques et non des caractères individuels, mais ils sont bien vivants, et l'Italie s'amuse encore aujourd'hui de ces personnages collectifs, où reparaît la physionomie morale des cités et des provinces d'autrefois.
Cependant, dès le temps des Communes, quelques grandes âmes, que l'esprit et la passion de leur ville ont plus profondément pénétrées, possèdent déjà une individualité si forte, qu'elles échappent à la prise vigoureuse des institutions et des mœurs publiques; au delà des murs de la Commune, elles aperçoivent la patrie italienne, «l'Italie esclave, hôtellerie de douleur». Dante, un Gibelin, Pétrarque, un Guelfe, promènent à travers l'Europe cette notion nouvelle, tout à fait supérieure à la portée politique de leur siècle, que Machiavel ranimera aux derniers jours de la liberté italienne. Et si l'ingrate Florence chasse son poëte, si l'Italie elle-même manque à Dante exilé, celui-ci emportera tout avec soi, comme le sage antique. «Le monde, dit-il, est notre patrie124.» Il refusera de rentrer dans Florence à d'humiliantes conditions. «Ne puis-je apercevoir de tous les points de la terre le soleil et les astres, et goûter partout les joies de la vérité125?» Le génie italien touche ainsi à l'achèvement de la personnalité humaine; la crise politique du XIVe siècle consommera l'affranchissement des âmes.
Les Communes ne devaient point survivre longtemps à leur triomphe. Elles portaient en elles-mêmes un germe de dissolution, et chacune d'elles, sur ses étroites frontières, rencontrait la Commune voisine, c'est-à-dire l'ennemi. Elles avaient abattu les nobles, proclamé l'égalité, et n'étaient point de sincères démocraties; Florence, en 1494, avec 90,000 habitants, ne comptait que 3,200 citoyens véritables126. Partout le peuple maigre est réduit à un droit politique inférieur à la bourgeoisie; les paysans, que l'on arme pour la défense du sol, sont exclus des offices publics et du droit de cité127. L'esprit de caste, l'ambition des familles, la rivalité des intérêts sont des causes permanentes de désordre; ajoutez la jalousie, les empiétements réciproques des pouvoirs et les incertitudes de la politique extérieure. La loi constitutionnelle de l'État est remise en question chaque fois que la sécurité de l'État est menacée. De Dante à Machiavel, les grands Italiens crient vainement: Pax! pax! et non erit pax! La paix, en effet, ne règne ni dans les conseils de la république, ni dans la rue, ni au dehors, c'est-à-dire à l'horizon du campanile communal. On s'est délivré du Saint-Empire et du Saint-Siége, mais on a perdu du même coup la haute police de l'Italie. Et, comme on ne redoute plus l'intervention de ces puissances, on n'a plus de raison de s'entendre, de se confédérer, de former l'unité morale de toute une province. Il ne reste en présence que des intérêts contradictoires et des villes dont la fortune ne peut s'accroître qu'aux dépens de leurs voisines. Un terrible combat pour la vie est commencé. Il faut que Florence réduise Pise afin de maintenir sa communication avec la mer, et qu'elle domine sur Sienne, afin d'assurer la route commerciale de Rome. Du côté du nord, elle s'inquiète des desseins de Milan, qui peut lui fermer les passages des Alpes. Arezzo et Pistoja même lui portent ombrage. Et toutes les cités de Lombardie, de Toscane, des Marches et de l'Émilie observent anxieusement la république patricienne de Venise, la mieux ordonnée de toute la péninsule; la haine de Venise sera, jusqu'à la Ligue de Cambrai, la seule passion capable de renouer un instant les alliances de l'âge précédent. Une Commune conquise n'entre point dans la communauté politique de ses vainqueurs. Jamais un citoyen de Pise ou de Pistoja ne verra s'ouvrir pour lui les magistratures de Florence. On retombait ainsi dans une forme imprévue de la féodalité, la suzeraineté des cités les plus fortes et les plus orgueilleuses. L'Italie se peuplait de mécontents et d'exilés qui ne rêvaient que nouveautés. Guichardin, discutant l'idée de Machiavel sur une grande république italienne, remarque que la république n'accorde la liberté «qu'à ses citoyens propres», tandis que la monarchie «est plus commune à tous128.» Pour la même raison, il affirme que Cosme de Médicis, aidant François Sforza à devenir tyran de Milan, «a sauvé la liberté de toute l'Italie que Venise aurait asservie129.» Le jour où cette notion pénètre dans une monarchie troublée, le pouvoir est bien près de glisser aux mains des plus audacieux. Au XIVe siècle, les tyrannies établies sur les ruines des Communes justifient une fois de plus les lois politiques d'Aristote.
La tyrannie a manifesté, dans le gouvernement de la société, la vie morale de l'Italie. Mais elle ne fut qu'une forme particulière de la Renaissance, et, dans l'édifice de cette civilisation, l'une des colonnes les plus hautes, mais non pas la clef de voûte. Elle-même, elle sortit d'un état social dont le régime des Communes avait posé les prémisses. La mesure avare d'égalité et de liberté que les plus forts avaient laissée aux plus faibles, les rancunes et les intrigues des grandes familles dépossédées, étaient des causes énergiques de discordes civiles au moment où le principe de l'association s'affaiblissait, où les cadres primitifs de la corporation démocratique s'ouvraient aux nobles, où ceux-ci se rapprochaient parfois du petit peuple pour altérer l'équilibre social, où des entreprises démagogiques, telles que celle des Ciompi, décourageaient les partisans du gouvernement libéral. De même que les Communes s'étaient trouvées, par leur affranchissement, isolées en présence les unes des autres, les citoyens, que le progrès des institutions émancipait chaque jour davantage, se voyaient jeter sur un champ de bataille où l'action s'engageait non plus entre des corps réguliers et profonds, mais de soldat à soldat. Il n'est point de condition plus propice à la vigueur des caractères, à la virilité des intelligences. Les qualités, les vertus, les passions, les vices même que les Italiens ont employés jusqu'alors pour le bien collectif de leur ville, ils les tourneront désormais vers leur utilité propre avec une énergie d'autant plus grande que leur effort est égoïste et solitaire. C'est peu de se défendre pour ne point périr; il faut qu'ils attaquent et qu'ils vainquent pour assurer la paix du lendemain et contenter leur orgueil. Dans la mêlée humaine, le mieux armé triomphera. La richesse, la fourberie et l'audace sont des armes excellentes, mais la plus sûre de toutes, c'est l'esprit. Étudier beaucoup de choses et n'être étranger à aucune connaissance, pénétrer aussi avant que possible dans l'observation de la nature humaine, et revenir sans cesse à la noble image que les anciens nous en ont léguée, telles sont les ressources que la vie de l'esprit prête à la vie active, qui préparent la bonne fortune et consolent dans la mauvaise130. L'homme universel, uomo universale, l'un des ouvrages les plus étonnants de la Renaissance, se fait pressentir bien avant Léo Battista Alberti, Léonard de Vinci, Pic de la Mirandole et Michel-Ange. Dante et Pétrarque touchent à la plupart des problèmes intellectuels de leur âge; mais ils entrent naturellement aussi dans les débats politiques du XIVe siècle et donnent leurs avis aux républiques, aux empereurs et aux papes. Le marchand florentin est à la fois un homme d'État et un lettré à qui les humanistes dédient des livres grecs131. Pandolfo Collenuccio traduit Plaute, commente Pline l'Ancien, forme un musée d'histoire naturelle, s'occupe de cosmographie, écrit sur l'histoire et pratique la diplomatie132. Personne alors ne s'enferme dans sa bibliothèque, sa cellule ou son comptoir. Les artistes, tels que Giotto, les sculpteurs de Pise, Ghiberti, Brunelleschi, sont maîtres en plusieurs arts. Et l'on voit bien, par les biographies de Vasari, qu'ils furent aussi des maîtres dans la vie réelle, par la patience, la sagesse, l'énergie et parfois la grandeur d'âme.
Ainsi le régime des tyrannies répond non-seulement à l'état politique, mais à l'état psychologique de l'Italie. La cité ou la province, que l'association ne sait plus gouverner, s'abandonne à la volonté du plus hardi, du plus rusé, du plus illustre de ses citoyens, souvent même d'un étranger. Le tyran demeure l'expression très-forte du génie de son pays et de son siècle; c'est pourquoi il n'arrête ni ne détourne la civilisation. Ce pouvoir, illégitime par ses origines, et qui commence généralement par un coup de main, sinon par un crime, n'est point un despotisme oriental. Le tyran, comme autrefois la Commune, doit compter avec l'indépendance individuelle de ses sujets. Son autorité, qui ne repose ni sur le droit, ni sur l'hérédité, est à la merci des circonstances: la révolte ouverte, la concurrence des familles rivales, l'intervention de ses voisins, la conspiration, le poison et le poignard lui rappellent sans cesse que son pouvoir est précaire et révocable; aussi ne s'y maintient-il qu'en s'accommodant au caractère des villes sur lesquelles il règne. Il tombera, s'il n'est soutenu par l'opinion publique. L'horrible Jean Marie Visconti, à Milan, peut bien quelque temps jeter des hommes en pâture à ses bêtes fauves et à ses chiens; il meurt assassiné dans une église. On n'imagine point Florence soumise à une tyrannie autre que celle des premiers Médicis. Pétrarque doit rendre d'une façon juste le sentiment de ses contemporains dans le traité qu'il écrit pour François de Carrare, tyran de Padoue133. «Vous n'êtes pas, dit-il, le maître de vos sujets, mais le père de la patrie; avec eux vous ne devez agir que par la bienfaisance, j'entends avec ceux qui soutiennent votre gouvernement, les autres sont des rebelles et des ennemis de l'État.» – «Les tyrannies, écrit Matteo Villani, portent en elles-mêmes la cause de leur dissolution et de leur chute134.» Mais ce sont les tyrans qui périssent, victimes de leurs excès: la tyrannie reste. Car seule, désormais, elle peut garantir l'intérêt suprême de chaque citoyen, l'indépendance nationale.
Le tyran, en effet, est, avant tout, un chef d'armée, un capitaine. Il importe assez peu qu'il soit un bâtard, un aventurier, un scélérat; le point capital est qu'il connaisse l'art de la guerre. Puisque les armées ne se recrutent que de mercenaires, il faut qu'il ait la main heureuse dans le choix de ses soldats, et qu'il mène par la terreur ces bandes terribles, la plaie de l'Italie, que Machiavel essaiera, mais trop tard, de guérir. Au XVe
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